Le
journal est un genre « délibératif ».
Souvent le diariste délibère sur lui-même : faut-il
tenir un
journal, oui ou non,
pourquoi, et comment ?
Souvent aussi il fait son propre examen de conscience, analyse les
avantages
et inconvénients, les ressources et dangers de sa pratique.
Voici une série de passages du journal de l'écrivain genevois Henri-Frédéric Amiel (1821-1881).
Amiel a tenu un journal immense (173 cahiers) de son adolescence à sa mort. Un choix a été publié deux ans après sa mort, en 1883, suivi d'un certain nombre d'autres. Mais l'édition intégrale du Journal a attendu un siècle (12 volumes aux Éditions de l'Age d'homme, publiés de 1976 à 1994). Les extraits ci-dessous ont été choisis à partir de la petite anthologie dressée par Roland Jaccard, Henri-Frédéric-Amiel, Du Journal intime , Éditions Complexe, 1987.
Pour
une introduction plus détaillée à Amiel,
à
sa biographie et à son oeuvre, voir le site
www.amiel.org.
La première série rassemble des passages plutôt « contre », la suivante plutôt « pour ».
A vous de vous faire une opinion - à partir de ces textes, ou de votre pratique.
13 mai 1847
Fausseté du journal intime. Il ne dit pas toute la vérité, il reflète plutôt les découragements, défaillances, dégoûts, faiblesses, que les moments de bonheur, de vie élevée, de contemplation. Il est confident de la souffrance et non du bonheur, témoin à charge et non à décharge.
14 septembre 1852
Je viens de feuilleter le cahier précédent de ce journal. L'ensemble m'a ennuyé. Ce parlage égotiste m'a paru efféminé, fastidieux, amollissant : il m'a pris trop de temps et de place. Puis il y a aussi trop de faits insignifiants. Cette vie virtuelle, ineffective, rentrée pour ainsi dire, m'a semblé dériver de la faiblesse, et prêter un oreiller à ma paresse d'action.
30 octobre 1852
Les impressions les plus délicates sont les plus fugitives ; si elles ne sont rendues sur l'instant, elles s'évaporent ou se matérialisent, deviennent banales, absolument comme les expressions de physionomie en passant du tableau du grand maître à la gravure ou à la mosaïque. Or ces sensations rapides et évanouissantes, éclairs de poésie et d'idéal, parfums subtils, traces des anges qui passent dans notre vie, sont justement ce qu'elle a de plus précieux. Mon journal intime est un cercueil où la momie de la journée se conserve, quelquefois embaumée, mais sèche, raide, grimaçante, morte enfin. - Il faut peut-être changer de méthode : au lieu de conserver les fleurs sèches, qui sont des cadavres inutiles, conserver le parfum qui est la vie.
8 avril 1854
Ces cahiers dans lesquels j'écris au mot le mot, sont pour quelque chose sans doute dans mon impuissance : ils m'habituent au décousu, me dispensent de porter un ensemble dans ma pensée et de combiner deux phrases ou deux pages dans un même développement.
12 mars 1862
Quand on ne converse plus guère qu'avec soi-même, la prolixité du monologue est imminente ; le journal intime devient un peu comme ces vieilles dames qui, vivant seules, finissent par causer à leurs meubles et à leurs chats, pour maintenir leur aptitude à la parole. Il y a certaines semaines où je donne dans ce piège d'oisif solitaire et de vieillard rabâcheur. Il me semble qu'aujourd'hui, ma plume a terriblement marmotté entre ses dents de choses inutiles et connues. Le soliloque a tourné en cercle comme l'écureuil prisonnier.
13 mars 1865
Je viens de relire en partie ce cahier, c'est-à-dire de revoir les deux derniers mois de ma vie. Il y a du bon, mais trop de rêvasseries et de redites. On sent une vie où le travail et l'action ne tiennent pas leur place légitime, une vie de femme plutôt que d'homme, employée à égrener des émotions, à parfiler des sentiments, à enfiler ou défiler le rosaire des espérances et des craintes du cœur et non à poursuivre un but défini. Vie à reculons, dépensée à regarder en arrière, à éplucher des souvenirs, plutôt qu'à marcher à une conquête, à réaliser une volonté... Cette curiosité psychologique est même malsaine à ce degré. Elle rappelle les solitaires de l'Athos, plongés dans la contemplation somnambulique de leur nombril.
22 septembre 1865
J'arrive à m'absorber (selon le mot brutal d'Ampère), à m'absorber dans mon crachat, à me plonger dans l'absurde contemplation de mon néant, à m'inclure magiquement dans le point imperceptible de ma subjectivité. - Ainsi, de tous les côtés, j'aboutis au suicide moral, à l'étouffement méthodique et opiniâtre de mes aspirations et de mes facultés, à une sorte d'onanisme enragé et maniaque comme on le voit, dit-on, parfois dans les prisons cellulaires.
16 juin 1866
Le journal intime n'est prolixe que sur les choses un peu impersonnelles, et n'est pas exact ni complet dans les sujets intimes, du moins un journal masculin. Des pages non destinées à la flamme en deviennent discrètes. Et d'ailleurs une sorte de gêne et de pudeur particulière empêche un homme de parler avec grâce ou même de parler de ses émotions les plus cachées. Nous agissons à l'inverse du romancier, qui développe, agrandit, met en relief les sentiments mystérieux de ses personnages ; nous voulons plutôt dépister la curiosité possible du prochain tout en conservant le fil de notre labyrinthe.
19 décembre 1867
Je viens de relire le n° 87. Il y a quelques pages intéressantes, mais pas trop. Si les carnassiers sont déjà un gibier médiocre, parce qu'ils vivent d'autres êtres vivants, l'animal qui vivrait de lui-même serait sans doute le plus mauvais à manger. Un chat qui court après sa queue est, d'autre part, une bête assez ridicule. Eh bien ! un journal intime ne nous montre-t-il pas un individu livré à ces deux occupations stériles, se courir après ou se déguster soi-même.
26 juillet 1876
Qu'est-ce
qui constitue l'histoire d'une âme ? C'est la
stratification
de ses progrès, le relevé de ses acquisitions et la
marche
de sa destinée. Pour que ton histoire instruise quelqu'un et
t'intéresse
toi-même, il faudra qu'elle soit dégagée de ses
matériaux,
simplifiée, distillée. Ces quatorze mille pages ne sont
que
le monceau des feuilles et des écorces de l'arbre dont il
s'agirait
d'extraire l'essence. Une forêt de cinchonas ne vaut qu'une
barrique
de quinine. Toute une roseraie de Smyrne se condense dans un flacon de
parfum.
Ce parlage de vingt-neuf années se résume
peut-être en rien du tout, chacun ne s'intéressant
guère qu'à son
roman et à sa vie personnelle. - Tu n'auras peut-être
jamais
le loisir de te relire toi-même. Ainsi... ainsi quoi ? Tu auras
vécu,
et la vie consiste à répéter le type humain et la
ritournelle
humaine comme l'ont fait, le font et le referont, aux siècles
des
siècles, des légions de tes semblables. Prendre
conscience
de cette ritournelle et de ce type, c'est quelque chose, et nous ne
pouvons
guère faire rien de plus. La réalisation du type est
mieux
réussie et la ritournelle plus joyeuse si les circonstances sont
propices
et clémentes, mais que les marionnettes aient fait comme ceci ou
comme
cela...
Trois p'tits tours, elles s'en vont !
Tout cela tombe au même gouffre, et revient à très
peu
de chose près au même.
4 juillet 1877
Le journal intime m'a nui artistiquement et scientifiquement. Il n'est qu'une paresse occupée et un fantôme d'activité intellectuelle. Sans être lui-même une œuvre, il empêche les autres œuvres, dont il a l'apparence de tenir lieu.
9 avril 1845
Il est incroyable combien ce simple retour sur moi-même fait hier, m'a fait de bien. Il se fit clair en moi ; réconciliation. Le calme revint, et le courage aussi. Un journal est la pharmacie de l'âme, il contient à la fois les calmants, les toniques et les excitants.
12 décembre 1850
Ce
carnet doit avoir un triple but :
moral, examen de conscience, amendement et critique ;
biographique, notation de ce que j'ai fait jour par jour, ce qui
pourra
intéresser une fois ;
psychologique, que ce soit moi ou un autre est indifférent
;
c'est un homme, dont je veux consigner la météorologie
intérieure,
c'est une série de faits certains, bons à consulter.
Ainsi il aura double utilité : impersonnelle et
personnelle.
30 décembre 1851
Avec quel vif plaisir je reviens à mon journal, après une journée de séparation ; c'est comme un ami que l'on revoit. Il me fait besoin et me repose. Je lui parle et il me répond. C'est un confident et un conseiller. C'est le livre des souvenirs, et l'heure où je lui rends visite est l'heure du recueillement. Combien je regrette de n'en avoir pas toujours eu, et que je plains ceux qui ne vivent pas avec eux-mêmes et ignorent cette retraite intérieure où l'on trouve tant de calme ou du moins de douceur !
21 décembre 1860
C'est ce Journal qui me permet de résister au monde hostile, à lui seul je puis conter ce qui m'afflige ou me pèse. Ce confident m'affranchit de beaucoup d'autres. Le danger, c'est qu'il évapore en paroles, aussi bien mes résolutions que mes peines ; il tend à me dispenser de vivre, à me remplacer la vie. Il est ma consolation, mon cordial, mon libérateur ; mais peut-être aussi mon narcotique.
14 septembre 1864
Laisserai-je subsister ici les pages de ce matin ? elles sont bien libres et d'un déshabillé peu modeste. Mais Montaigne en a dit bien d'autres, et il écrivait pour le public. Je ne puis pas me gêner pour moi-même, et comme en changeant de linge, il faut bien se voir nu un moment, de même lorsqu'on tient le journal de ses impressions de toute sorte, le papier ne peut être ni plus prude, ni plus pudique qu'un miroir. La pudeur est d'ailleurs un sentiment relatif, et relatif à nos semblables, spécialement à ceux de l'autre sexe. Quelle est la vierge qui rougit de dépouiller tous ses voiles devant son colibri ou sa chatte ? Je ne pose pas devant mon journal, mais mon journal comme une lame daguerrienne prend de lui-même les images de ce qui passe devant lui. Je ne prêche personne et ne me sermonne pas toujours moi-même. Je note seulement au passage mes sensations, surtout celles qu'on n'avoue pas, justement pour n'avoir pas besoin de les dire à quelqu'un. Je m'écoute moi-même au tribunal de la confession, me prenant pour une moyenne commodément observable, moyenne de bons et de mauvais instincts, d'aspirations généreuses et de faiblesses variées. Ai-je tort ou raison ? En vérité, je ne le sais plus. C'est l'habitude qui me pousse.
20 septembre 1864
Pour quelle raison continuer ce journal ? parce que je suis seul. C'est mon dialogue, ma société, mon compagnon, mon confident. C'est aussi ma consolation, ma mémoire, mon souffre-douleur, mon écho, le réservoir de mes expériences intimes, mon itinéraire psychologique, ma protection contre la rouille de la pensée, mon prétexte à vivre, presque la seule chose utile que je puisse laisser derrière moi (car que fera-t-on de mes cours que je n'amène jamais à maturité pour l'expression ?).
22 novembre 1864
En écrivant je me détache de moi-même, je dépose sur le papier et par conséquent j'extrais de mon sein la pensée, la douleur, l'impression qui l'agitait. Après avoir écrit, comme le pénitent après la confession et l'absoute, je me trouve guéri, soulagé, élastique. « Dichtung ist Befreiung » disait Gœthe. Le Journal intime est le musée des guérisons successives de l'âme. C'est là que se fait la mue quotidienne, condition de la santé. C'est là que se déposent les diverses passions extraites à leur heure, comme des écharges douloureuses, ou opérées comme des produits maladifs de la vie, dangereux pour la santé.
17 août 1865
J'oscille perpétuellement entre mon instinct et mes principes, l'un me disant : Vis caché, l'autre me criant : Vis pour autrui. Mon journal est mon procédé pour me sentir exister ; il est le compagnon de ma solitude, mon consolateur et un pis-aller. Je l'excuse, sans le préconiser. C'est un moindre mal sinon un bien.
26 février 1866
Je ne veux donc pas regretter l'abandon de mes confidences à ce papier muet. C'est ma défensive spirituelle. Ces épanchements sans charité me permettent d'être charitable dans la vie réelle. Ces feuillets sont mon exutoire, mon maillot Priessnitz, où se déposent toutes les âcretés engendrées par la vie. Leur aigreur fait mon assainissement. Leurs capricieuses variations rétablissent l'égalité intérieure, car elles me rendent l'accord avec moi-même.
26 juillet 1876
Relu le cahier 141, avant de coudre son successeur. Le journal est un oreiller de paresse ; il dispense de faire le tour des sujets, il s'arrange de toutes les redites, il accompagne tous les méandres et tous les caprices de la vie intérieure et ne se propose aucun but. Ce journal-ci représente la matière de quarante-six volumes à trois cents pages. Quel prodigieux gaspillage de temps, de pensée et de force ! Il ne sera utile à personne, et même pour moi il m'aura plutôt servi à esquiver la vie qu'à la pratiquer. Le journal tient lieu de confident, c'est-à-dire d'ami et d'épouse ; il tient lieu de production, il tient lieu de patrie et de public. C'est un trompe-douleur, un dérivatif, une échappatoire. Mais ce factotum, qui remplace tout, ne représente bien quoi que ce soit. Il me rappelle ce meuble dont parle Töpffer, à la fois parapluie, canne, siège, et qui était insuffisant dans tous les emplois. Le journal est un pis-aller, d'accord. Mais en voyage on simplifie son attirail, et ma vie provisoire ne sort pas de l'état de voyage...
23 mars 1877
Aurai-je jamais le temps de relire ces quinze mille pages et d'en tirer quelque utilité scientifique ? Douteux. Elles m'auront du moins servi à vivre, comme toutes les autres habitudes hygiéniques, la friction, le lavage, le dormir, l'alimentation, la promenade, etc. La principale utilité du Journal intime est de rétablir l'intégrité de l'esprit et l'équilibre de conscience, c'est-à-dire la santé intérieure. Si, en outre, il est instructif ou récréatif, c'est bien, mais surérogatoire. S'il aiguise l'esprit d'analyse, s'il entretient l'art de s'exprimer, tant mieux, mais il pourrait se passer de ces avantages. S'il sert de mémorandum biographique, ceci encore est accessoire.