Anatole France
" Les confidences des
gens ordinaires sont bonnes à entendre... "
Voici le
début et la fin d'un article publié par Anatole France
dans Le
Temps, au
moment de la publication du Journal des frères
Goncourt (1887), article repris dans le tome I de La
Vie littéraire.
A propos du Journal des Goncourt
On reproche aux
gens de parler d'eux-mêmes. C'est pourtant le
sujet qu'ils traitent le mieux. Ils s'y intéressent et ils nous
font souvent partager cet intérêt. Il y a, je le sais, de
fâcheuses confidences. Mais les lourdauds qui nous importunent en
faisant leur histoire nous assomment tout à fait quand ils font
celle des autres. Rarement un écrivain est si bien
inspiré que lorsqu'il se raconte. Le pigeon du poète a
raison de dire :
"Mon
voyage dépeint
Vous sera d'un plaisir extrême
Je dirai : "j'étais là, telle chose m'advint :
Vous y croirez être vous-même".
Il est vrai qu'il dit
cela à un ami, tandis que les faiseurs de
mémoires écrivent pour des inconnus ; mais les hommes
s'aiment entre eux, quand ils ne connaissent pas. Tout lecteur est
volontiers un ami. Il n'est point de journal, de mémoires, de
confessions, de confidences ni de roman autobiographique qui n'ait
valu à son auteur des sympathies posthumes.
[...]
Oui, nous aimons
toutes les confessions et tous les mémoires. Non, les
écrivains ne nous ennuient pas en nous parlant de leurs amours
et de leurs haines, de leurs joies et de leurs douleurs. Il y a
plusieurs raisons à cela. J'en découvre deux. La
première est qu'un journal, qu'un mémorial, qu'un livre
de souvenirs enfin échappe à toutes les modes, à
toutes les conventions qui s'imposent aux oeuvres de l'esprit.
Un poème,
un roman, tout beau qu'il est, devient caduc quand vieillit la forme
littéraire dans laquelle il fut conçu. Les oeuvres d'art
ne peuvent plaire longtemps ; car la nouveauté est pour beaucoup
dans l'agrément qu'elles donnent. Or, des mémoires ne
sont point des oeuvres d'art. Une autobiographie ne doit rien à
la mode. On n'y cherche que la vérité humaine. Cette
remarque deviendra plus clair si je l'étends aux chroniques.
Grégoire de Tours a peint son âme et son monde dans un
écrit informe et précieux. Cet écrit vit encore et
nous touche. Les vers de son contemporain Fortunat n'existent plus pour
nous. Ils ont péri avec la barbarie latine dont ils faisaient
l'ornement.
Il faut
considérer , en second lieu, qu'il y a en chacun de nous un
besoin de vérité qui nous fait rejeter à certains
moments les plus belles fictions. Cet instinct est profond. Il
naît avec nous. Ma petite fille, quand je lui conte Peau
d'Ane, ne
manque pas de me demander s'il est vrai que la bague de la princesse
était dans le gâteau, et si tout cela est arrivé,
et s'il existe encore des fées.
Voilà, je
crois, les deux raisons pour lesquelles nous aimons tant les lettres et
les petits cahiers des grands hommes, et même ceux des petits
hommes, lorsqu'ils ont aimé, cru, espéré quelque
chose et qu'ils ont laissé un peu de leur âme au bout de
leur plume. Aussi bien, si l'on y songe, c'est déjà une
merveille que l'esprit d'un homme médiocre.
Il y a beaucoup
à admirer chez une personne ordinaire. Sans compter que ce que
nous y admirons se retrouve chez nous, et cela nous est doux. Je
découragerais volontiers certains de mes amis d'écrire un
drame ou une épopée ; je ne découragerais personne
de dicter ses mémoires, personne, pas même ma
cuisinière bretonne, qui ne sait lire que les lettres
moulées de son livre de messe et qui croit fermement que la
maison est hantée par l'âme d'un sabotier qui revient la
nuit demander des prières. Ce serait un livre intéressant
que celui dans lequel une de ces pauvres âmes obscures
s'expliquerait et expliquerait le monde avec une
imbécillité dont la profondeur va jusqu'à la
poésie.
Ce livre nous
toucherait. Nous serions obligés, malgré la superbe de
notre esprit, de reconnaître la parenté qui lie cette
humble intelligence à la nôtre et de saluer en elle une
aïeule. Car nous avons tous eu une grand-mère qui croyait
à l'âme du sabotier. Notre science, notre philosophie
sortent des contes de bonnes femmes. Mais qu'est-ce qui sortira de
notre philosophie ?
M.
Lorédan Larchey, savant homme dont l'esprit est plein de
curiosités ironiques, a publié jadis une petite
collection de mémoires composés par des obscurs et des
simples ; je me rappelle confusément le journal d'un sergent et
celui d'une vieille dame et il me reste l'idée que c'est
très curieux. Nous ne lirons jamais trop de mémoires et
de journaux intimes, parce que nous n'étudierons jamais trop les
hommes. Je ne suis pas du tout de l'avis de ceux qui trouvent
qu'on a trop fait et trop publié en ce temps-ci d'ouvrages de ce
genre, intimes et personnels.
Je ne crois pas
qu'il faille être extraordinaire pour avoir le droit de dire ce
qu'on est. Je crois au contraire que les confidences des gens
ordinaires sont bonnes à entendre.
Quant à
celles des hommes de talent, elles ont une grâce spéciale
; c'est pourquoi je suis ravi, pour ma part, de la publication
anticipée du Journal
des Goncourt.