Le journal comme
« antifiction »
Intervention au colloque "Diaris i Dietaris" (10-12
novembre 2005)
organisé par le Département de Philologie Catalane de
l'Université d'Alicante
Je viens de
vérifier sur
Google : le mot « antifiction » est libre,
du moins pour la
théorie littéraire. Il y a un groupe hip-hop qui occupe
le terrain, c’est tout.
Donc pas de concurrence. Aujourd’hui, dès qu’on invente un mot,
il faut prendre
un brevet. Serge Doubrovsky croyait avoir créé en 1977 le
mot
« autofiction », mais en 1998 son petit cousin
Marc Weismann soutint
que le concept avait été inventé dès 1965
par Jerzy Kosinski, ce que Philippe
Vilain s’employa à prouver faux cette année même
dans Défense de Narcisse. Si
je raconte cette histoire drôle, c’est que j’ai
créé « antifiction »
par agacement devant « autofiction », le mot et
la chose. J’aime
l’autobiographie, j’aime la fiction, j’aime moins leur mélange.
Je ne crois pas
qu’on puisse vraiment lire assis entre deux chaises. La plupart des
« autofictions » sont lues comme des
autobiographies : le
lecteur ne saurait faire autrement. Ce sont des autobiographies qui
prennent
des chemins tordus vers la vérité. Pourquoi pas. Mais on
n’a guère moyen de
savoir en quoi consiste la torsion. Donc je préfère,
c’est un choix personnel,
les textes qui affrontent en face l’impossible vérité,
éventuellement par des
voies obliques, comme Perec et d’autres, mais loyalement et sans
inventer. Et
j’en arrive à mon thème d’aujourd’hui. Cette tendance
à l’invention, lucidement
assumée par les autofictionneurs, est souvent
soupçonnée d’être, mais cette
fois en toute naïveté, le péché mignon des
autobiographes eux-mêmes. C’est la
pente savonneuse de la mémoire, traditionnellement
regardée comme un vice.
Remercions Paul Ricœur d’en avoir fait
une vertu sous le beau nom d’« identité
narrative ». Nous ne sommes
pas des hommes-mensonges, nous sommes des hommes-récits, qui
recomposons sans
cesse le passé pour l’intégrer à notre projet dans
le monde actuel. Mais cette
reconstruction, même guidée par un souci éthique de
vérité, flirte avec
l’invention. Il m’a semblé, j’en reviens à mon
néologisme, que sur ce point,
l’autobiographie et le journal étaient orientés de
manière opposée.
L’autobiographie vit sous le charme de la fiction, le journal est
aimanté par la
vérité.
Qu’on me comprenne :
je ne veux pas dire que les autobiographies seraient fausses et les
journaux
vrais, mais je parle de la dynamique de ces deux postures
d’écriture, postures
qui sont co-présentes, avec des proportions variables, dans tous
les textes
personnels. Dans une étude consacrée à la
manière dont un journal peut
« finir », j’ai essayé de montrer que le
problème de
l’autobiographie, c’est plutôt le commencement, le gouffre de
l’origine, et
celui du journal, surtout la fin, le gouffre de la mort. Tout
autobiographe
peut finir son texte, en menant le récit jusqu’au moment de son
écriture, son vrai
problème est en amont, de construire quelque chose de solide en
arrière. Mais
le passé n’offre qu’une résistance limitée aux
pouvoirs de l’imagination.
« A beau mentir qui vient de loin », dit le
proverbe. Il n’en est pas
de même de l’avenir. Un diariste n’est jamais maître de la
suite de son texte.
Il écrit sans pouvoir connaître la suite, et encore moins
la fin, de l’intrigue.
Le passé est bonne pâte, il est relativement facile
d’éviter qu’il vous
contredise (quoiqu’il y ait parfois de terribles retours de
vérité !).
L’avenir est impitoyable et imprévisible. Avec lui, on n’a pas
les coudées
franches. Et le présent surtout, objet de l’écriture
diariste, oppose un
démenti immédiat à tout ce qui serait de l’ordre
de l’invention.
J’ai
retrouvé mes idées sur l’incompatibilité du
présent et de la fiction dans le
dernier cours de Barthes, La Préparation
du Roman (2003) :
Peut-on
faire
du Récit (du Roman) avec du Présent ? Comment
concilier – dialectiser – la
distance impliquée par l’énonciation
d’écriture et la proximité,
l’emportement du présent vécu à même
l’aventure. (Le présent, c’est ce qui
colle, comme si on avait le nez sur le miroir.)
Barthes
s’en tire, puisqu’il veut de la littérature à tout prix,
par l’idée qu’il
existe tout de même un « art du
présent », art de la
« notation », qui serait le
« haïku ». Cela me semble… à
moitié juste. Le haïku est un art de l’instant plutôt
que du présent.
L’instant, c’est un fragment de temps arraché à la
continuité, au flux
incessant qui va du passé vers l’avenir (ou l’inverse !).
Le présent,
c’est ce qui coule, qui est daté et qu’on vit seul. Le
haïku est rarement daté,
souvent impersonnel. Pour Barthes, le haïku est la bonne image du
présent, et
le journal la mauvaise. Avec sa date, ses détails, sa
première personne, sa
contingence, sa solitude, c’est ce qu’il a essayé et
disqualifié
(« Délibération »).
La reconstruction
imaginaire
du présent ne saurait être vue et vécue que comme
mensonge, ou comme folie, et
elle aura du mal à tenir le coup dans la durée. Comment
ajuster chaque jour ses
inventions d’hier aux réalités d’aujourd’hui ? C’est
un travail à temps
plein que de maintenir les deux lignes parallèles. Elles vont
rapidement
diverger à l’infini. La fiction naïve, ou l’autofiction
délibérée, sont faciles
dans le champ du récit autobiographique rétrospectif ou
synthétique. Le journal
la rend impossible, ou du moins très difficile : il est
« antifiction », comme on dit
« antidérapant », ou…
« antimite ». Me voilà revenu à mon
néologisme. Je ne cherche pas, en
bricolant ce mot, à définir un nouveau genre, à
tracer une case de plus dans le
paysage littéraire actuel, mais à désigner une
propriété constante de ce type
d’écriture.
Que le journal soit
« antifiction » ne veut pas dire qu’il soit
« antisubjectivité »,
évidemment. Cette distinction, que bien des gens peinent
à faire quand il
s’agit de récit autobiographique, va de soi dans le cas du
journal : rien
n’est plus subjectif, rien n’est moins fictif. Cela ne signifie pas non
plus qu’il
soit « anti-art » : c’est une erreur commune
aujourd’hui que de
confondre art et fiction. Catherine Rannoux a publié
récemment une intéressante
étude stylistique sous un titre bizarre, Les Fictions du
journal littéraire.
Elle y analyse le dialogisme et l’intertextualité dans
l’écriture de trois des
diaristes français les plus acharnés à la
poursuite de la vérité, Paul
Léautaud, Jean Malaquais et Renaud Camus. À ce compte,
existe-t-il dans le
langage autre chose que de la « fiction » ?
Tout langage est
partagé, tout récit est une construction. Ce qui
distingue la fiction de son
contraire, et donne au mot un sens, c’est la liberté d’inventer,
opposée au
projet (naïf, certes – mais la vie elle-même est naïve)
de dire la vérité.
Le succès du mot
« autofiction » vient du souci qu’ont eu certains
écrivains
contemporains de s’affirmer comme artistes (« Je suis
oiseau, voyez mes
ailes », comme dit la chauve-souris du bon La Fontaine),
comme si la
vérité n’avait pas, elle aussi, des ailes, comme si
tenter de dire vrai n’était
pas une contrainte forte qui pouvait vous mener au sommet de l’art.
Mais avec
le journal, il faut fatalement chercher l’art ailleurs que dans la
fiction, ce
qui amène à remettre en cause certains canons
académiques. Le journal est une
sorte d’« installation », qui joue sur la
fragmentation et la dérive,
dans une esthétique de la répétition et du vertige
très différente de celle du
récit classique. J’y reviendrai.
Mon néologisme est
donc
une sorte de plaidoyer. Derrière cette petite aventure
lexicographique, il y a toute
mon histoire. J’adore lire des fictions, mais je suis incapable d’en
écrire.
Adolescent, j’ai tenu un journal, qui m’a déçu :
j’écrivais mal, mais
fidèlement, les déceptions de ma vie. C’est pourquoi,
devenu adulte, j’ai tant
investi dans l’autobiographie, comme objet d’étude et comme
pratique
personnelle : arriver à construire, dans le champ de la
vérité, une œuvre
d’art ; ou bien arriver, par le travail de l’écriture,
à cerner la vérité.
Ou plutôt les deux à la fois. D’où ma
théorisation du « pacte
autobiographique », qui est évidemment un pacte
« antifiction ».
Mais une des différences entre l’autobiographie et le journal,
c’est que pour
l’autobiographe, l’antifiction est un engagement à prendre et
à tenir ;
pour le diariste, c’est une contrainte de base… à prendre ou
à laisser. Il
suffit de s’être engagé dans la pratique du journal, et
c’est lui qui décide pour
vous du reste. C’est comme les lois de la pesanteur : impossible
d’y
échapper. Si vous vous mettez à inventer, vous serez vite
éjecté. Pas besoin de
signer un pacte avec un lecteur. C’est une alliance mystique avec le
Temps.
J’ai évité jusqu’ici de définir le journal par
l’intimité ou le secret :
c’est une dimension importante, mais secondaire, facultative et
récente (fin
XVIIIe siècle). L’essentiel est le rapport au temps
et le soutien
qu’il apporte à la recherche de la vérité. Depuis
les années 1980, j’ai peu à
peu désinvesti par rapport à la construction
autobiographique. Ce que j’aimais
dans l’écriture poétique de Michel Leiris, c’était
qu’il avait renoncé au
récit, et cherché une sorte de « mouvement
perpétuel » de l’écriture
de soi, centré sur le présent. Mais il s’agissait d’un
présent diffus, non
daté. Même si je n’ai pas la prétention de
l’imiter, le modèle donné par Claude
Mauriac dans Le Temps immobile me
semble fascinant : dans son journal d’une lecture autobiographique
de son
journal, les reconstructions rétrospectives perdent toute
nocivité, toute
massivité, puisqu’elles laissent intact le journal
exploré et qu’elles se
succèdent avec fluidité au fil d’un journal
d’exploration… La véritable
« corne de taureau », c’est moins la mise en
danger apportée par le
regard d’autrui que le fait d’écrire face à demain, face
au vide, face à la
mort. Si le secret du journal a tant d’importance, malgré tout,
c’est à cause
du temps immense et vide qui, grâce à lui, s’étend
devant vous. Stendhal le
remarquait, on est alors délivré du souci de plaire ou de
convaincre. Impossible
d’imaginer la mentalité de ceux qui vous liront dans cent
ans : il ne reste
plus qu’à être vrai.
« Antifiction »,
ce petit mot, pas très joli je l’admets, me semble dire quelque
chose d’autre
que le classique « non-fiction » des
Anglo-saxons. Il est plus
combatif, moins mou. Il est aussi plus précis, il ne s’applique
pas à l’ensemble
des textes qui ne pratiquent pas la fiction (définition
négative), mais à une
catégorie particulière de textes qui la rejette
violemment (définition
positive). Au contact de la fiction, le journal s’étiole,
s’évanouit, ou fait
une crise d’urticaire. Les autobiographies, les biographies, les livres
d’histoire sont immunisés, ou contaminés, ils ont la
fiction dans le sang. Je
me rends bien compte que j’exagère, que je simplifie. Il y a des
transitions,
des nuances, c’est parfois moins simple. Des objections vont vous venir
à
l’esprit. Vous aurez raison. Mais « antifiction »
est comme une
loupe : ce qu’il grossit est réel. Je reviens à mon
début : cherchez
dans les « autofictions » actuelles celles qui
seraient le journal
réel et daté de leur auteur. Il n’y en a aucune.
En revanche, prenez Le Mausolée des
amants, le journal d’Hervé Guibert, par ailleurs grand
autofictionneur,
depuis Mes parents jusqu’au Protocole
compassionnel : son
journal, laboratoire de ses autofictions, se développe, lui,
dans une ligne de
vérité.
Je
vous ai présenté là un simple argument. Reste
à l’étayer de preuves, puis à
retourner le problème, car le malaise existe dans les deux sens.
Si le journal
répugne à la fiction, la
fiction n’est-elle
pas, elle aussi, bien gênée dès qu’elle tente d’imiter le journal ?
Les
preuves semblent difficiles à trouver : puisque ma
thèse est négative, ce
serait plutôt à vous de la démentir par des
exemples. Un de mes amis,
spécialiste du journal, Michel Braud, s’est lancé sur
cette piste, et il est
revenu bredouille : il y a de rares autofictions qui
intègrent la forme
journal, mais il a dû reconnaître qu’elles n’étaient
pas elles-mêmes des
journaux. Même quand elles utilisent un journal réel de
l’auteur, c’est à
partir d’une position ultérieure : le journal
utilisé n’est pas une
fiction, et la fiction n’est pas produite dans les conditions du
journal. Les Cahiers d’André Walter, de Gide,
attribuent à un double fictif, d’ailleurs mort, un texte
arrangé du vrai
journal de l’auteur, bien vivant, dont ces Cahiers
ne sont pas le journal. C’est une autofiction comme une autre, non un journal-fiction. Celui-ci consisterait à
tenir, dans un quotidien réel, le journal d’une vie qu’on
s’inventerait. Je
l’ai dit, on ne peut en trouver d’exemple que du côté de
la folie ou du
mensonge. Côté folie, on pense tout de suite au beau roman
de Patricia
Highsmith, Le Journal d’Edith (1977).
Ce roman n’est pas en forme de journal : la narration suit,
à la troisième
personne, en focalisation interne, la vie de l’héroïne, une
jeune femme qui
affronte une série de malheurs, un fils bon à rien, un
mari qui la trompe puis
l’abandonne pour refaire sa vie, en lui laissant le soin d’un vieil
oncle
infirme… On la voit peu à peu dériver, et se mettre
à « refaire sa
vie », elle aussi, mais dans son journal – un journal dont
on ne nous cite
de loin en loin que des bribes, et qui court sur deux registres :
compte
rendu réaliste pour certains fils de vie, fantasme pour
d’autres, en
particulier la « success story » de son fils,
simple jeu d’abord,
auquel elle se prend et qui se développe indépendamment
de la réalité et
bientôt à ses antipodes, jusqu’à la catastrophe
finale. Bien sûr, cette étude
psychopathologique est l’invention d’une romancière, non un
document réel. Mais
il m’est arrivé de croiser un cas équivalent : trois
agendas des années
1989-1990, achetés dans une brocante et déposés
à l’Association pour
l’Autobiographie. La diariste, une femme d’une cinquantaine
d’années, tantôt avait
deux fils, et établissait devant notaire le partage de ses
milliards, tantôt vivait
seule et cherchait à faire des heures de femme de ménage.
Laissons ces pathologies
lourdes pour suivre des jeux plus légers. J’ai employé le
mot
« mensonge » : il suppose que le journal
soit communiqué, comme
c’est le cas grâce à Internet. Celui-ci permet aujourd’hui
qu’un journal
personnel soit livré à un public au rythme même
auquel il s’écrit, et non
rétrospectivement, le lecteur étant dans la même
ignorance de l’avenir que le
diariste. Et il permet aussi de le faire à l’abri d’un
pseudonyme, ce qui peut
être un encouragement à inventer. Mais comment le
saurait-on ? On le saura
si le diariste avoue. Cela s’est passé sur l’Internet
français en 2000. Une
jeune fille de dix-neuf ans, supposée s’appeler Frannie, a
commencé en avril un
abondant journal qu’elle a tenu jusqu’en octobre, puis elle a
craqué, avouant
qu’elle avait menti sur certains points et qu’elle n’en pouvait plus,
empêtrée
dans des mensonges qui paralysaient le journal véridique qu’au
fond elle
voulait tenir. Sa lettre d’aveu est passionnante. Elle explique que le
journal
fictif qu’elle voulait tenir au début lui est vite apparu comme
« pseudo-fictif », impossible à tenir dans
la durée, et contraire à
son désir profond. Je la citerai un peu longuement, pour faire
une pause,
rafraîchissante je l’espère, dans ma démonstration.
Certaines
choses qui figurent dans mon journal ne sont pas vraies. Pourquoi les
avoir
écrites ? Je n’ai jamais eu l’intention de mentir à
mes lecteurs, de les
tromper, surtout pas ; tout vient d’une erreur au départ
que j’ai
infiniment regrettée par la suite. Au début, les quelques
premiers jours de mon
journal, je voulais écrire un journal fictif. Bien entendu,
l’héroïne était
très proche de moi – mon âge, ma ville, ma façon de
penser –, je n’avais
modifié que quelques détails biographiques. Mais je me
suis aperçue presque
immédiatement que je voulais en fait tenir un journal
authentique – j’en avais
envie, besoin, inventer ne servait à rien. À ce
moment-là, mais je ne m’en suis
rendu compte qu’après, j’aurais dû arrêter ce
journal pseudo-fictif, laisser
passer un peu de temps pour m’éclaircir les idées, et en
commencer un vrai, en
expliquant d’emblée aux lecteurs ce qui s’était
passé. Au lieu de cela, comme à
l’époque j’avais très peur que certains de mes proches ne
tombent sur mon
journal et ne comprennent qu’il s’agissait de moi, j’ai
décidé de continuer ce
journal, en le faisant mien mais en conservant les modifications
d’origine pour
préserver mon anonymat.
Seule
ma
biographie diffère un peu ; toutes les pensées que
j’ai écrites, tout ce
qui a trait à ma personnalité, est authentique. J’ai bien
19 ans, mais je suis
née en septembre 1981, et non en juin comme je l’ai
écrit. Je vis à Paris, mais
pas dans une chambre de bonne, j’habite dans un studio. Mes parents
n’habitent
pas Paris, mais une grande ville de province ; je suis partie de
chez eux
l’an dernier, pour les besoins de mes études (je suis bien en
lettres modernes
à la Sorbonne). Ce qui explique que j’aie si peu parlé
d’eux. Je n’ai pas de
sœur : j’ai inventé Gladys parce que j’ai toujours voulu
avoir une sœur,
mais je ne l’ai pas créée trop conforme à mes vœux
pour ne pas avoir trop de
regrets qu’elle n’existe pas… En revanche, j’ai bien un frère,
qui a 16 ans.
Ulysse
existe,
et notre rencontre s’est presque déroulée telle que je
l’ai racontée, mais il y
a des mois de cela ; je suis avec lui depuis le mois de janvier.
Si je
n’ai pas parlé de lui au début, c’est parce qu’il lit
régulièrement mon journal
et que cela l’aurait gêné que je parle de lui (je pense
qu’à l’avenir je ne
parlerai pas énormément de lui, de ce fait) […].
J’ai
décidé
d‘écrire la vérité aujourd’hui pour deux raisons
majeures. D’une part, je
déteste l’idée de mentir, même sans le vouloir
vraiment, à mes lecteurs, ceux
que je connais comme ceux qui ne m’ont jamais écrit ; je me
sens coupable
de le faire, cela me fait réellement de la peine. D’autre part
j’en ai assez
d’avoir un journal dans lequel je ne peux pas tout dire. Il y a des
mois que
cela me pèse : c’est pour cela, par exemple, que j’ai fait
intervenir
Ulysse : je voulais rétablir peu à peu ma
véritable situation. Mais je me
suis aperçue que cela ne suffisait pas, que les anciens
mensonges me gêneraient
toujours…
Les lecteurs de Frannie,
consultés, lui ont pardonné, si bien qu’elle a
commencé un nouveau journal,
plus précis, moins abondant – dont je ne sais ce qu’il est
devenu depuis, ni
elle, et je le regrette : Internet est un média
éphémère, tout y disparaît
sans laisser de trace. L’aventure de Frannie est réelle, et
s’est terminée par
un retour au désir de vérité. Il n’y a que dans
l’imaginaire que de telles
aventures peuvent durer. Régine Robin, dans Cybermigrances
(« La confusion des agendas », 2004), fantasme la
tenue parallèle de
cinq journaux, sous son nom et celui de quatre
hétéronymes, entre lesquels elle
éparpillerait et recroiserait toutes les dimensions possibles ou
inventées de
sa vie réelle. L’imaginer la dispense de le faire : son
récit, suggestif
et léger, témoigne de la maîtrise qu’elle a d’une
identité qui, dans l’histoire
imaginée, finirait par se brouiller et se perdre.
Les
journaux réels se tiennent donc à l’écart de toute
invention. En sens inverse,
la fiction littéraire a beaucoup de mal à les imiter.
J’en donnerai deux
exemples.
Le genre si
développé du
« roman-journal » ne peut faire illusion :
c’est une création
hybride qui cherche à concilier deux esthétiques
contraires. Le roman-journal
repose sur une série de ce que j’appellerai des
« effets de
journal », comme Barthes parle d’« effet de
réel », effets qui,
par leur intention même, désignent le texte comme fiction.
Aucun amateur de
journal ne peut s’y tromper – erreur qu’au demeurant ne vise nullement
la
fiction, pas plus qu’au théâtre un metteur en scène
ne cherche à vous leurrer en
figurant une forêt par un arbre. La fiction va intégrer
à dose homéopathique
les caractéristiques du journal les plus opposées
à la narration classique. Le
plus inassimilable est l’immensité (c’est d’ailleurs aussi un
obstacle à
l’édition des journaux réels, qui parfois
dépassent les possibilités de la
forme-livre). Mais aussi : la répétition ; le
manque de cohérence ou
de pertinence ; l’irrégularité ; l’implicite et
l’allusion. Et
surtout l’absence de finalité a priori du récit :
là est le point central.
Un journal réel est toujours écrit dans l’ignorance de
son terme. Un roman-journal
est toujours écrit pour mener à sa fin. L’univers des
journaux réels est
contingent. Celui du roman-journal est gouverné par cette
providence qui
s’appelle le romancier. Même s’il fait des « effets de
contingence »,
ces effets seront fléchés. Quand nous vivons et
écrivons notre journal, rien n’est
vraiment fléché. Notre vie est une suite de
scénarios possibles, dont
l’éventail varie chaque jour, et que nous ne connaissons
qu’à moitié. Personne
ne sait où il va – sinon à la mort. J’ai toujours
été frappé par le côté
inapproprié du terme employé en poétique du
récit pour désigner la narration du
journal, « intercalée », dit-on, pour
l’opposer à la narration
rétrospective. C’est l’effet qu’elle produit après coup,
à la relecture. Un
journal relu par son auteur à la lumière de ce qui lui
est arrivé depuis,
transforme sa vie en destin. Notre journal, si je puis dire,
« s’autobiographise » progressivement
derrière nous (sans se fictionnaliser,
puisque la retouche est interdite), mais il reste, devant nous, ouvert
sur le
vide. Quand j’écris mon journal, je ne suis pas
« intercalé » entre
deux choses équivalentes : il y a quelque chose
derrière moi, rien devant.
L’écriture du journal, je la dirais plutôt
« progressive » :
elle avance sur le front mouvant de la vie, digérant le proche
passé et
investissant de projets le proche avenir, c’est une sorte de moteur
à réaction,
ou de « surf »… J’insiste sur l’image dynamique
et prospective du journal,
toujours sur la crête aiguë du temps, investissant
l’inconnu, alors qu’on
représente souvent le diariste comme un placide boutiquier
tourné vers le passé
avec un regard de myope. Non, l’univers du journal, sous son aspect
routinier,
est tonique et tragique à la fois. Nous écrivons un texte
dont la logique
finale nous échappe, nous acceptons de collaborer avec un avenir
imprévisible
et incontrôlable. Cette absence de maîtrise propre aux
journaux réels contraste
avec la maîtrise imaginaire du romancier. Certes, Roquentin, dans
La Nausée, ne sait où il va, il tient le
journal d’un homme perdu qui cherche son chemin dans un univers
absurde :
mais Sartre romancier sait où il mène son personnage, et
nous savons qu’il le
sait, c’est rassurant. Tandis que Sartre diariste, dans les Carnets
de la drôle de guerre, tient un
discours éblouissant de maîtrise, mais il est
évident pour nous, et surtout pour
lui, qu’en réalité il ne sait pas du tout où il
va, et que personne ne le sait.
La grandeur du journal est dans cette humilité. Le diariste ne
fait pas
semblant de maîtriser le monde.
Je
reviens aux difficultés de la fiction à imiter le
journal, pour ajouter qu’il
s’agit là d’une convention comme une autre, analogue à
celle du roman
épistolaire ou du roman-mémoires, et que le roman-journal
a incontestablement
produit une série de chefs-d’œuvre. Il n’y aurait
« échec » que si ces
imitations prétendaient se substituer à la
réalité, ce qui n’est pas du tout le
cas. C’est le cas, en revanche, pour un autre genre, celui des
« journaux
imaginaires » (variétés des
« mémoires imaginaires ») de
personnes réelles. Là, il y a toujours échec
patent, à quoi s’ajoute une forme
d’indélicatesse. Celui qui prétend inventer le journal
qu’aurait pu écrire une personne
réelle (qui parfois en a écrit un, qui s’est perdu)
s’expose à étaler en public
son manque d’imagination et de talent, et une sorte de manque de
respect
humain. Imaginez qu’après votre mort, quelqu’un écrive
votre journal ! Il
ne pourrait que remoudre, dans des formes convenues ou
pastichées, une information
obtenue par d’autres sources. S’il s’égare au-delà, ce
qui serait, dans une
biographie, hypothèse, prendrait ici figure d’imposture. De
toutes façons, il
lui est, par définition, impossible de produire l’effet que
produisent les
journaux réels, et qui nous les fait aimer : la surprise.
Les gens
n’écrivent jamais les journaux qu’on croit. On tombe souvent des
nues, de
déception (par exemple quand on a publié le journal de la
Drôle de guerre de
Raymond Queneau en 1986) ou d’éblouissement (quand on a
publié en 1983 les
carnets que Sartre avait tenus à la même époque).
Les malins qui prétendent
savoir ce qu’un autre aurait écrit dans son for intérieur
s’exposent à
apparaître comme des naïfs. La sévérité
(excessive !) de ces formules
m’empêche de donner des exemples, on le comprendra, d’autant plus
qu’assez
souvent on se lance dans de telles aventures avec de bons sentiments
mal
inspirés, et le désir louable de prolonger la vie d’une
personne à laquelle on
s’identifie. Mieux vaudrait faire retour sur soi-même, et tenir
son propre
journal.
Me voilà
sévère pour les
imitateurs de ce genre, lui-même souvent sévèrement
jugé. Mais si on cherche
tant à l’imiter, ne serait-ce pas qu’il a, malgré tout,
quelques charmes ?
Des charmes auxquels on cède à contrecœur, en
ronchonnant. C’est en France un
exercice classique que de dénigrer le journal, au nom d’une
mystique académique
ou mallarméenne de la littérature. Dernier en date, le Dictionnaire
égoïste
de la littérature française (2005) de Charles
Dantzig aligne dans son
article « Journaux intimes » tous les reproches
qu’on leur a faits
depuis cent ans. Le principal est de n’être pas construits
à partir de leur
fin, comme toute œuvre d’art qui se respecte ! Le journal est sans
doute
la mauvaise conscience de la littérature, à laquelle il
oppose sans cesse
l’incomplétude qu’elle cherche à exorciser. Vous vous
rappelez sans doute le
diagnostic terrible que Maurice Blanchot a porté dans Le Livre à venir : « Il y a dans
le journal comme l’heureuse
compensation, l’une par l’autre, d’une double nullité. Celui qui
ne fait rien
de sa vie, écrit qu’il ne fait rien, et voilà tout de
même quelque chose de
fait. Celui qui se laisse détourner d’écrire par les
futilités de la journée,
se retourne sur ces riens pour les raconter, les dénoncer ou s’y
complaire, et
voilà une journée de remplie… Finalement, donc, on n’a ni
vécu, ni écrit,
double échec à partir duquel le journal retrouve sa
tension et sa
gravité ». Je me
permettrai, en
saluant le brillant de ces formules, de les dénoncer. Maurice
Blanchot intitule
son essai « Le journal intime et le
récit ». Quand il dit qu’on n’a
ni vécu, ni écrit, il prend
« écrire » dans un sens absolu, et semble
voir dans « le récit » une sorte
d’idéal, aveuglé par cette mystique
de la littérature que Sartre, justement, a
dénoncée dans Les Mots. Mais le journal
n’a pas de telles prétentions. Tard venu
dans le champ de la littérature, il en apparaît le cancre,
le mauvais élève, il
ne rend à la fin de l’épreuve que de laborieux
brouillons. À quoi l’on peut
répondre deux choses : si l’on joue le jeu proposé
par Blanchot et qu’on
se place dans le champ de la littérature, on peut voir au
contraire dans le
journal une force d’opposition et de renouvellement, qui conteste les
modèles
esthétiques classiques, en introduisant comme des ressorts
dynamiques la
fragmentation, la répétition et surtout
l’inachèvement, et qui joue sur un
nouveau type de rapports entre l’auteur et le lecteur, celui-ci
étant investi
d’un rôle plus actif. Mais c’est un autre jeu que je voudrais
jouer pour finir,
en partant du principe que le journal n’est que secondairement une
forme
littéraire : il est d’abord une pratique de vie, qui passe
par l’écriture
mais ne s’y résume pas. Le journal est un processus qui
connaît trois phases
différentes, emboîtées les unes dans les
autres : un noyau secret, très
difficile à observer (un peu comme certains états de la
matière, évanescents,
qu’on reconstitue par hypothèses et ricochets), c’est le
va-et-vient entre la
rumination de notre vie et l’écriture, qui laisse sur le papier
des traces où
l’explicite sert de support à un implicite foisonnant et de
moteur à l’action
quotidienne ; seconde phase, à partir de laquelle cette
masse en fusion
commence à se solidifier, se simplifier et s’altérer,
c’est la relecture par
l’auteur. Elle comporte différents degrés, depuis ce que
j’appellerai la
relecture de proximité, quand on jette un œil au journal de la
veille pour se
remettre dans le bain et attaquer celui d’aujourd’hui, à la
relecture
lointaine, qui autobiographise le journal et prépare la
troisième phase, la
lecture par autrui. Cette dernière phase est extrêmement
éloignée de la
première : lire le journal d’un autre est un exercice
spirituel qui
demande beaucoup de concentration et de temps, pour deviner,
entr’apercevoir,
le profil de ce qui a été vécu. Voilà donc,
dépliée dans le temps, cette pratique que
représente pour moi le
journal personnel, pratique qui se métamorphose progressivement,
pour la
personne elle-même d’abord, puis dans la transmission à
autrui. Ces
anamorphoses, comment les observer ? Je reviens à Maurice
Blanchot, pour
suggérer, irrespectueusement, qu’il ne sait pas bien de quoi il
parle. Sa
connaissance du journal est livresque, et ne semble même pas
vraiment de
première main. À l’exception d’un ou deux auteurs qu’il a
fréquentés lui-même
(en particulier Kafka), il tire tous ses exemples du livre de
Michèle Leleu, Les Journaux intimes (1952), le
premier
livre qui ait été publié en France sur le sujet.
Inspirée par la caractérologie
de Le Senne, Michèle Leleu classe les journaux par type :
les
sentimentaux, les nerveux, les passionnés, les actifs. Son livre
a eu le grand mérite
d’ouvrir ce champ à la réflexion et de rassembler un
premier corpus de journaux
publiés. Mais on en ressort un peu accablé comme
après une visite à l’hôpital.
– Peut-être avez-vous réagi au mot
« livresque » que j’ai employé, et
me trouvez-vous injuste. En effet, quelle connaissance autre que
« livresque » peut-on avoir du journal ? –
On peut d’abord avoir
une expérience personnelle de la chose, en général
intense et partiale, pour ou
contre. On peut ensuite, plus objectivement, plus largement, mener une
enquête,
par questionnaire, par entretien ou par appel au
témoignage : c’est la
méthode que j’ai suivie dans les débuts de mon travail
sur le journal en France
(« Cher cahier… » et Le
Journal personnel, 1990), et que j’ai
réutilisée quand j’ai voulu saisir ce que l’emploi de
l’ordinateur et l’écriture
sur Internet changeait dans cette pratique (« Cher
écran… », 2000). C’est la méthode qu’a
également suivie,
en Espagne, Manuel Alberca, et qui a abouti à son livre
fondateur, au titre
splendide, La escritura invisible (2000).
On peut surtout, après avoir interrogé le producteur,
essayer de connaître sa
production. Le livre ne donne qu’une image réduite, et
appauvrie, de la réalité
du journal. J’espère qu’il n’est pas trop choquant de dire cela
au seuil d’un
colloque qui va essentiellement porter sur des journaux publiés.
Une image appauvrie :
l’écriture manuscrite est la trace vivante de la
personnalité et de l’instant,
le cahier a une mise en page significative et contient souvent bien
d’autres
choses que l’écriture, c’est un monde de signes graphiques, de
documents, de
reliques. De tout cela, il ne reste rien dans le livre, qui souvent, de
plus,
ne donne qu’une partie du journal, en pratiquant, pour le rendre
assimilable,
des coupures ou des réécritures. Une image
réduite : voici des chiffres.
En France, environ 3 millions de personnes ont une pratique du journal
(8% de
la population active), selon les enquêtes du ministère de
la Culture. Certes,
ce chiffre ne veut pas dire grand-chose, les réponses, dont on
ne connaît pas
la fiabilité, couvrant sans doute des pratiques
hétéroclites et souvent épisodiques.
Mais, même s’il faut en rabattre, cela fait beaucoup de monde.
Combien
publie-t-on de journaux (du passé comme du présent)
aujourd’hui en
France : environ 80 par ans. Cette image, réduite, est-elle
fidèle à la
diversité des journaux réels ? Tout indique le
contraire. On publie des
journaux d’écrivains, de témoins de l’histoire, de gens
célèbres, et de rares
témoins de problèmes de société. Voici
encore des chiffres : 85% des
journaux publiés en France actuellement sont le fait d’hommes,
et 15% de femmes.
Or les enquêtes montrent que les deux tiers des diaristes sont
des femmes. Les
femmes écrivent, les hommes publient.
Mais, me direz-vous,
comment faire autrement ? C’est très simple. Pour le
passé, il faut aller
travailler en archive : beaucoup de journaux sont des Belles au
bois
dormant qui attendent leur prince charmant. En 1991-1992, j’ai
passé un an à
chercher des journaux de jeunes filles du XIXe siècle
français, et,
là où les livres les plus sérieux en identifiaient
trois ou quatre, j’en ai trouvé
115, et ce n’était qu’un début. Vous pouvez faire la
même chose pour les jeunes
filles espagnoles. Il est bien de faire des monographies, mais utile
aussi de
lire les journaux en série. Et pour
le présent, il faut créer de
nouvelles archives. Car à la curiosité du chercheur
répond parfois le désir de
communiquer un journal d’autrefois, qu’on veut sauver, ou même un
journal qu’on
tient maintenant. Certains diaristes détruisent leurs journaux,
la plupart les
gardent confidentiels ou secrets, mais d’autres veulent sortir de la
solitude,
connaître une forme, même modeste et privée, de
reconnaissance, et échapper
ainsi à la mort. En 1992, j’ai fondé en France
l’Association pour
l’Autobiographie et le Patrimoine autobiographique (APA), qui
recueille, lit, catalogue,
archive et met en valeur tous les textes autobiographiques
inédits qu’on lui
envoie. Nous avons déjà recueilli plus de 2000 textes,
dont un quart de
journaux, parfois immenses. Des centres analogues existent en Espagne,
à La
Rocca del Vallès, et, Anna Caballé en parlera sans doute,
à Barcelone. Grâce à
ce réseau d’amitiés, j’ai pu connaître un certain
nombre de journaux de
contemporains, qui m’ont impressionné par leur richesse et leur
variété. J’ai
alors voulu faire apparaître en public la face cachée du
journal intime, dans
un but scientifique, pour contribuer à l’étude
anthropologique de ce qu’on
appelle les « écritures ordinaires », et
dans un but idéologique,
pour inspirer du respect et de la sympathie pour les journaux.
C’était en somme
une expédition scientifique doublée d’une croisade. Je
les ai menées toutes
deux depuis 1996 en collaboration avec mon amie Catherine Bogaert. Il y
a eu
trois étapes. En 1997, dans le cadre de l’Association pour
l’Autobiographie, sous
le titre Un journal à soi, nous avons
organisé à la Bibliothèque municipale de Lyon une
exposition de journaux
intimes, en montrant sous vitrine environ 250 journaux réels,
pour grande
partie contemporains. Malheureusement, les expositions sont
éphémères : au
bout de trois mois, il a fallu disperser ces journaux qui avaient
appris à
vivre ensemble, détruire les vitrines, et il n’est resté
qu’un catalogue riche
en information, mais pauvre en illustrations. Seconde étape, en
2003, nous
avons publié aux éditions Textuel un livre-album, qui
transformait l’exposition
en un véritable essai, appuyé sur 150 fac-similés
en couleur de journaux.
Malheureusement, les livres-albums sont chers, ils ne peuvent toucher
qu’un
public limité, et nous avions la crainte que nos lecteurs,
fascinés par les images,
aient été moins curieux de lire notre texte, un essai qui
voulait renouveler le
discours sur le journal en l’arrachant à l’histoire
littéraire pour le décrire
dans le cadre plus large de l’histoire de la civilisation, et comme
pratique de
vie. D’où une troisième étape : en janvier
2006, notre essai va reparaître
dans une présentation moins luxueuse, moins onéreuse, les
illustrations étant
remplacées par une anthologie qui parcourra, en soixante
extraits, l’histoire
du journal en France de la Renaissance à l’année 2002.
Existe-t-il, en Espagne,
une anthologie du journal personnel ? En France, la chose n’a
été tentée
qu’une fois, en 1947, par Maurice Chapelan. La nôtre est
fondée sur des
principes différents : pas d’extraits extensifs, mais des
fragments très
brefs, pour lesquels nous avons eu un coup de cœur, et qui peuvent se
lire
comme des petites nouvelles ou des poèmes – juste assez pour
donner le goût du journal,
et que l’on ait envie de se lancer dans une vraie lecture, qui ne peut
être
qu’immense…
Me
voici apparemment loin de mon titre et de mon point de
départ : le journal
comme « antifiction ». J’espère avoir
néanmoins rempli mon contrat.
J’ai commencé par une analyse théorique, dont j’ai
ensuite tiré quelques règles
d’action. C’est un honneur et une joie pour moi que de parler au
début d’un
colloque entièrement consacré au journal : de telles
occasions sont rares.
La plupart des colloques, dans le champ des
« écritures de soi »,
sont consacrés à l’autobiographie, beaucoup de chercheurs
étant embarrassés
pour parler d’un genre à leurs yeux secondaire et informe. Vous
allez redresser
la tendance. Quant à moi, j’ai peut-être eu tort de
prendre un brevet pour le
mot « antifiction ». D’abord parce qu’il a sans
doute été déjà
inventé plusieurs fois. Ensuite parce qu’on m’a fait remarquer
qu’il était si
proche, phonétiquement et graphiquement,
d’« autofiction » que
j’aurais du mal à articuler leur différence, et qu’on
allait tout confondre.
Oublions le mot, examinons les idées, et pardonnez-moi d’avoir
parfois forcé un
peu le trait pour les faire passer. Nous avons maintenant deux jours
pour
établir des nuances ou partir sur d’autres pistes. Je souhaite
plein succès à
nos travaux et vous remercie de votre attention.
Barthes, Roland, La Préparation du roman I et II, Paris, Seuil / IMEC, 2003, 476 p.
Barthes, Roland,
« Délibération », Tel
Quel,
n° 82, p. 8-18 (Repris dans Le Bruissement de la langue,
Paris Seuil,
1984, p. 399-412).
Blanchot, Maurice, « Le journal intime et le récit », in Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 224-230.
Braud, Michel, « "Le texte d'un roman" : Journal intime et fictionnalisation de soi », L'Esprit créateur, vol. XLII, n° 4, Winter 2002, p. 76-84.
Dantzig, Charles, « Journaux intimes », Dictionnaire égoïste de la littérature française, Paris, Grasset, 2005, p. 418-420.
Highsmith, Patricia, Le
Journal
d’Edith, roman, trad. de l’américain par Alain Delahaye,
Paris,
Calmann-Levy, 1978, 314 p. (Edith’s Diary, 1977).
Lejeune, Philippe,
« Comment
finissent les journaux », in Genèses
du Je. Manuscrits et autobiographie, sous la direction de Philippe
Lejeune
et Catherine Viollet, Paris, CNRS Éditions, 2000, p. 209-238.
Lejeune, Philippe, « Composer un journal » et « Continu et discontinu », in Signes de vie. Le Pacte autobiographique 2, Paris, Seuil, 2005, p. 63-72 et 73-90.
Lejeune, Philippe et Bogaert, Catherine, Le Journal intime. Histoire et anthologie, Paris, éditions Textuel, 2006, 506 p.
Rannoux, Catherine, Les Fictions du journal littéraire, Paul Léautaud, Jean Malaquais, Renaud Camus, Genève, Droz, 2004, 216 p.
Raoul, Valérie, Le Journal fictif dans le roman français,
trad. de l'anglais par Anne Scott Paris, P.U.F., 1999, 240 p.