Intervention au séminaire "Lettre et journal"
(AIRE) le 31 mars 2006, publiée dans le n° 32 d'Epistolaire, Revue de l'A.I.R.E.,
2006.
Il ne faut pas commencer une
année sans projets,
même modestes. Depuis longtemps j’envisage de faire une petite
recherche sur la
datation des journaux. Et, du coup,
sur la datation en général. Sans doute cela existe-t-il
déjà. J’imagine qu’au
moins pour les lettres, la chose a été
étudiée, puisqu’avec la signature et
l’adresse, la date en est un élément essentiel. Allons
droit au but : le
journal moderne ne devient vraiment lui-même que le jour
où il rejoint la
lettre sur ce point, et où la date passe du domaine de
l’énoncé à celui de
l’énonciation. Je m’explique. Dans une lettre, ou un acte
juridique, la date
non seulement désigne, mais certifie le
moment de l’énonciation : c’est aujourd’hui tel jour,
parfois telle heure,
que je suis en train de t’écrire, ou bien : c’est
aujourd’hui tel jour que
nous concluons ce contrat. Cela est important pour la lecture de la
lettre,
pour l’exécution du contrat. C’est un pacte de
vérité : antidater une
lettre ou un contrat est une tricherie. Or pendant longtemps les
personnes qui
ont tenu des livres de raison, des livres de famille, des chroniques,
et même
des journaux, ont été assez indifférentes à
la date à laquelle elles
écrivaient, et n’ont guère eu souci d’en informer leur
lecteur. Seule comptait
la date des événements racontés. Lisez le sieur de
Gouberville (1522-1578),
« Le sabmedi XIIIe, je ne bougé de céans.
Dès le matin, Cantepye alla aulx
plés à Barfleu », ou Pierre de l’Estoile
(1546-1611), « Le mardi 28e
de ce mesme mois, Jour des Innocens, tout plain de Gens passans
après le Roi
qui venoit d’en sortir, au Bacq de l’isle S. Denis, furent
noiés… », ou
Héroard (1551-1628) : « Le XIIe sapmedy,
esveillé a sept heures après
minuict… » (il s’agit du petit Louis, futur Louis XIII,
trois ans et demi,
dont Héroard tient la chronique). La date est
intégrée dans le récit, on parle
de ce qui s’est peut-être passé trois heures avant comme
si ça datait de trois
siècles. Tout est au passé historique. D’où la
difficulté, pour cette
littérature de la fin du Moyen Âge et du début des
temps modernes, de
distinguer entre histoire, mémoires, chroniques, livres de
raison et journaux.
Conséquence : on dit les faits, on ne les commente
guère. Les émotions,
quand on les note, sont déjà à distance.
« Je fus en colère » est une
information – alors que « je suis en
colère » serait… une
colère ! Quand la date concerne seulement
l’énoncé, la pédale sourde est
mise à l’énonciation, même si le chroniqueur
emploie la première personne, qui
n’est encore qu’une forme sèche. En revanche, isoler en
tête la date pour
marquer le moment de l’écriture,
c’est un geste capital, qui dégage l’énonciateur de son
récit, ouvre la voie à
une personnalisation de son propos. Ce n’est pas tout à fait
pareil
d’écrire : « Le mardi matin 9
septembre… », ou « À la
gloire de Dieu ce mardi matin 9 septembre… », comme le fait,
le 9
septembre 1642, Jean-Jacques Olier (1608-1657), datant la prière
écrite par
laquelle il entame son « entrée » du jour.
Un pas de plus, et la date
sera isolée du texte. Tout cela est délicat à
analyser : il faudra
regarder, en série, beaucoup de textes des XVIe, XVIIe,
XVIIIe siècles, et le faire en détail. Il n’y
aura pas une coupure
nette, mais des transitions, des mélanges, des discordances
entre des pratiques
contemporaines, des retards, des innovations. Ce geste, qui nous semble
si
simple, d’écrire pour soi, après avoir mis la date :
« aujourd’hui », est une conquête.
Ça nous semble naturel, ce ne
l’est pas. D’une manière plus générale, on peut
dire que c’est seulement à
partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle
que le rapport que les
gens ont au temps vécu commence à ressembler au
nôtre. Il n’y a pas toujours eu
des horloges dans les maisons, ni des montres au poignet des gens, pour
leur
faire mesurer l’usage de leur temps. Ni des agendas pour planifier leur
avenir
(l’agenda apparaît au milieu du XVIIIe siècle).
D’ailleurs, pour
faire des agendas, il faut l’imprimerie. Pour écrire sur un
cahier, il faut du
papier. Peut-on dire, comme le fait Alain Girard (Le
Journal intime, 1963, p. 7) : « À
toutes les
époques et de plus nombreux à mesure que se répand
l’instruction, des hommes se
servent ainsi de l’encre et du papier » ? Le papier,
inventé en
Chine, n’est arrivé en Europe qu’à partir du XIVe
siècle :
comment faisait-on avant ? On n’avait pour écrire, dans la
vie
quotidienne, que des tablettes de cire, lourdes, indiscrètes,
éphémères :
s’il y eut jamais des journaux personnels dans l’Antiquité ou au
Moyen Âge, ils
ont tous fondu avec la cire qui les portait, on n’en a retrouvé
aucun.
Aujourd’hui, 1er janvier 2004, il neige à
Fontenay-aux-Roses,
j’écris ceci sur l’écran de mon ordinateur, mais c’est
sur du bon papier, grâce
à la Faute à Rousseau, que vous
atteindra, teinté de considérations hautement
philosophiques, et dûment daté,
ce petit projet de recherche sur la datation. Et maintenant, au
travail !
*
En train vers Grenoble. La
date
Mon étude sur la date devrait
analyser, pour le
journal, le passage du régime de la chronique
ou du livre de comptes, où seule
compte, finalement, la date de l’événement
rapporté, et non la date de
l’écriture…
[si bien que le régime
d’écriture de ces textes est
souvent à deux étages : prises de notes cursives,
qu’on jette après les
avoir mises au net, notes qui ne sont sans doute pas
« datées »
elles-mêmes de leur date d’écriture, date qui,
étant relativement proche des
événements, est considérée comme sans
intérêt, allant de soi, l’important étant
la date des faits : et l’on va trouver ce système, sans
doute à des degrés
divers, chez les chroniqueurs (voir la préface de Léonard
Michon), chez ceux
qui tiennent des livres de raison proches ou non du journal (cf. ce que
dit René
Favier du premier cahier du journal mi-financier, mi-érotique,
de Pierre-Philippe
Candy), chez Louis XVI, et chez la plupart des témoins et
chroniqueurs des
guerres de la Révolution et de l’Empire : pour tous, il n’y
a aucun
fétichisme de l’écriture immédiate et de la trace
de l’instant, si bien que, alors que ces cas se prêteraient
à une étude
génétique minimum, de telles études sont
impossibles, les notes originales
ayant toujours disparu. Les différents
« livres » de la comptabilité
commerciale donnent néanmoins une image codifiée de
telles étapes, puisque,
dans mon souvenir, il y a le « brouillard »
(c’est-à-dire brouillon)
qui enregistre en vrac dans l’ordre toutes les opérations
effectuées (donc une
sorte de « boîte noire » qui fait foi parce
qu’elle a été écrite sur
le moment et qui prend valeur de trace) et une série d’autres
registres où les
mêmes opérations, recopiées, sont
redistribuées et classées, distinction
capitale. Gardait-on les brouillards ? En tout cas, il y a
là une
institutionnalisation des phases successives, alors que, dans les
activités que
je vais décrire (chroniques, puis « carnets de
route » des soldats),
cela reste implicite et invisible. J’ai été
frappé, lors que mon exploration à
la BNF le 30 septembre dernier, de voir que presque tous les
prétendus « journaux
de route » des soldats de l’Empire étaient en fait de
simples chroniques,
rangées dans l’ordre des dates des événements,
reconstituées souvent très
longtemps après, à partir de notes aujourd’hui disparues,
et qu’on affichait
cela sans scrupule : tout le monde s’en fichait, cela ne
compromettait en
rien la crédibilité des récits]
… au régime de la lettre où la
date d’écriture
devient capitale…
[utiliser à ce sujet les notes prises
sur Louis
Odier : à l’intérieur du texte, il signale parfois
entre parenthèses la
date d’écriture réelle d’une entrée concernant un
jour en réalité déjà dépassé,
« rattrapage » assez amusant, à cheval
entre les deux systèmes :
il aurait pu sauter carrément les jours
« chômés » et les
« rattraper » à l’intérieur de
l’entrée du jour d’écriture
(subordonnant la date des faits à la date d’écriture),
mais comme il vit encore
dans la forme de la chronique, il accorde une énorme importance
à la continuité
du calendrier, et fait l’inverse – ce qui montre néanmoins qu’il
se sent
coupable d’une sorte de mensonge, qu’il tient à rectifier – il
est à cheval
entre les deux systèmes, ne peut plus s’empêcher de dire
la date d’écriture,
par honnêteté, mais ne peut pas encore lui donner la
position hiérarchiquement
dominante [exemplier,
2] ; je pourrais
trouver d’autres
situations à la même époque, en particulier le
passage parallèle, passionnant,
où Azaïs se met en garde lui-même contre la tricherie
qui consiste à continuer
plusieurs jours d’écrire sous la même date, manifestant
par ce scrupule que la
date d’écriture est devenue pour lui plus importante que tout –
ce qui est
d’autant plus remarquable que les entrées en question sont tout
à fait
débrayées par rapport à des dates de faits,
puisqu’il s’agit uniquement d’idées
[exemplier,
6]. (Analyser aussi la distinction
très claire que
Rétif fait entre la date des faits et la date d’écriture
dans Mes inscripcions).
Ce sujet est si intéressant que je
puis vraiment le
prendre pour le séminaire du mois de mars.
Et, pour continuer, prendre, toujours
à la même
époque, l’exemple de l’invention ludique du mot
« heural » par la
correspondante de Benjamin Constant [exemplier,
4]
– mais voir
s’il s’agit du contenu (une description minutieuse de l’emploi du temps
de la
journée, mais dressé rétrospectivement) ou de
l’énonciation, fragmentée et
datée… comme l’est par exemple, presque minute par minute, le
journal du 31
décembre 2003 de Mathieu François du Bertrand (Le Beau
Danube bleu, Éd.
Bénévent, 2005).
Idée d’un titre : « Au
jour
d’aujourd’hui ». On arrive à Grenoble, il est 11 h 28.
*
3
23 novembre 2005
Dans le train Paris-Lyon
On est en réalité le
vendredi 25 novembre, il est 6 h 05
du matin, je ne dors pas (exceptionnel) et j’en profite pour mettre au
net mes
notes d’avant-hier, dont l’original, sur un bloc-notes, à
l’encre rouge, va
partir à la poubelle – car je n’emporte jamais mon ordinateur
dans le train –
système d’écriture et de copiage qui me rapproche des
livres de raison et de
Louis XVI.
Je recopie telles quelles ces notes,
même si elles
sont sur certains points redondantes (Odier). Après avoir
terminé, j’avais
écrit en tête : « A suivre,
capital ». Elles le sont, capitales,
en particulier sur le rapport à la signature. Mais ce ne sont
que des amorces.
Notées dans le train Paris-Lyon, ces
idées m’ont été
inspirées par le colloque de Limoges sur les écrits du
for privé, en
particulier la communication de Sylvie Mouysset sur la signature des
livres de
raison.
« Au jour
d’aujourd’hui »
Dater l’écriture
- 2 modèles :
- Liaison entre la date et la
signature : il ne
peut pas y avoir de datation du moment de l’écriture sans
identification
simultanée de l’auteur de l’écriture.
Point
« évident » – mais capital et à
examiner en détail – même si l’identité est
collective, elle finit par être
représentée « ès
qualité » par quelqu’un de particulier.
Et quand on date, ce qu’on date, c’est sa
signature
autant que la chose signée.
Nœud capital.
Défaire son évidence.
Dans le train Paris-Lyon
Ce mercredi 23 novembre 05 à 7 h 51
Ph. L.
Le lieu est moins important que la date,
puisque
c’est seulement en passant ci-dessus, par jeu, à l’acte,
qu’instinctivement
j’ai localisé ma signature : je n’avais pas
pensé à tout cela avant.
Ouvrir un dossier à élastique
sur « Au jour
d’aujourd’hui » et commencer à y rassembler exemples
et références biblio.
Problème du
« rattrapage » dans le journal
(dernier écho de la pratique courante de l’écriture
rétrospective dans les
livres de raison et chroniques – exemples de rattrapage dans le journal
de
Louis Odier : il aurait pu rattraper sans le dire, le geste
nouveau est de
signaler (donc dater) l’acte de rattrapage).
Problème inverse du datage interne
dans les
lettres qui se transforment en journal (retrouver la correspondance de
Constant
avec Mme de Charrière et l’expression
« heural »).
Reprendre tout cela, en particulier à
partir du
livre de Béatrice Fraenkel sur la signature ; à
partir de livres sur la
comptabilité ; à partir d’une histoire de
l’enregistrement administratif
et juridique, si cela existe. - Regarder aussi les livres de
linguistique de
l’énonciation sur l’autoréférentialité –
les déictiques et leurs référents.
Autre idée de titre (moins
bonne) : le pacte
chronographique (ou autochronographique).
*
4
Mercredi 29 mars 2006, 9
h
Impression
que mon sujet de recherche est ténu, fragile, marginal par
rapport au thème du
séminaire (les épistoliers vont être
déçus) et que ma recherche elle-même est à
peine ébauchée, écartelée entre deux
pistes, l’une théorique (une analyse de
pragmatique, pour laquelle je ne suis peut-être pas le mieux
armé, mais qui me
semble manquer – peu ou pas de pragmatique de la date), l’autre
historique (les
origines du journal du XVIe au XVIIIe siècle, jamais
étudiées de ce
point de vue, et peu connues – parler de mon projet).
Faire
un exemplier, en précisant qu’il donne juste une gamme de cas
pour raisonner,
sans prétendre tracer une histoire.
Expliquer
vendredi ma petite affaire, et tenir le soir même un journal de
ce qui m’aura
été objecté ou suggéré.
9
h 15
Ce
matin, je ne dormais pas et roulais dans ma tête, dans tous les
sens, ces
histoires de pragmatique.
L’épistolier
qui met la date envoie sa lettre : il ne verra jamais cette date
en série
avec celles de ses lettres précédentes – ou suivantes –
et cette date identifie
un objet unique et distinct ; les dates qui font pour lui
série sont
plutôt celles des lettres qu’il a reçues. Et ces dates
participent à un
dialogue de dates. Il y a des attentes, des négligences, des
paresses, des
silences, des croisements.
Le
diariste, lui, a sous les yeux, sur le même support, en
série, toutes les
dates, et les problèmes de continuité ou de
régularité que leur suite pose. Pas
d’autre dialogue qu’avec le temps lui-même. Les dates peuvent
avoir le
caractère aléatoire et dispersé des faits
notés. Elles peuvent être liées à une
règle d’écriture, la plus répandue étant
l’obligation quotidienne, avec (et là,
je retrouve mon problème) deux variantes possibles,
d’énoncé ou
d’énonciation : dire quelque chose sur chaque jour
(même si c’est après),
dire quelque chose chaque jour (même si ce n’est pas sur le jour).
Mais
pour l’épistolier comme pour le diariste, la date
d’écriture se trouve donc le
plus souvent liée à une règle morale
(relationnelle ou intime).
9
h 50
Dater
le moment de l’écriture, je le fais depuis une heure à la
main, de manière un
peu artificieuse, ponctuant (et distinguant) par un coup d’œil sur ma
montre les
étapes de ma réflexion. L’ordinateur pourrait le faire
à ma place. Histoire à
écrire des enregistrements mécaniques qui
« font foi ». Il y a eu
d’abord le timbrage et le compostage des lettres (qui certifiaient la
date et
le lieu, non d’écriture, mais d’envoi, mais du coup
garantissaient que la
lettre avait été écrite avant). Il y a
maintenant la datation
informatique, qui a envahi non seulement nos ordinateurs, mais toute la
société, puisque beaucoup de nos actes (qui ne sont pas
en général des actes
d’écriture, mais de paiement) sont enregistrés à
la seconde près, souvent à
notre insu. Sur mon ordinateur, en tout cas, je n’ai plus besoin de
dater mes
actes d’écriture, ça se fait tout seul. Et si je me
trompe, ou que je triche,
la machine rectifiera, ou démentira.
*
5
Jeudi 30 mars 2006, 10 h
Mon sujet
« ténu », c’est donc le passage
de la date de la troisième à la première personne,
dans le journal. Sujet
diffus plutôt que ténu. Justement, il n’y a pas de
« date », au sens
de « tournant » : c’est un
déplacement progressif, l’apparition
de nouvelles pratiques qui s’ajoutent aux anciennes sans les faire
disparaître.
Je pourrais en montrer l’amorce très
ancienne dans
le rituel d’ouverture ou de clôture d’un certain nombre de livres
de
raison : la date y est proclamé à la première
personne : « Moi,
Untel, aujourd’hui, Date, je commence (ou finis) ce livre pour telle ou
telle
raison ». Dans le livre lui-même, les dates sont
« à la troisième
personne » (même si la première personne y est
employée, les dates
renvoient aux choses énoncées, non à leur
énonciation) [exemplier,
1].
Je pourrais aussi montrer la
« révolution » (inconnue à
l’époque – ce n’est que d’aujourd’hui que
nous relions des phénomènes qui s’ignoraient entre eux)
apportée par Rétif de
la Bretonne [exemplier,
3] : il a fait de
« la date à
la première personne » un genre littéraire
autonome, des sortes de
« haïkus » (la date, plus un mot ou un nom)
incompréhensibles à tout
autre qu’à l’énonciateur, fondant le moment de
l’écriture et le moment écrit,
et programmant sa réécriture au retour annuel de la date.
Résumer les trois
phases du processus : a) la pratique d’inscription de dates (qui
transforme cette date en « lettre à soi-même
dans l’avenir », puisque
le « moi futur » devra
« répondre » ; b)
l’autobiographie de cette pratique menée dans un récit de
loin en loin daté
comme un journal (Mes inscripcions) ; c) quand le
récit
rattrape le moment présent (4 novembre 1785), l’autobiographie
s’évanouit et la
fonction journal vient au premier plan, la pratique jusque-là
« racontée » des dates (à partir
d’un présent se penchant sur le
passé) devenant une pratique
« racontante » d’un présent daté
tendu
vers l’avenir…
L’exemple de Rétif devrait, mieux que
tout autre,
montrer ce qui rattache le système de la date dans le journal
moderne à
l’épistolaire : l’entrée dans un espace dialogique.
La date d’une lettre
suppose un implicite et préalable « Je
t’écris » ; celle du
journal, dans le cas de Rétif, et de beaucoup d’intimistes dans
la suite des
temps, un « Je m’écris » ou un
« Je m/t’écris », si je puis
dire. La date d’énonciation suppose l’émergence, en
même temps que de
l’énonciateur, d’un destinataire (externe ou interne). Ces
divagations ténues
sur la date rejoignent donc l’autre pan de mes divagations,
déjà publiées dans Un
journal à soi, sur l’émergence de la
« lettre à soi-même » et de
la personnalisation du support (« Cher papier »).
Si le journal
devient peu à peu « intime » dans la
seconde moitié du XVIIIe
siècle, c’est en rejoignant le système
d’énonciation de la lettre, mais aussi
en en détournant… l’esprit par l’intériorisation du
destinataire.
Je vais donner un autre exemple – apparemment
anecdotique, mais toutes ces choses
« ténues » dessinent un même
paysage. C’est la pratique de copier ses lettres avant de les
envoyer.
Internet rend maintenant automatique ce qui était jadis un
choix, et demandait
un effort. Copier une lettre, c’est lui ajouter un nouveau
destinataire :
soi-même (et traîtreusement, jadis, sans le dire au premier
destinataire :
c’étaient des « copies cachées »).
Copier ses lettres, c’est tenir un
journal de sa correspondance. C’est réunir en un même
corpus des lettres
adressées à des correspondants différents, en
fonction de l’unité de leur
source. La lettre copiée ne va donc pas seulement être
articulée virtuellement
avec la correspondance reçue de chaque destinataire, mais elle
dessine un
portrait de l’épistolier, de lui seul connu (puisqu’à
chaque destinataire échappent
les lettres écrites à d’autres) et à lui seul
destiné (constituant des archives
personnelles, qu’on doit rarement faire lire à autrui dans leur
globalité).
Existe-t-il une histoire de la pratique des copies de lettres ?
Sans doute,
et mes épitrologues de demain me renseigneront. Les
« lettres » littéraires
de l’Antiquité étaient en fait des œuvres, mais j’imagine
que dans les temps
modernes, ça a d’abord été une pratique
administrative, passée de là aux
particuliers les plus notables, ou les plus lettrés, puis
entrée dans les mœurs
de scripteurs plus ordinaires – je ne parle pas d’un Rousseau, qui
garde
soigneusement copie des billets qu’il envoie à Mme
d’Épinay ou Diderot au
moment de leur brouille, mais je vois qu’un gentil garçon qui
n’est brouillé
avec personne, Louis Odier, dix-huit ans, renvoie couramment dans son
journal à
sa correspondance active, bien classée, qui en devient une sorte
d’appendice [exemplier,
2].
Le séminaire ayant pour sujet les
échanges entre
lettre et journal, je puis montrer comment le journal devient
« intime » en investissant le système
d’énonciation de la lettre,
mais aussi comment la lettre, par une sorte de retour, peut entrer dans
la
logique du journal par la fragmentation interne (datée, ou
« heurée ») de l’énonciation d’un
même envoi. Les épistoliers
emploient souvent le mot « journal » pour
désigner le récit de la vie
quotidienne, quand il est fait de manière
régulière ou détaillée. On peut
penser que la lettre devient elle-même journal à partir du
moment où une même
lettre distingue en les datant plusieurs moments d’énonciation.
C’est ce qu’on
voit par exemple dans les lettres que Constant adresse en
1788 de Brunswick à Isabelle de Charrière
(parfois plus de dix « entrées »
sous-datées dans une même lettre).
Est-ce la lettre qui a commencé ce genre de fragmentation, ou le
journal ?
La lettre sans doute. Mais le plus impressionnant, c’est quand,
à l’intérieur
même d’une lettre ou d’une entrée de journal,
l’énonciation colle au présent
immédiat, annonce qu’elle va s’arrêter et reprend en
disant ce qui s’est passé
depuis l’arrêt : le réel s’introduit au cœur du texte
même, dans une sorte
de dialogisme avec le hors-texte – qui se trouve du coup virtuellement
textualisé.
Cela paraît tout simple, enfantin, et c’est une petite
révolution, une brèche
dans la continuité narrative : l’avenir, sous nos yeux,
entre deux
phrases, bascule dans le passé. En donner deux exemples :
Rétif, fragment
700, et ma chère Lucile, mercredi 8 juillet 1788, 2 h de
l’après-midi… [exemplier,
3 et 5]
*
6
Jeudi 30
mars 2006, 23 h
J’ai
fini mon exemplier.
Il
resterait bien des pistes à signaler. Celle de mes débuts
de recherches sur les
almanachs et agendas. Celle des journaux spirituels, etc. Il faudrait
que je
reprenne, avec cette clef de la pragmatique, des corpus que j’ai
commencé à
explorer, comme celui du 14 juillet. Ajouter à l’exemplier une bibliographie.
Que
vais-je dire demain ? Un journal de travail est, par écrit,
une manière
souple de faire entrer un lecteur dans l’aventure d’une recherche –
mais est-ce,
oralement, une bonne méthode d’exposition ? Demain, il
faudra que je
ferme ces notes, que je regarde loin devant moi et que je me lance –
souhaitons
que l’inspiration vienne ! Il faudrait au moins que je me trace un
canevas…
J’ai
un faible pour le journal de recherche. Samedi dernier, à
Nantes, j’ai fait un
exposé sur mes propres journaux de recherche, exposé que
j’ai préparé en temps
limité, de 7 h 30 à 9 h 51, dans le TGV Paris-Nantes,
sous la forme d’un journal
de voyage que je leur ai tout simplement… lu et commenté. En le
préparant, je
suis tombé sur une « note », soyons
sincère, bien intéressante, de
mon texte « Sincérité » (1994), que
je recopie ici :
29
octobre 1994
Me
revoilà plus tôt que prévu. C’est l’urgence. Qui
vous dit d’ailleurs qu’on est
vraiment le 29 octobre ? La date, c’est un effet de
sincérité. Ça
vous fait une belle jambe. La chose est-elle plus vraie d’avoir
été pensée un
samedi, et par moi ? Mais il est vrai que je l’ai pensée un
samedi. Quelle
chose ? Je ne sais plus. À demain.
Eh
bien ça, c’est un mot de la fin : à demain,
justement ! Je vous dirai
ce qui se sera passé…
*
7
Samedi 1er avril
2006, 8 h
Aujourd’hui,
on est après-demain, et demain, c’était hier : je
fus paresseux. Je lus
tout simplement
ce journal, en commentant l’exemplier. Au fond de la salle, mon ami
Michel
Longuet, dessinateur et diariste, m’avait promis de prendre des notes
pendant
la discussion, ce qu’il fit. Une dizaine d’interventions, suscitantes,
sympathiques.
Non,
personne ne m’indiqua une « pragmatique » de la
date, ou une étude centrée
sur la datation et ses
effets. À défaut, l’idée me vint que le
problème était sans doute abordé, sous
l’angle pratique, dans les Parfaits secrétaires et
autres manuels littéraires
ou commerciaux. Merci à Geneviève Haroche qui me fit, le
soir même, autour d’un
délicieux tiramisu, une biblio express. Autre idée :
cette pragmatique de
la date existe peut-être en anglais, en allemand ?... Lancer
un appel sur
la liste de discussion « IABA ». Sortir du champ
francophone :
le problème est universel. À suivre.
Je
feuillette le cahier de Michel.
Chapelain
recopiait ses lettres en substituant consciencieusement à la
date du brouillon
celle de la mise au propre (Bernard Bray)… On appelait
« date »,
jadis, aussi bien le lieu que le moment d’écriture d’une lettre
(José-Luis
Diaz)… Gide et Léautaud ont signalé dans leur journal
même, comme mon charmant
Louis Odier, les entorses qu’ils faisaient à sa datation (Michel
Braud)… Les
jeunes diaristes russes voyageant en Europe au XIXe
siècle
titubaient entre calendrier orthodoxe et calendrier grégorien
(Catherine
Viollet)… Dans le journal, la date sert moins à informer un
destinataire qu’à
rendre sensibles les écarts entre les entrées, en somme
le rythme (Brigitte
Galtier)…
Oui,
chère Odile Pauchet-Richard, le souci moral enrobe toute date,
fait penser au
lien avec la religion, et regarder vers les protestants, la Suisse,
Calvin et
l’industrie horlogère… Mais la base est la comptabilité
« vénitienne », apparue au XVe
siècle, grâce aux débuts de
l’industrie du papier. Livres de comptes et livres de bord sont de
toutes les
religions, mais il est très vrai que les protestants ont plus
vite
individualisé et intériorisé ces techniques de
contrôle – ce qui explique qu’un
bon catholique (si je puis dire) comme Diderot, écrivant
à Sophie Volland le 14
juillet 1762, ait pu découvrir l’Amérique en lui
présentant comme presque
impossible une pratique de journal qui existait depuis plus d’un
siècle déjà en
Angleterre…
Oui,
enfin, cher José-Luis Diaz, absolument : la date
elle-même est neutre, c’est
son articulation (explicite ou implicite) dans le discours qui la fait
basculer
du côté de l’énoncé ou de
l’énonciation. Basculons donc. Il est maintenant
9 h 08,
ce samedi 1er
avril, ce n’est pas un poisson, mon ordinateur fait
foi, et je clos ici ce journal qui vient juste, au compteur,
d’excéder les
25000 signes demandés, espaces… et temps compris.
Exemples
1
Jean
Beausire (1651-1743)
Journal 1738-1740, inédit
BHVP ms 1323
1738
Au nom de dieu cette feuil a esté commancée
au Jour d’huy lundy 20me octobre
mil sept trante huit pour former
mon Journal en nottes de certaines affaires
que je treuve a propos dy inscrire
Fin
Mardi au soir 26 jeanvier 1740
[Disjonction
affichée entre la date de l’énoncé et la date
d’énonciation (16-24 juillet
1767)]
20.
Autre interruption de paresse (j’écris ceci du 24).
[Il
résume vite le 20 juillet puis écrit :
« Je ne dis rien du 21 et 22.
Je ne me rappelle pas qu’il soit arrivé ces jours-là rien
de mémorable ».
Puis il résume le 23 et fait son entrée du 24
correctement en une page.]
Monsieur Nicolas, Pléiade, I, 480-481
*
[4-5
novembre 1785]
552. 5 9b. Hier soir, chez M. de
Toustain, où j’ai su que ma femme était de concert avec
le vil Augé ; elle
a lu par admiration la lettre de ce monstre à sa femme. Je n’ai
rien écrit ce
matin ; je me suis levé pour aller à l’imprimerie,
faire ôter le nom de
Guillot du frontispice du II volume des Françaises,
pour le montrer à Maisonneuve, qui n’a pas voulu imprimer cet
ouvrage :
j’ai ensuite vu Guillot, et j’ai donné l’ordre à
l’imprimeur de se faire donner
les 3734 livres en billets, par ce libraire : feuille B IId
volume, le soir.
[20 avril 1786]
J’ai
été dîner. Beaumarchais était chés M.
de la Reynière père. Le fils est furieux
dans son exil, à ce que m’a conté Mme de
Villers. J’ai causé avec
Eugénie, qui m’a montré ses Métamorfes
d’Ovide. J’ai lu mon article de
Figaro et laissé mon prospectus du Contradicteur.
Mes inscripcions
éd. par Paul Cottin, 1889, p. 127-128 et 191
Lettres à Isabelle de Charrière
[4 mars 1788]
J’ai pris le parti
d’avoir toujours une lettre commencée, que je continue, sans
ordre, et où je
verse, jusqu’au jour du courrier, tout ce que j’ai besoin de vous dire,
tantôt
une demi-phrase, tantôt une longue dissertation, n’importe :
pourvu que
j’écrive à celle avec qui j’ai été si
heureux deux courts mois, c’est assez.
[16 mars 1788, matin]
impatience, et toujours en me reprochant bien vivement de ne vous avoir
rien
écrit plus tôt. Je
n'imaginais pas quelle monstrueuse lacune l'omission de deux courriers
faisait
à deux cent cinquante lieues l'un de l'autre. Si vous avez
voulu, vous avez pu
vous venger bien cruellement. Avant le 3 (si vous ne m'avez pas
écrit avant la
réception de ma lettre), je n'ai rien à espérer de
vous. Je vous avouerai que
je trouve bien un peu dur que vous ayez passé tout d'un coup du
charmant
heural à une correspondance ordinaire, et que vous ne
commenciez vos
lettres qu'en recevant les miennes et pour les faire partir tout de
suite.
Isabelle de Charrière, Œuvres
complètes, tome III,
Genève, Slatkine, 1981, tome III, pp. 55 et 70
Journal 1788-1793, Ed. des Cendres, 1995, p. 136-137 [7-9
juillet 1788]
Mardi
7. Je n'ai point sorti de la matinée. Nous avons
été nous promener au Parc. Il
pleuvait bien fort, nous nous sommes mis à couvert et puis....
je crois que je
n'ai pas besoin de l'écrire ! Je m'en souviendrai...
Après une demi-heure, nous
sommes remontés en voiture et puis nous sommes revenus. J'ai
envoyé dénicher
les œufs. Je suis remontée et nous avons joué au volant
avec Mar. J'ai filé.
Est-il nécessaire que je dise tout ? Mon Dieu, que cela
m'ennuie... Nous avons
été souper... Et puis nous sommes remontés. J'ai
chanté, je n'en avais pas
grande envie...
Mercredi
8. Ce matin, en m'éveillant, je me suis trouvée l'œil
enflé. Et ma soeur
aussi... Et Mar. aussi... mais c'est charmant. Il est 2 h. au moment
où
j'écris. On sonne le dîner, je quitte...
Mar.
est allé à L. Je n'ai pas quitté mon piano. Je
voudrais bien achever mon conte,
mais je ne puis pas. Mon Dieu, que je suis bête... Le soir, que
de détours il a
fallu prendre ! Nous en sommes venus à bout. Je n'ai point
chanté.
Jeudi
9. Nous avons été, Maman et moi, dans les bois. Quelle
délicieuse promenade :
un temps couvert, toutes deux mélancoliques, toutes deux le
même sujet de
peines... O Maman................
6
Pierre-Hyacinthe Azaïs (1766-1845)
Journal, inédit
Bibliothèque de l’Institut, Paris
MS 2645, tome IX,
folios 36 v°-37 r°
5 vendémiaire (1801)
Mon
journal étant devenu presque malgré moi un ouvrage, je me
trouve entraîné à
donner à chaque article une forme qui me le rend à
moi-même agréable. C’est
pour cela que je ne suis pas toujours exact sur l’indication du moment
où
j’écris, et sur les petites circonstances qui interrompraient
d’une manière
froide et minutieuse une description à laquelle je m’abandonne,
ou une
discussion que je poursuis.
Il
est, par exemple, peu d’articles que j’achève dans l’endroit et
le jour même où
je les commence. Je suis en train de sentiments et de
pensées : cependant
le temps me presse, je suis obligé de m’arrêter ;
alors je m’arrête, sans
arrêter l’article que j’aime à arrondir et à
achever convenablement.
Il
n’est donc que mes débuts et environ mes sept ou huit
premières pages qui
répondent exactement à la date. Lorsque je continue, je
n’indique plus le moment
ni le lieu, à moins que le plaisir de la description ne
l’amène. J’en use ainsi
maintenant parce que je destine mon journal à faire
l’agrément de mon avenir.
Et je viens, en ce moment, d’insérer cette note afin de corriger
cette
inexactitude, dont je pourrais moi-même un jour ne pas me
souvenir. Je veux que
mon journal autorise ma propre confiance, et pour cela qu’il soit
fidèle, ou
qu’il me dise en quoi il ne l’est pas.
Projet
« Comment l’intimité est venue au
journal » :
Lucile Desmoulins, Journal 1788-1793,
texte établi et présenté par Philippe Lejeune,
Editions des Cendres, 1995, 168
p.
Marc-Antoine Jullien, Biomètre,
présenté par Philippe Lejeune, Editions des Cendres,
collection « De trois
en trois », 2004, 32 p.
« Un journal
d’Azaïs », in De Perec etc., derechef,
Mélanges offerts à Bernard Magné,
recueillis et présentés par Éric Beaumatin et
Mireille Ribière, Paris, Joseph
K., 2005, p. 275-285.
« “Rien”. Journaux du 14 juillet
1789 », in Le Bonheur de la
littérature, Variations critiques pour Béatrice Didier,
sous la direction
de Christine Montalbetti et Jacques Neefs, P.U.F., 2005, p. 277-284.
« Archéologie de
l’intime :
Rétif de la Bretonne », dans Métamorphoses
du journal, à paraître en
2006 aux éditions Academia Bruylant
(Belgique)
Études citées :
Béatrice Fraenkel, La
Signature. Genèse d’un signe, Gallimard, 1992.
Sylvie Mouysset,
« “Me
suis cy soubscrit”. La signature dans les écrits du for
privé », La Faute
à Rousseau, n° 41, février 2006, p. 28-29.
Au plus près du secret
des cœurs ? Nouvelles lectures historiques des écrits du
for privé en
Europe du XVIe au XVIIe siècle, sous la direction de
Jean-Pierre Bardet
et François-Joseph Ruggiu, Presses de l’Université
Paris-Sorbonne, 2005, 262 p.
(Étude de René Favier sur Pierre-Philippe Candy, p.
209-226).