Autopacte et moi

publié dans La Faute à Rousseau, n° 45, juin 2007, p.  57

 
        J’ai l’impression de faire joujou. « Autopacte », c’est mon site sur l’écriture autobiographique, un site très sérieux, référencé par la Bibliothèque Nationale (http://autopacte.org). Je suis, à le faire, comme un gosse. Ce que j’aime, c’est être seul maître à bord après Dieu. J’écoute critiques et remarques, mais n’en fais qu’à ma tête. Je suis chez moi, personne ne peut venir m’embêter. Sur le plan technique, je me débrouille seul : le site n’est pas coquet, ni fioritures ni images, juste des choses simples, mais que je sais faire marcher. Je crée des pages, je noue des liens, je mets à jour presque quotidiennement. Pour l’organisation, c’est délicieux de créer un labyrinthe, les racines ont l’air toutes simples, mais ensuite ça s’ouvre, ça s’effiloche dans toutes les directions, en éventail. On peut insérer des choses énormes, illisibles, qui n’obstrueront pas, il suffira de ne pas cliquer sur le lien, parfois un volume entier (en 2004, j’ai mis les 200 pages de mon livre sur Leiris, épuisé depuis vingt ans, parce que Leiris était au programme de l’agrégation), ou des bibliographies monstrueuses, qui serviront à trois personnes. Je peux mettre en ligne des textes plus ou moins personnels, hasarder des confidences, les changer, les faire disparaître. Je peux inventer des « services » : calendriers de colloques, réper-toires de thèses en cours, etc. J’apprends parfois que des personnes ont fait connaissance entre elles par mon site. Ce n’est pas qu’il soit très fréquenté ! Il l’est même fort peu (quelques dizaines de visites par semaine), mais ce sont juste les gens qu’il faut, à qui c’est utile, parfois à l’autre bout du monde. Depuis que j’ai ouvert un accueil pour lycéens, on me demande moins de faire une dissertation pour mardi prochain. J’ai le plan de mon site dans la tête, tout ce que je croise dans mes lectures, rencontres, conversations, je vois où ça ira. Une mise à jour prend trente secondes. Parfois je me promène seul dans mes grands jardins virtuels, j’arrache au passage les herbes folles qui poussent entre les pavés, les actualités fanées, les annonces obsolètes. Je fournis en foin frais, je plante d’autres rosiers. Je fais le tour du propriétaire. Internet, c’est comme jadis les jardins ouvriers : chacun a son petit lopin de web. Ça a l’air trois fois rien en surface. Par en-dessous c’est immense. J’aime donc m’y promener seul, au milieu du silencieux bruissement de la Toile. C’est comme jadis ma collection de timbres, le meccano ou le Monopoly. Il y a une sorte de volupté à savoir que si personne ne me lit, personne non plus ne saurait me mettre au pilon. Je suis comme les seigneurs d’autrefois, qui ouvrait le parc de leur château aux bourgeois des environs. Vous pouvez venir faire un tour, entrez, bonnes gens, mais c’est pour mon agrément que tout cela a été créé. Et rose elle vivra ce que vivent les roses : mon château est un château de cartes, tout cela est destiné à s’évanouir comme un songe. Le papier a une petite chance de nous survivre. Ce que nous croyons créer sur Internet s’efface comme la fumée derrière un avion. Tout puissant dans l’espace, Internet s’effondre dans le temps. Je me console en me disant que quand je mourrai, ce sera moins long à vider que mon appartement. Un clic suffira. Et je continue sans mélancolie ma promenade autiste le long de mon site, du bout de ma canne j’éprouve la solidité d’un lien, je jette un œil aux longues enfilades bibliographiques qui me rappellent certaines allées du parc de Versailles, je vais musarder dans mes hameaux de Trianon, je parle tout seul dans les avoines folles, Internet et moi on se comprend, et la nuit seule entendit nos paroles : mais où sont les blogs d’antan ?