Un journal d’Azaïs

 Article publié dans De Perec etc., derechef, Mélanges offerts à Bernard Magné,
recueillis et présentés par Éric Beaumatin et Mireille Ribière, Paris, Joseph K., 2005, p. 275-285.

 

Non, les pages qu’on va lire ne sont pas des fiches égarées, tombées du manuscrit de La Vie mode d’emploi. Ce sont, telles quelles, les notes de lecture d’un érudit un peu fou, moi, prises fin septembre 2002 à la Bibliothèque de l’Institut. J’étais venu explorer les manuscrits 2637-2645, huit volumes d’un journal personnel. Pendant un certain temps, au XIXe siècle, cette Bibliothèque a ignoré qui en était l’auteur, situation qui lui a permis, si je puis dire, une « dégustation en aveugle », comme on fait pour les vins. Voici l’évaluation de M. Lalanne, le bibliothécaire qui trouva ces volumes en 1883 dans le legs de Mme Jules Mohl :

Manuscrit intitulé Journal qui commence le 20 mai 1799 et finit en février 1802.

Il se compose de 8 volumes in-12, demi-reliure, cotés 1 à 9. Le tome 4 manque.

L’auteur qui ne se nomme nulle part paraît avoir joué dans le département des Hautes-Pyrénées un rôle politique qui le força de se cacher pendant quelques mois après le 18 fructidor.

C’était un homme qui composait des quatuors, des opéras, des cantates, des comédies, s’occupait de chimie, de géologie, de philosophie, faisait de nombreuses excursions dans les Pyrénées qu’il a racontées longuement.

En somme manuscrit plein de fatras et peu intéressant.

Il est plein de fautes d’orthographe les plus grossières.

Et voilà ! Moi qui adore les quatuors, les Pyrénées et les fautes d’orthographe, j’étais à mon affaire, sans grand mérite d’ailleurs puisque je savais ce que M. Lalanne ignorait et que son successeur, M. Robellian, découvrit plus tard et inscrivit à la suite :

Ce manuscrit susdit est d’Azaïs.

Le problème est que vous, vous ne savez sans doute pas qui était cet Azaïs, faute d’avoir consulté dans Les Tarnais, Dictionnaire biographique, sous la direction de Maurice Greslé-Bouignol, Fédération des Sociétés intellectuelles du Tarn, 1996, les deux excellentes notices suivantes, signées Nicole Le Pottier :

AZAIS, Hyacinthe (Ladern, Aude, 4 avril 1741-Toulouse, 30 mars 1795)

Il apprit la musique auprès des maîtres de chapelle de Carcassonne et d’Auch, puis à Paris, où ses premières compositions lui valurent l’appui de Gossec. Nommé grâce à celui-ci à l’Opéra de Marseille, il fut bientôt appelé à l’École de Sorèze pour enseigner la musique. Là, il mit au point une Méthode de musique (1776), composa pour son instrument de prédilection, le violoncelle, et pour l’orchestre de l’École sur des pièces de François Ferlus. A partir de 1782, il poursuivit à Toulouse une carrière de directeur d’opéra et de professeur que la Révolution vint contrarier.

AZAIS, Pierre Hyacinthe (Sorèze, 1er mars 1766-22 janvier 1845)

Fils de Hyacinthe, il reçut une éducation classique et musicale à Sorèze et, après un séjour chez les Oratoriens à Tarbes, il exerça divers métiers, dont celui de précepteur chez le comte d’Imbert du Bosc de 1788 à 1794. C’est là que ses talents de brillant causeur et de musicien suscitèrent l’affection quasi maternelle de la sœur du comte, la baronne de Rivières. Ils correspondirent jusqu’en 1804.

Son évolution vers des positions royalistes, qu’il a exposée dans une brochure en 1797, l’obligent à se cacher : à l’abri à l’hôpital de Tarbes, il rédige Des compensations dans les destinées humaines, premier exposé du système universel qu’il professa toute sa vie dans de nombreux écrits. Il trouve en Mme Cottin une nouvelle égérie, qui lui ouvre les portes de la capitale en 1806.

Sa doctrine, qu’il voulait fondée sur la Science, ramène l’explication de l’univers à l’action de deux forces, l’expansion et la compression, dont résulte, en fin de compte, un principe unique d’équilibre, « constamment invariable dans un mouvement constamment varié » (Cours d’explication universelle, 1834). Cette loi de compensation explique aussi bien le monde physique que la psychologie individuelle ou l’histoire des peuples.

Il a d’abord rencontré un certain succès auprès des libéraux (Mme de Staël, puis Decazes), sa doctrine apportant une caution métaphysique à la politique du « juste milieu ». Il est tour à tour inspecteur de la Librairie sous l’Empire, recteur de Nancy sous les Cent-Jours. Par la suite, ses ouvrages rencontrent quelques succès d’estime, mais le monde scientifique, comme l’Université, lui ferme ses portes et il tombe peu à peu dans l’anonymat, ne gardant qu’un petit groupe de disciples qu’il enseigne dans son jardin. Il écrit avec sa femme une suite à l’Ami des enfans de Berquin.

De 1810 à 1844, il a tenu un journal fondé sur les dates anniversaires, revenant chaque année sur les événements intimes ou publics du même jour des années précédentes, pour démontrer le « balancement des destinées humaines » entre un poids égal de bonheur et de malheur.

Nous y voilà. Notre Azaïs, c’est le fils, bien sûr. Son journal-anniversaire, qui comprend 366 liasses réparties en douze dossiers, fut tenu par lui 34 ans durant, jusqu’à sa mort. Déposé aux archives municipales de Sorèze, il a été ensuite pris en charge par les archives du Tarn, à Albi. Michel Baude lui a consacré une thèse remarquable, et il en donne une vue d’ensemble dans Le moi à venir (1993). Je suis donc allé à Albi en août 2002 pour en lire environ trois « semaines », c’est-à-dire 21 liasses, ce qui est peu, mais suffisant malgré tout pour évaluer une entreprise qui n’est pas sans parenté avec ces Lieux dont Georges Perec attendait qu’il lui permette d’observer le triple vieillissement des lieux, de son écriture et de sa mémoire. Ce journal tardif et original, commencé à l’âge de 44 ans, avait été précédé d’autres journaux plus classiques. Celui qui est conservé à la Bibliothèque de l’Institut, tenu à partir de 1799 (il avait 33 ans), n’est pas le premier, mais c’est le seul de quelque longueur qui ait été conservé. Voilà pourquoi, malgré les avertissements de M. Lalanne, je me suis plongé dans ce « fatras ». Mes notes elles-mêmes sont décousues, excusez-moi : c’est un premier contact, à la bonne franquette. J’essaie de m’orienter. Et je privilégie les citations : vous n’aurez pas tout perdu. En 1799, écrire un journal personnel était une pratique nouvelle, pour laquelle on n’avait guère de modèle. Chacun improvisait, en faisant parfois, sans le savoir, exactement comme les autres, parfois en trouvant des voies originales. J’ai aimé cette fraîcheur d’invention.

*

Lundi 30 septembre 2002

Le premier volume va du 20 mai au 17 août 1799.

Dispositif général : une petite marge est tracée au crayon par avance. Chaque entrée porte en exergue une pensée, autocitation de l’entrée du journal elle-même, donc écrite après coup dans la place réservée. En même temps que la pensée, Azaïs indique parfois, mais pas toujours, le temps qu’il fait, à côté de la date.

À titre d’exemple, voici le dispositif au début du journal (f° 1) :

Mon Journal

Mois de prairial 1799

1er Prairial         20 mai temps sombre

                                   un peu d’orage

            Comme tout s’enchaîne en ce monde ! Les maux au désordre, la paix à la justice, la raison au bonheur


Dans cette première entrée, après des réflexions sur le régime révolutionnaire qui « menace ruine », et dont il souhaite la ruine, il décrit la nouvelle forme que prend son journal :

J’ai commencé aujourd’hui à prendre cette forme portative pour mon journal, parce que je suis à peu près certain que ma retraite ne sera point constante cette année, et que partout où je pourrai être conduit, ou par mon attrait, ou par la nécessité, je veux me faire accompagner sans cesse de ce moyen de surveiller ma vie. Je ne voudrais mettre aucune interruption dans une habitude dont les effets présents me sont salutaires, et qui prépare des satisfactions à mes souvenirs.

Je voudrais être seul à ne point changer au milieu de tout ce qui changera et dans mon sort, et autour de moi-même. Mon journal est pour moi un miroir où se peint le jour qui s’écoule, un tableau où se conservent les jours qui se sont écoulés. Je ne voudrais ni le perdre, ni l’interrompre, ni le changer. Je ne compte que pour un changement heureux celui qui pourrait bien se faire dans l’indication des jours. Le calendrier révolutionnaire est une grande absurdité : il ne repose sur rien que sur des habitudes qui se contractent insensiblement par le courant des affaires […]

Les citations qu’en faisait Michel Baude m’avaient donné à espérer que ce journal de jeunesse serait moins plat et creux que le journal-anniversaire (si je puis me permettre ces adjectifs…) ; hélas, c’est le même homme, aussi bavard, aussi raisonneur. Il raconte, proportionnellement à la longueur de ce qu’il écrit, assez peu de choses, et passe son temps à moraliser et à généraliser. J’ai parcouru les 100 premières pages (cela va vite, les pages sont petites, l’écriture remarquablement claire). Il vit dans un couvent ou hôpital (?) : le 24 juin 1799, p. 116, il indique que cela fait dix-huit mois qu’il y est caché. Mais il lui arrive de faire des sorties, dans le jardin, ou d’envisager d’aller je ne sais où assister à une exécution de quatuors qu’il a écrits : sa réclusion n’est ni stricte ni pénible. Il lit avec enthousiasme saint Augustin, dont il aime la prose fougueuse et vivante. Il fait des réflexions sur sa timidité. P. 99-100, passage à recopier (j’ai été pris par le temps, on fermait !) sur un système d’écritoire portative qui lui permet de tenir son journal à l’extérieur – très intéressant. P. 117 – j’en étais là quand on a fermé pour de bon – il fait allusion au journal qu’il tenait quatre mois avant. Tout montre qu’il tenait un journal depuis longtemps, mais ce journal antérieur n’a pas été conservé. Celui que j’ai sous les yeux, je me demande s’il l’écrit dans un volume déjà relié, ou sur des feuilles qu’il rassemble après : plutôt la deuxième hypothèse. Il se sert sans doute de petits cahiers de papier (feuilles pliées) qu’il prépare en traçant la marge, qu’il accumule et fait relier après coup, comme d’ailleurs le montre la reliure elle-même, qui porte « Journal » et « 1 ». Un journal chronologique peut être relié de temps en temps, un journal anniversaire ne saurait l’être. Un journal chronologique peut être tenu n’importe où – en revanche, à partir d’un certain nombre d’années, un journal anniversaire est difficilement transportable… Ce journal de 1799 est donc tenu régulièrement, mais pas absolument tous les jours.


Mercredi 2 octobre 2002

Seconde séance de travail, qui me fait changer d’avis. Cet homme a compris avant beaucoup d’autres – peut-être pas les lois profondes de l’univers, mais les fonctions possibles du journal, et c’est assez étonnant.

J’ai d’abord repris le tome I, pour recopier le texte repéré lundi, que voici :

12 juin

Toutes les pensées se tiennent, parce que notre pensée tient à l’univers même, où tout se tient.

La complaisance de mon jeune ami m’a procuré aujourd’hui un petit meuble que son usage me rendra précieux. C’est une boîte en fer blanc, pouvant contenir à l’aise une petite provision de papier, du format dont je me sers en ce moment, un petit écritoire, quelques plumes, un canif et une feuille de carton un peu plus grande que mon papier. Tout cela est enfermé d’une manière très portative, et telle sera ma compagnie habituelle dans mes promenades solitaires qu’il me sera permis de faire un jour. Ce portefeuille aura l’avantage de garantir de la pluie tout ce qu’il contiendra, et de tenir toujours à ma disposition, en voyage et partout où je pourrai me trouver, ce qui me sera nécessaire pour que je puisse déposer sans cesse les impressions reçues par mon cœur et les observations de mon esprit. Mon journal, entre autres, pourra ainsi ne se trouver jamais interrompu.

J’ai cédé à l’impatience de jouir tout de suite de cette petite acquisition. J’ai été écrire sous ma fenêtre du Nord, dans la position où je pouvais me supposer en pleine campagne ; la facilité avec laquelle j’ai pu le faire m’a été bien agréable, et elle m’a transporté bien vite au temps où je pourrai écrire en pleine nature, dans quelqu’une de ces positions délicieuses que mon imagination découvre aisément à la faveur de mes souvenirs.

Il quitte le 3 juillet sa retraite, et il courtise une dénommée Caroline – effusions, lettres, jalousies (il recopie des lettres) – et le 22 juillet il est obligé de réintégrer sa cachette. Il échappe par miracle à une perquisition qui épargne sa chambre. Le 5 août, n’ayant pas écrit depuis le 2, il note ceci (f° 153) :

J’ai laissé passer deux jours sans écrire mon journal. Dans l’état de mon âme, cette occupation était pour moi une fatigue. Je dois m’avouer encore que j’ai été retenu par la honte de n’avoir à écrire que des faiblesses et des combats, après les résolutions que j’avais prises !

Après avoir fini de parcourir ce tome I, j’ai décidé de sauter au dernier tome (IX, cote 2645, 28 thermidor-3 pluviôse). Le journal est de plus en plus saturé de réflexions psychologiques ou morales, et vide de récits ou de faits. Parfois, tout de même, Azaïs a mal aux dents – mais c’est pour lui l’occasion d’analyser sa douleur. Parfois il décrit la situation où il se trouve pour écrire, au-dessus de Bagnères-de-Bigorre (p. 74). Il compose aussi une cantate pour une personne qu’il aime… Et nous voici le 5 vendémiaire (1801), lorsqu’il se lance dans des réflexions sur le journal qui m’ont vivement intéressé (f° 36 v°-37 v°) – mais qui ne sont rien à côté de ce qui va suivre :

Mon journal étant devenu presque malgré moi un ouvrage, je me trouve entraîné à donner à chaque article une forme qui me le rend à moi-même agréable. C’est pour cela que je ne suis pas toujours exact sur l’indication du moment où j’écris, et sur les petites circonstances qui interrompraient d’une manière froide et minutieuse une description à laquelle je m’abandonne, ou une discussion que je poursuis.

Il est, par exemple, peu d’articles que j’achève dans l’endroit et le jour même où je les commence. Je suis en train de sentiments et de pensées : cependant le temps me presse, je suis obligé de m’arrêter ; alors je m’arrête, sans arrêter l’article que j’aime à arrondir et à achever convenablement.

Il n’est donc que mes débuts et environ mes sept ou huit premières pages qui répondent exactement à la date. Lorsque je continue, je n’indique plus le moment ni le lieu, à moins que le plaisir de la description ne l’amène. J’en use ainsi maintenant parce que je destine mon journal à faire l’agrément de mon avenir. Et je viens, en ce moment, d’insérer cette note afin de corriger cette inexactitude, dont je pourrais moi-même un jour ne pas me souvenir. Je veux que mon journal autorise ma propre confiance, et pour cela qu’il soit fidèle, ou qu’il me dise en quoi il ne l’est pas.

Cet attrait qui m’a insensiblement séduit de donner à mon journal une forme d’ouvrage est cause d’une autre inexactitude. Il n’est plus, comme dans les premiers temps, un registre courant de ce que je vois et que j’éprouve ; je réunis au bout de plusieurs jours, quelquefois de plusieurs mois, ce qu’il y a de semblable dans mes observations et mes souvenirs.

Ainsi mon journal devrait être aujourd’hui plus exactement appelé mon histoire : mais c’est un titre fastueux : et quoique pour moi seul, je ne le lui donnerai pas.

Mais voici le texte essentiel du 14 vendémiaire, dans lequel il approfondit la première intuition qu’il a de ce que j’appelle, moi, le « journal-œuvre », dont il fait la théorie de manière étonnante (f° 89-91) :

Si nous venions deux fois à la vie, je consacrerais la première à écrire mon journal, je ne ferais pas autre chose ; – il ne manque au plaisir que cette occupation me donne que la liberté de m’y livrer sans regret et sans contrainte : mais le temps s’écoule et j’ai tant d’autres emplois à donner au temps !

Quelle variété dans mes plaisirs, si je pouvais m’abandonner à celui de décrire chaque objet, chaque événement qui m'intéresserait ! Tout serait inopiné pour moi-même. Cette curiosité qui nous attache à la lecture d’un récit fait par un autre, et qui a manqué à l’écrivain de ce récit, j’en serais animé, car je ne connaîtrais point d’avance la suite du récit que je me plairais à faire. J’aimerais surtout à peindre jusqu’aux plus petits détails de ma vie ; et je mènerais une vie bien simple, bien obscure, afin que ces détails ne fussent que ceux de la nature bien simple ; c’est en elle qu’est la source de cet intérêt qui touche, qui adoucit, qui console, parce qu’elle nous environne de toute part, qu’elle fait le courant de notre vie, et que les plaisirs qu’elle nous offre sont les seuls qui se mêlent toujours à nos sentiments honnêtes, à l’accomplissement de nos devoirs. Oui, je voudrais qu’il me fût interdit de faire autre chose que mon journal : je serais heureux et tranquille, comme je l’étais dans ma retraite, lorsque je ne pouvais choisir ou arranger les conditions de mon sort.

Aujourd’hui je pourrais faire bien des choses, et c’est cette liberté qui appelant dans mon imagination des désirs, des regrets, me jette quelquefois dans l’irrésolution et dans le trouble. De même, je puis faire d’autres ouvrages que mon journal ; c’est pour cela que je me livre au projet d’en faire d’autres ; c’est pour cela aussi que je me contrains et m’arrête, lorsque je voudrais donner tout mon temps à mon journal. Je me dis quelquefois que d’après la forme que j’ai maintenant donnée à ce tableau de moi-même, je ne pourrais jamais faire d’ouvrage qui puisse lui être préféré : en effet j’y dépose, depuis quelques temps, les pensées, les observations et les sentiments que j’ai le projet de réunir en corps d’ouvrage particulier. Dans mon journal, ces pensées et ces observations ne sont pas toujours liées entre elles ; mais elles sont liées à moi-même ; elles viennent dans mon journal comme elles me sont venues ; leur place se trouve ainsi naturelle ; car c’est ma nature qui a fixé le moment et la circonstance où elles devaient se placer dans ma tête et dans mon cœur. Cette liaison est plus intéressante et même plus vraie que l’ordre méthodique. Cependant ce n’est point ainsi que les hommes peuvent recevoir les pensées d’un auteur, du moins tant qu’il existe, car la mort efface, ou du moins adoucit beaucoup, cette défaveur très juste, qui est attirée sur un ouvrage par un ton de la personnalité. Aussi, un mouvement généreux est quelquefois donné à mon âme ; - je pense à n’écrire [que] mon journal, et à renvoyer après ma mort l’effet que pourront produire les idées que j’y dépose. Il y aurait dans cette résolution une sorte de sentiment sévère qui donnerait quelquefois de la force et de la noblesse à mes compositions et à mes tableaux. Je me dirais, en m’écrivant : … ces lignes que tu traces ne verront le jour que lorsque tu l’auras perdu ! Songe à leur donner d’avance le caractère d’une vérité qui sortirait du tombeau : cette vérité serait pure, simple, dégagée de cet assortiment étranger que l’homme vivant lui donne presque toujours, par amour-propre, ou par considération des circonstances qui font sa destinée.

D’un autre côté, c’est aussi une pensée orgueilleuse que de vouloir occuper les hommes après sa mort. C’est se persuader que l’on fera des choses qui en seront dignes ; c’est s’attacher d’avance à des générations qui n’existent pas encore, et se séparer de ses contemporains ; c’est s’exposer à ne plus aimer ses contemporains. Car on ne veut rien faire pour eux ; on ne veut rien recevoir de leur part ; et l’affection est un commerce d’échange.

Cette page, écrite en 1801, est un coup de génie… Le fantasme d’une vie d’écriture doublant totalement la vie réelle et dégageant ses arômes…  Et surtout l’idée que la genèse d’une pensée est plus instructive que son résultat, qui semble annoncer le Valéry des Cahiers

Je reprends la description du manuscrit. Je suis donc dans le tome IX de cette petite série reliée. Oui, cela a été relié après-coup, la preuve en est que la pagination, à l’encre, de la main d’Azaïs, est souvent coupée par le hachoir qui a égalisé ces feuilles irrégulières. Cette pagination court sur des unités plus courtes que le volume, et c’est la bibliothèque qui a ajouté, sur l’objet relié dont elle a hérité, une foliotation au crayon. Le tome IX réunit en fait deux fascicules à la pagination autonome, le second portant à l’encre, au début, la mention « vol. 15 ».

Au début de ce « vol. 15 », Azaïs annonce qu’il reprend son journal après trois mois d’intervalle, le 8 floréal an 10, interruption due au fait que, pendant ces trois mois, il a trouvé son système ! Il raconte alors en détail la genèse de sa trouvaille ! C’est une sorte de roman intellectuel ou de discours de la méthode, fort touchant, où tout se passe en dialogue avec un savant local (il est toujours à Bagnères-de-Bigorre) qu’il essaie de convaincre de ses premières ébauches. L’autre lui faisant des objections auxquelles il est incapable de répondre, il se remet au travail, modifie sa théorie, revient le voir, essuie d’autres objections, mais moins graves, etc. – et la suite du texte, que je feuillette à la va-vite parce que la bibliothèque va fermer (c’est une manie !) et qu’on rode autour de moi pour me faire décamper, la suite raconte donc en détail d’infinies ballades autour de Bagnères : un homme qui aime à ce point la montagne ne saurait être mauvais ! – Il faudra que je reprenne sérieusement cette fin… j’avoue être retourné par l’entrée du 14 vendémiaire, et fort intéressé par une autobiographie intellectuelle si originale.

Vendredi 4 octobre 2002

Séance rapide à l’Institut. D’abord je ressors le tome IX, corrige les citations ci-dessus, puis continue à parcourir le journal à partir du coup de génie de vendémiaire. On l’y voit se mettre, après des études de botanique, à la zoologie !

Puis il recommence à réfléchir à la fonction de son journal, à la répartition de ses écritures théoriques entre le journal et d’autres supports, non datés (24 floréal, f° 123 r°) :

Tout ce que j’ai écrit hors de mon journal depuis quelques mois est fort considérable, et comme j’ai beaucoup à écrire encore, je vais rendre mon journal à son institution primitive. Je vais lui confier le détail de mon état habituel, et de toutes les sensations et observations qui, ne se rapportant qu’à moi-même, ne peuvent intéresser que moi. J’y tracerai le progrès de mes idées : je m’y rendrai compte des sentiments, des espérances, des craintes, des désirs dont se compose la vue prochaine de ma destinée. Je suis beaucoup pour moi-même, car je suis toujours avec moi-même : je n’ai en ce monde d’autre propriété que moi.

Il continue néanmoins dans le journal même ses écritures théoriques. Il y a là quelque chose d’important pour l’histoire de la pensée, même si le génie très moyen d’Azaïs rend ces pages assez fastidieuses, je dois l’avouer. Mais à sa manière, il construit une philosophie nouvelle pas plus ridicule que celle de Rousseau ou d’autres. Il se renseigne de seconde main sur les sciences de la nature pour y trouver les modèles qu’il transposera au monde moral : la théorie des compensations dans la vie humaine individuelle n’est qu’une application des grands principes qu’il croit observer dans le monde physique. Au fond, il fait la même chose qu’un Chateaubriand avec son Essai sur les révolutions, qu’un Constant avec son Histoire des religions, du côté de la philosophie de l’histoire ; et qu’un Maine de Biran, qu’un Marc-Antoine Jullien, et bien d’autres « penseurs » de l’époque, du côté de la psychologie : tous sont à la recherche des fondements d’une « science de l’homme ». Le « style » de sa démarche est celui de l’époque. Sourire avec condescendance devant la théorie des compensations, comme il m’est arrivé de le faire, est une erreur. On voit qu’il ne s’agit pas d’une lubie, mais d’une longue et exigeante réflexion. Et on le voit justement parce qu’il tient son journal ! Le génie qu’il n’a pas eu dans le résultat, il l’a dans la méthode. Ces huit volumes permettent de suivre la genèse d’une philosophie, ce n’est pas rien…

Il est touchant de voir que le 24 floréal, il se gourmande en disant que maintenant, il va reséparer son journal et ses réflexions théoriques… et que dix pages plus loin (f° 131 v°-132 r°), il constate les dégâts : il a fait le contraire de ce qu’il avait décidé, il s’est remis encore à théoriser dans son journal !

Je ne voulais plus raisonner, discuter sur mon journal : et à la suite de cette résolution, je viens d’écrire plusieurs pages de discussions et de raisonnements. J’y ai bien pensé en commençant. Il m’a semblé que j’avais peu de mots à dire : c’est ainsi que je me laisse souvent entraîner. Ne le regrettons pas : et ne prenons plus de résolutions : elles affaiblissent le sentiment de ma liberté ; elles excitent en moi le désir de faire ce que je me suis interdit.

Cette fois il est raisonnable pour de bon. Il se remet à décrire ses promenades. Il étudie les insectes. Il admire des couchers de soleil. Il décrit une famille de paysans, les parents et leurs cinq enfants. Il lit le poème de Delisle, « L’homme des champs ». Au f° 145, « je me rendis de bonne heure, il y a trois jours, au sommet du Castel-Mouli ». Promenades, rêveries dans la nature, c’est charmant, un peu longuet, il fait son Rousseau, avec des levers et des couchers de soleil. Puis on en arrive à des méditations sur la Révolution et le retour à l’ordre que représente Napoléon, - méditation en particulier sur sa politique « pro-chrétienne » opportuniste, qui ne trompe personne, et le voilà reparti dans de longues et générales considérations. Mais il revient ensuite à ses promenades, f° 172 r° : « J’étais il y a peu de jours au sommet du Mont-Aigu », etc.

Puis une brusque interruption de deux mois, après laquelle il reprend en notant au f° 174 v° : « Deux mois d’intervalle, 1er vendémiaire an 11, 23 septembre 1802 ». On apprend que pendant ces deux mois, il a beaucoup souffert de « maux de nerfs », qui l’ont amené à interrompre la rédaction de son grand ouvrage (mais aussi de son journal), tout en lui laissant la capacité de s’occuper de musique, et d’en composer : il raconte longuement (récit rétrospectif) ses relations avec une contralto venue de Paris, à qui il a fait chanter ses compositions, etc., puis de nouveau des excursions en montagne, avec des incidents, des malaises – on pourrait tirer de son journal un guide des promenades autour de Bagnères-de-Bigorre vers 1800, car il donne tous les détails. Après s’être perdu sur les sentiers pendant des pages, il se reperd dans les idées à partir du f° 203, nous voilà dans des abstractions sans fin, mais au bout d’un certain temps il revient à ses promenades…. Son journal est assez imprévisible, c’est son charme, même si s’établit une certaine régularité des oscillations – et même si, qu’il s’agisse de sentiers ou d’idées, il a la même lenteur méthodique et ruminante. Petit miracle : il lui arrive, en se promenant, une aventure musicale ! Il entend, sans voir la chanteuse, un air chanté par une voix de jeune fille, qu’il note et analyse (f° 223 v°-224 r°). Il faudra que je ressorte le volume pour transcrire (ou photocopier ?) : c’est la première fois que je vois noté dans un journal un air de musique, trois lignes de partition, fort jolies à voir. Après cette aventure, il repart dans des développements abstraits, en particulier l’analyse de ce qu’est le toucher, etc. On n’est plus guère dans un journal – il finit par s’en expliquer (f° 240, 6 janvier 1802) :

Les deux numéros précédents de mon journal sont une copie rédigée des mêmes articles que j’avais essayé d’abord séparément. Je n’ose plus maintenant écrire d’un seul coup ce que je me propose de conserver. Il faut bien peu de choses, dans l’exposition des sujets qui m’occupent, pour jeter de l’erreur ou de l’incertitude. J’aime mieux dépenser un peu plus de temps et être sûr de ce que je fais.

Il passe ensuite par une période de maladie. Pendant sa convalescence il s’abandonne à des méditations religieuses, assez verbeuses également, d’autant plus qu’il y a une « voix » qui lui parle, et dont il note les discours (f° 245 v° à 253). C’est donc un mini-passage de journal spirituel.

Nous voilà maintenant aux dernières pages de ce tome IX et dernier de la série conservée à la Bibliothèque de l’Institut. F° 255 : « Je n’ai rien écrit sur mon journal depuis dix jours. J’ai cependant beaucoup écrit ». Et il s’effraie de l’immensité de la tâche qui est devant lui.

Après le volume IX, je reviens en arrière en sortant le volume VIII (2644). Ce n’est pas de bonne méthode, j’aurais dû suivre l’ordre – mais c’est comme ça. Ce volume comporte 157 folios numérotés au crayon. Il est composé de deux cahiers paginés séparément par Azaïs : un ensemble de 227 pages, puis un « vol. 13 », composé de 87 p. Il commence le 11 prairial an 9, 31 mai 1801, et se termine le 30 brumaire. Quand le volume commence, Azaïs se remet d’une grave maladie, qu’il qualifie de mortelle (il appelle cela « mon coup de mort »). Il faudra voir si cela a été raconté à la fin du volume précédent. Puis des récits de promenades et de lectures. Il lit par exemple le Tableau de l’Amérique septentrionale, de Raynal, regrettant de n’avoir pas emporté son matériel portatif pour prendre des notes (f° 20 v°) :

Dès les premières pages de ma lecture, hier, au début de ma promenade, je sentis le regret de n’avoir pas emporté ma petite table d’écriture : des idées satisfaisantes me venaient ; j’aurais voulu pouvoir les retenir ; j’en déposai quelques-unes en courant, et d’une manière incommode ; je vais les transcrire.

Ensuite il alterne récits détaillés de promenades et pensées. Ce sont un peu des essais à la Montaigne ou des rêveries à la Rousseau. Il décrit longuement son « Elysée » (sa retraite champêtre – il semble habiter… « Planteau », je ne suis pas sûr du nom). Il fait une excursion de la journée au Pic du Midi (f° 51 à 75, soit une cinquantaine de pages !).

Autres promenades et pensées. Je feuillette vite.

A la fin du volume, le 26 brumaire (f° 133 r°), il annonce qu’il va faire le point sur l’état actuel de sa philosophie :

Je vais essayer ici l’exposition de ma pensée, telle que je la conçois aujourd’hui. Ce ne sera point encore une exposition définitive : chaque jour j’apprends à l’étendre ou à la modifier. Mon journal est maintenant comme le prélude de mon ouvrage.

Ce long exposé ne l’empêche pas de prendre l’air : « Je monte ordinairement sur le Bédat le matin » (f° 156 v°). C’est une petite éminence quasiment dans Bagnères-de-Bigorre, semble-t-il, juste une promenade. Le charme de mes séances philosophiques à l’Institut, c’est que je les termine chez moi en repérant ses balades sur mon atlas Michelin.

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Lundi, mercredi, vendredi, tomes I, IX et VIII : à l’automne 2002, j’en suis resté là. Les cinq autres volumes contiennent sans doute aussi des curiosités, ou des merveilles. Ils sont à l’abri, ils m’attendent. Ce sera quand je veux. Ou quand je pourrai… car j’ai été pris par le temps. Pourquoi cette recherche ? J’ai commencé à travailler sur un sujet immense, et quasiment vierge : l’histoire de la pratique du journal. La bibliothèque de l’Institut recèle un nombre considérable d’autres journaux inédits, du XIXe siècle essentiellement. Et elle n’est pas la seule. C’est une longue enquête, qui va durer des années. J’ai donné, avec Catherine Bogaert, une première synthèse, une première exploration de ce territoire immense, dans le livre illustré Un journal à soi. Histoire d’une pratique (Éd. Textuel, 2003). Vous y trouverez en particulier deux pages consacrées au journal-anniversaire d’Azaïs, tenu sur feuilles volantes. Nous avons choisi les quatre dernières entrées (1841 à 1844) de la liasse du 19 février : d’une année à l’autre il étudie, méthodiquement, le vieillissement de l’encre qu’il utilise, et, mélancoliquement, celui de son pauvre corps. Il n’y a jamais eu pour lui de 19 février 1845 : il est mort le 22 janvier. Mais l’encre est toujours là.