Hyacinthe Azaïs, diariste ambulant
On
connaît peu, ou même plus du tout, Hyacinthe
Azaïs (1766-1845). Il
obtint quelque notoriété pour son traité
philosophique Des compensations dans les destinées
humaines (1809). Après 1850,
on l’oublia. Seul les
« pyrénéistes » se souvinrent de
lui, de temps
à autre, pour se moquer d’Un mois de
séjour dans les Pyrénées (1809), livre dont je
vais faire l’éloge. Dans les
années 1970, Michel Baude retrouva et étudia son
extraordinaire
journal-anniversaire : de 1811 à 1844, Azaïs avait
tenu parallèlement 366
journaux, un par jour de l’année. C’était un philosophe
médiocre, mais une
sorte de génie du journal intime. En tout cas, un
pionnier : ce qu’il fit
n’avait jamais été tenté avant lui, ni même
imaginé. Et n’a guère été imité
depuis.
Je
voudrais évoquer ici son premier journal, tenu de 1798 à
1803, inédit, dont une
copie se trouve conservée à la Bibliothèque de
l’Institut, à Paris (huit
volumes, plus de deux mille pages). Quel dommage pour nous, et pour
lui, que l’original
en soit perdu ! En effet, une de ses inventions fut
l’écriture de plein
air, comme les impressionnistes ont pratiqué la peinture de
plein air… Autant
que l’authenticité du lieu, ce qu’il cherchait, c’était
celle du moment. Il était en quête de l’instantané.
Mme de Charrière taquinait
Benjamin Constant, qui morcelait ses lettres en notant chaque heure de
rédaction, elle lui disait que ce n’était plus là
un journal, mais un heural. Taquinons
Azaïs : il a
tenté un minutal…
Peut-être
faut-il avoir vécu en prison pour rêver écrire en
plein air. Peut-être faut-il
avoir frôlé la mort pour vouloir saisir la pointe la plus
fine de l’instant.
Ayant publié une brochure contre-révolutionnaire en 1797,
notre Azaïs,
musicien, enseignant, philosophe, fut obligé, après le
coup d’État du 18 Fructidor
(4 septembre 1797), de se cacher. Il vécut reclus plus de deux
ans, jusqu’en
mai 1800. Douce réclusion, certes, d’abord à
l’hôpital de Tarbes, où des
religieuses laïcisées mais résistantes le
cachèrent dans leur « pharmacie »,
puis dans des familles amies. À l’hôpital, il lut saint
Augustin, médita sur le
temps et sur les « compensations dans les destinées
humaines », et au
bout d’un an lui vint le projet de tenir un journal. Il le
commença le 4
septembre 1798. D’abord conçu comme guide moral (il l’appelait
« mon petit
surveillant »), ce journal devint vite le baromètre
de ses passions
amoureuses (il y avait des jeunes filles dans ses familles d’accueil…),
le
confident de ses rêveries dans la nature (il sortait parfois en
catimini) et
surtout le laboratoire de ses idées, le brouillon d’ouvrages
futurs. Il
s’émerveilla de la plasticité de la forme
« journal », au point
d’écrire, un jour d’exaltation : « Si nous
venions deux fois à la
vie, je consacrerais la première à écrire mon
journal » !... (Inédit,
6 octobre 1801).
Pour tenir un journal, comme pour
écrire une lettre,
il fallait du papier, un support stable pour appuyer le papier, une
plume (plume
d’oie, taillée au canif) et de l’encre dans un encrier.
C’était une occupation
d’intérieur. Il existait des
« écritoires » de voyage, petits
« meubles », c’est-à-dire ensembles mobiles, « nécessaires à
écriture », permettant d’emporter
avec soi tout ce qu’il fallait pour écrire, mais qui ne
dispensaient pas de
s’installer : même en voyage, on écrivait assis
sur une chaise, devant une table ou quelque chose qui en
remplissait la fonction. D’où l’étonnement que met en
scène Karl-Philipp Moritz
quand son héros, Anton Reiser, se met à écrire sur
le talus au bord d’une
route :
Pour ce voyage, il s’était muni d’une carte à grande échelle de la Basse-Saxe, d’un encrier portatif et d’un carnet aux pages blanches, car il entendait tenir soigneusement son journal de route.
Son
impatience et son énergie croissaient avec chaque pas qui
l’éloignait des
portes de H…, et il était à ce point enthousiasmé
par son entreprise qu’à
quelques lieux seulement de H… il s’assit sur le talus en bordure de la
route,
planta devant lui dans le sol son encrier qui était muni d’une
tige pointue et,
à demi étendu, commença à rédiger
son journal. Quelques calèches passèrent, et
les gens pour qui un homme écrivant sur un monticule au bord de
la route
devait, on s’en doute, présenter un spectacle bizarre se
penchaient par la
portière aussi loin qu’ils le pouvaient pour le regarder. (Anton Reiser, trad. G. Pauline, Fayard, 1986, p. 278).
Jetez un œil aux planches II et III de
l’article
« Écritures » de l’Encyclopédie,
vous verrez qu’écrire est une affaire sérieuse. Voici le
mode d’emploi :
Trois
choses sont nécessaires pour écrire ; un beau jour,
une table solide, et
un siège commode. La lumière que l’on reçoit du
côté gauche est toujours
favorable, lorsque de l’endroit où l’on écrit on peut
voir le ciel. La table et
le siège doivent être en telle proportion, que la personne
assise puisse couler
aisément les coudes dessus la table sans se baisser. Cette
attitude étant plus
naturelle, on doit la préférer à toute autre. Une
table trop haute pour le
siège empêche le bras d’agir et rend l’écriture
pesante ; une table trop
basse faire regarder de près, fatigue le corps et force les
effets de la plume.
Il faut donc autant qu’il est possible, se procurer toutes les
commodités, afin
que l’écriture acquière plus de hardiesse et de
légèreté.
Mais…
le crayon ? L’Encyclopédie n’en souffle
mot ici. Inventé
en Angleterre à la fin du XVIe siècle, il est pourtant
d’usage courant au
XVIIIe siècle. Mais il sert surtout au dessin ; pour
l’écriture, il reste
cantonné à des usages subalternes, provisoires ou
préparatoires, ou à des
situations extrêmes. Il s’efface, ce n’est pas une trace durable.
Personne
n’écrirait une lettre, ne tiendrait un journal, ne composerait
un ouvrage, au
crayon. Les documents en archives sont pratiquement toujours à
l’encre. Faisons
un petit détour par les Confessions
de Rousseau. Parlant des voyages à pied de sa jeunesse, et
évoquant le regret
de n’avoir pas tenu journal de ses rêveries, il s’exclame :
« D’ailleurs portais-je avec moi du papier, des
plumes ? ». Les
choses changeront quand il deviendra écrivain : à
deux reprises,
soulignant qu’il n’arrive à écrire et penser que « sub dio », il dira avoir
l’habitude d’emporter dans ses
promenades un crayon et « un petit livret
blanc ». Mais ces notes de
plein air devaient disparaître dès qu’au retour elles
avaient été recopiées ou
exploitées – à l’encre. Ceci dit, le « petit
livret » devait avoir
une couverture rigide, appui fort utile. Toujours est-il que jamais
Azaïs, lui,
n’évoque de près ni de loin la possibilité
d’écrire au crayon. Dommage que
l’original de son journal soit
perdu : nous aurions su s’il parvenait à écrire
régulièrement, proprement,
dans les situations mouvantes où nous allons le voir se placer…
En juin 1799, alors
qu’il est toujours reclus dans une des tours de l’hôpital de
Tarbes, son
« jeune ami » (il s’agit du peintre Jean-Baptiste
Jalon, né en 1771,
de cinq ans son cadet) lui fait un cadeau qui va tout changer pour
lui :
La
complaisance de mon
jeune ami m’a procuré aujourd’hui un petit meuble que son usage
me rendra
précieux. C’est une boîte en fer blanc, pouvant contenir
à l’aise une petite
provision de papier, du format dont je me sers en ce moment, un petit
écritoire, quelques plumes, un canif et une feuille de carton un
peu plus
grande que mon papier. Tout cela est enfermé d’une
manière très portative, et
telle sera ma compagnie habituelle dans mes promenades solitaires qu’il
me sera
permis de faire un jour. Ce portefeuille aura l’avantage de garantir de
la
pluie tout ce qu’il contiendra, et de tenir toujours à ma
disposition, en
voyage et partout où je pourrai me trouver, ce qui me sera
nécessaire pour que
je puisse déposer sans cesse les impressions reçues par
mon cœur et les
observations de mon esprit. Mon journal, entre autres, pourra ainsi ne
se
trouver jamais interrompu.
J’ai
cédé à
l’impatience de jouir tout de suite de cette petite acquisition. J’ai
été
écrire sous ma fenêtre du Nord, dans la position où
je pouvais me supposer en
pleine campagne ; la facilité avec laquelle j’ai pu le
faire m’a été bien
agréable, et elle m’a transporté bien vite au temps
où je pourrai écrire en
pleine nature, dans quelqu’une de ces positions délicieuses que
mon imagination
découvre aisément à la faveur de mes souvenirs.
(Inédit, 12 juin 1799)
Tant
qu’il sera reclus, les occasions d’utiliser ce dispositif seront rares.
En mars
1800, il va passer deux jours à Lourdes, en cachette, mais il
n’emporte pas sa
« boîte » et le regrette
amèrement :
J’eus le regret de n’avoir point porté mes petits
ustensiles
d’écriture ; j’aurais dépeint sur les lieux, au lieu
de le faire
aujourd’hui par souvenir ; ce n’est pas que ma description
eût été plus
exacte, car j’y suis encore ; mais j’aurais eu le plaisir de dater
ce
tableau du lieu même et du moment où il aurait
frappé mes regards ; cette
circonstance me l’aurait rendu un jour plus agréable. Je ne
marcherai plus sans
ma petite boîte ; – je veux mettre tous mes plaisirs
à profit. (Inédit,13
mars 1800)
S’il regrette sa boîte, c’est donc
moins pour l’exactitude de la description (il a bonne mémoire),
que pour le
frisson d’être embrayé directement sur le temps – un
sentiment
« existentiel » à la Rétif de la
Bretonne (qu’il ne devait pas
connaître). La date doit échapper à tout
arrangement, à toute fiction. Le
« plaisir de dater » consiste, en notant la date,
à être en prise sur
un peu d’éternité, à faire coïncider par
cette inscription le fugitif et
l’éternel – et d’autre part à « faire passer
le courant », à rendre
possible une transmission d’ici et maintenant vers l’avenir, en se
créant une
gamme d’anniversaires possibles au fil des années…
« Libéré » en mai 1800,
Azaïs n’eut guère le temps d’en profiter : il tomba si
gravement malade,
le 30 mai 1800, qu’il fut trois ou quatre jours au seuil de la mort (il
appela
cela « mon coup de mort ») et ne se remit que
lentement. Il acheva sa
convalescence, de juillet à septembre 1800, chez des amis
à Saint-Sauveur, sur
le chemin de Gavarnie. Deux mois de solitude, de promenades et de
rêveries, où
l’idée lui vint d’écrire en marchant.
Non plus recomposer, le soir, ce qu’on a vu ou rêvé dans
la journée, mais
écrire en direct, sur le motif, dans
l’instant. Ce qui supposait de se servir enfin pour de bon de la petite
boîte
procurée par son ami. Il l’évoque
rétrospectivement, en mai 1801, en précisant
les perfectionnements qu’il a lui-même apportés depuis au
dispositif :
Je n’écrivais dehors, il y a un an, que sur une petite
feuille de
carton, sur laquelle ma main ne pouvait être suffisamment
assujettie. Ce ne fut
qu’à Saint-Sauveur, et même assez tard, que j’y substituai
le portefeuille
envoyé et fait par mon ami. Aujourd’hui, je me sers encore plus
commodément
d’une petite planche solide et cependant légère qui peut
entrer dans la grande
poche que je lui ai destinée. Mon portefeuille tenu à la
main me donnait l’air
fort embarrassant d’un homme qui veut être remarqué.
(Inédit, 30 mai 1801)
De la petite feuille de carton au
« portefeuille », plus rigide, il y a
progrès. Mais comment jonglait-il
avec la plume et l’encrier ? J’ai du mal à l’imaginer. Il
fallait
bien, malgré
tout, se poser quelque part ? Anton Reiser, on l’a vu, avait
« planté » son encrier, et s’était
« à demi étendu ».
Comment faire debout ? – C’est après
son premier essai, lors d’une excursion de trois jours à
Gavarnie, qu’il fit le
point sur son invention, dans la longue entrée qu’on va lire.
Comment son
parapluie pouvait-il servir de support à son portefeuille ?
Et s’il le
faisait, comment Azaïs a-t-il pu ensuite, comme il le raconte
ci-dessous, s’en
passer en le « réformant » ? J’y
perds mon latin, mais je fais
confiance à cet homme candide et inventif. Dans une note de son
livre de 1809 (Un mois, p. 161), il confirme avoir
dès
1801 réduit le dispositif à « une simple
planche très petite, très légère,
ficelée sur (son) bâton », qui lui a permis de
noter en plein air tout son
système philosophique.
J’ai remarqué dans une autre occasion pourquoi il est
dans notre nature
de ne parvenir que tard à la découverte des idées
originales et simples ;
c’est parce qu’il était bon que nos plaisirs et nos avantages
fussent
distribués avec égalité sur le cours de notre vie.
Ma manière d’écrire en
marchant est, depuis aujourd’hui, d’une facilité et d’une
commodité singulière.
Je serais moins bien sur une table, et je n’aurais pas le plaisir de
m’avancer,
de me déplacer ; – cet
exercice est très salutaire au corps et à l’esprit, – il varie pour ce dernier les points de vue,
ce qui donne [du jeu à l’imagination. Je m’assois, je me
relève, je m’incline,
je m’appuie ; je fais ce que je veux, sans que ma table me quitte
dans son
assiette horizontale. Je fais autant de pas qu’il en faut pour trouver
l’expression d’une pensée ; alors je m’arrête partout
où je me trouve,
debout, assis, peu m’importe : ma plume va toujours. C’est ainsi
qu’à
l’instant actuel, me voilà parvenu, toujours marchant ou
écrivant, en face de
Luz et dans la direction, pour mes regards, du Gave de Barèges.
J’ai pris ce
soir le petit sentier qui, à son début, domine le chemin
de Saint-Sauveur et
conduit au village de Sazos.
Je sens que, dans cette position, et dans cette occupation,
je ferais
sans fatigue, et sans m’en apercevoir, la route d’ici au Pic du Midi,
à Paris,
au bout du monde, pourvu que je ne fusse point pressé.
L’idée d’écrire ainsi est d’une
simplicité singulière, et peut-être
n’était-elle encore venue à personne. Je l’avais eu peu
de jours avant d’aller
à Gavarnie, et elle a singulièrement contribué
à l’agrément de mon voyage.
Cependant mon parapluie servant de support
horizontal à mon portefeuille, était incommode à
placer, et pesant à porter. Ce
matin il m’est venu, je ne sais d’où et je ne sais comment,
l’idée de le
réformer, et me voilà, marchant toujours, sans autre
bagage que mon
portefeuille. Insensiblement je suis arrivé auprès d’une
très jolie fontaine,
ayant toujours sous mes regards le charmant vallon de Luz,
côtoyé, le long de
la montagne où je me trouve, par le gave de Saint-Sauveur, et
traversé dans sa
longueur par le gave de Barèges. J’écris, je me
promène, et je parcours un très
agréable chemin qui m’était inconnu. Mille fois, en
jouissant d’une idée si
heureuse, je me demande pourquoi je ne l’ai pas eue plus tôt.
(Inédit, 14
septembre 1800)
Il est voluptueux d’écrire :
« à l’instant actuel, me voilà parvenu,
toujours marchant et
écrivant… ». Car si l’écriture reste, en aval,
de l’ordre du différé, en amont elle
colle ici au
référent, si bien que la distance
« aval », par une sorte d’effet de
miroir, nous semble annulée : nous aussi, nous y
sommes ! Dans les
journaux très développés qu’il tient à
Saint-Sauveur pendant ces mois d’été où
il revient à la vie, Azaïs joue de deux manières sur
cet effet. Puisqu’il est
musicien, je dirai qu’il s’en sert tantôt pour la mélodie,
tantôt pour
l’harmonie.
Mais d’abord, un mot sur ce journal
de Saint-Sauveur, écrit de juillet à septembre 1800. Nous
le connaissons sous
deux formes. Une copie (au sein de la copie générale du
Journal) faite après
1809 par son épouse (il s’est marié sur le tard, en 1808,
et sa femme est
devenue sa collaboratrice), copie dans laquelle elle saute, mais
signale par
des renvois, les passages du journal retenus pour
l’édition : car cette section
du journal a été publiée par Azaïs en 1809,
sous le titre Un mois de séjour dans les
Pyrénées. Il avait déjà lancé,
sans
grand succès, un Essai sur le monde (1806),
qu’il développera ultérieurement sous le titre modeste de
Système universel. Son livre Des
compensations dans les destinées humaines (1809) avait
été mieux accueilli
mais, trouvant qu’on ne l’appréciait pas à sa juste
valeur, Azaïs voulut
légitimer ses théories en montrant sa sensibilité
devant la nature. D’où ce
volume de 227 pages, qui fut une première :
jusqu’alors, aucun
journal intime n’avait été édité, en
France, du vivant de son auteur. On avait
depuis longtemps, bien sûr, l’habitude de publier des journaux de
voyage. Mais
le titre (au demeurant peu attractif) le dit bien : il ne s’agit
pas d’un
voyage, c’est un séjour. Le livre
réalise le programme des Rêveries du
promeneur solitaire : Rousseau avait promis un
« informe journal »
de ses rêveries, mais composa finalement des textes très
concertés qui
n’avaient rien d’un journal. L’initiative d’Azaïs est donc
originale. Pourtant,
il n’est pas allé jusqu’au bout de la
sincérité : le journal publié est
sélectionné, antidaté (1797 au lieu de 1800), et
agrémenté à la fin de
développements de fantaisie (p. 182-207), dont il faut
reconnaître, avec
ses détracteurs, qu’ils ne sont pas des plus heureux. Il aurait
mieux fait de
s’en tenir à la lettre d’un journal qui, tel quel, est
sympathique et original.
Le procédé
« mélodique »,
c’est de tenir son journal sous la forme d’une chaîne de petits
reportages
minutés. Azaïs inaugure sa méthode lors d’une
excursion de trois jours au
cirque de Gavarnie (10-12 septembre, Un
mois, p. 108-150). Il faut supposer qu’il avait une montre,
même s’il n’en
parle jamais. Minutage est peut-être un terme
exagéré : il mesure le temps
à la louche, par quart d’heure, demi-heure ou heure
entière. Il n’en vient aux
minutes (et encore par multiples de cinq) que dans les moments
dramatiques. Le second
jour de son excursion, à 1h45, il est sous le plus fort pont de
neige, la
notation est rapide, il est glacé par le froid ; à
2h05, il note
seulement : « Au pied de la cascade ; elle
m’inonde » ; à 2h15, ayant pris du recul,
« C’était un beau
spectacle ; je n’ai pu le peindre sur place… » – et il
le peint,
longuement, avec dix minutes de retard, mais depuis un endroit sec. Les
notations sont séparées par des indications de
déplacements (« Un quart
d’heure de marche »). Elles sont brèves et sobres
quand il décrit les
transformations progressives du paysage, à mesure que le point
de vue se
déplace (Azaïs souligne à plusieurs reprises la
supériorité de l’écriture sur
le dessin et la peinture, parce qu’elle peut intégrer le temps).
Elles sont
longues et emphatiques quand il donne libre carrière à
l’émotion, et plus
proches alors du monologue de théâtre ou du poème
lyrique que du journal
« Qu’entends-je !... Quel bruit effrayant a retenti
dans ces
montagnes !... […] ». L’idée est de substituer
au temps recomposé du
récit rétrospectif le suspense d’une série de
présents sans cesse ouverts sur
un avenir inconnu. La veille de son départ pour Gavarnie, il
avait
« rodé » sa nouvelle technique de journal
« en direct » en
peignant minute par minute un lever de soleil (9 septembre, Un
mois, p. 99), ou bien en bougeant
entre chaque paragraphe pour décrire les lieux où il
vivait, se plaçant chaque
fois à l’endroit même dont il parlait :
(Ici,
je
change souvent de position ; il n’y a pas plus de deux minutes que
j’écrivais la page précédente auprès de ma
cabane. Tout à l’heure, je l’ai
quittée pour venir ici, à l’endroit où sont
situés trois noyers et un
chêne ; j’avais besoin d’y être pour pouvoir, en
quelque sorte, parler sur
place du charmant effet qui me sert à présumer, par
analogie, le sort de ma
jolie cascade ). (Un mois, p.
102-103)
Cette note est un exemple de ce que
j’appelle le procédé
« harmonique » : il consiste à
tresser le
texte du journal (récit d’actions ou de pensées) avec la
notation du contexte
(sensations ou incidents contemporains du moment de l’écriture).
Azaïs a eu l’idée
originale de faire imprimer ces notations dans un corps plus petit et
entre
parenthèses – un peu comme les didascalies d’un texte de
théâtre. Il n’a
recours à ce procédé que sept fois au long de
l’ouvrage publié, mais le lecteur
prend vite conscience que d’autres passages auraient pu avoir la
même
présentation. Voici l'une de ces parenthèses : le 8
septembre (Un
mois, p. 94), il est en
train de décrire le paysage de
montagne qu’on
découvre depuis sa « cabane »,
lorsque… : « (Je
m’interromps, pour prendre note ici de l’admiration que me cause un
charmant
petit insecte. Il a commencé par se promener sur ma main ;
il parcourt
maintenant la longueur de ma plume […]) » – et il
décrit minutieusement la
morphologie de l’insecte et s’abandonne lyriquement à son
admiration. Ces
parenthèses ne sont pas, malgré les apparences, des
digressions : elles
sont aussi pertinentes que les développements qu’elles
interrompent. Un journal,
en effet, peut-il avoir d’autre sujet que ce qui vient à la
pensée ou tombe
sous l’attention de celui qui l’écrit ? Notre homme est si
raisonnable que
je n’irai pas jusqu’à dire qu’il a l’intuition de
l’écriture automatique ou de
la libre association d’idées. Mais il a l’étoffe d’un
mystique, et à mes yeux
il le prouve moins (comme il le croit) par ses émotions devant
les Pyrénées que
par sa fascination pour l’écriture.
Il y a en effet un trait commun au
journal-minute des Pyrénées, en 1800, et au
journal-anniversaire tenu de 1811 à
1844 : la pratique de l’écriture comme exercice spirituel,
destiné à vous
placer à la pointe aiguë de l’instant ; l’attention
portée au présent, le
souci d’en fixer la trace et, en mettant ces traces en série, de
saisir quelque
chose qui ait rapport avec l’éternité.
Je remarque enfin que cette passion
d’inscrire le lieu et le moment dans l’écriture s’accompagne de
la manie
inverse d’insérer l’écriture dans le lieu et le
moment : en effet à quatre
reprises, au cours de son excursion à Gavarnie, Azaïs grave
son nom sur des
rochers (Un mois, p. 112 et 146) ou
son initiale sur le tronc d'un frêne (ibid., p. 36) ou d’un hêtre (ibid,
p. 120), comme s’il signait le paysage en y apposant sa trace – acte
que
dans
l’instant même, bien sûr, il note dans son journal !
J’ai préféré dans cette étude citer
des passages de métadiscours sur l’écriture, où
Azaïs manifeste, à mes yeux,
son intelligence et son intuition, plutôt que ses descriptions de
paysages, qui
auraient pu le faire paraître pompeux et naïf. Il est
évident que les carnets
du fondateur du pyrénéisme, Ramond de Carbonnières
(1755-1827), qu’on a publiés
en 1930, sont plus précis et riches que ceux d’Azaïs. J’ai
lu en parallèle
leurs carnets d’excursion à Gavarnie (Ramond en 1792, Azaïs
en 1800). Ramond
est plus curieux et détaillé, plus sobre, et pour tout
dire, bien plus
intéressant. Il note aussi les heures : mais il les note le
soir,
après-coup. C’est là où Azaïs prend sa
revanche : dans la vibration
mystique du présent. Certes, c’était un génie
incomplet : il n’avait pas
l’art d’une Eugénie de Guérin, qui savait en trois mots
rendre la saveur de l’instant.
Mais il a eu l’idée que s’il est utile de relever des
échantillons géologiques
et botaniques, ou d’observer l’habitat et les mœurs, ce n’est pas
perdre non
plus son temps, en voyage, que de noter la fantasmagorie d’un nuage
jouant avec
les sommets :
…
(J’allais ramener mon esprit sur la route de Coteretz ; je
suspends un
moment ce retour pour prendre note d’un bel accident qui n’a lieu que
dans les
montagnes. L’une de celles qui sert d’enceinte au bassin de Luz est
sous mes
regards ; un nuage fortement dessiné, et formant une bande
horizontale,
sépare le sommet de la montagne de sa base rebondie. Cette
pointe fait un bel
effet entre le blanc d’un nuage et l’azur des cieux ; un si beau
cadre lui
donne une forme et une couleur plus tranchantes ; l’imagination a
besoin
d’appuyer ce sommet sur sa base ; car, d’ailleurs,
séparé d’elle par une
vapeur foncée qui ne peut rien soutenir, il présente
l’idée d’une masse
imposante, jetée dans l’espace, et suspendue dans le vague des
airs.). (2
septembre, Un
mois,
p. 56)
*
Note bibliographique
Autres
références
*