Claude Mauriac
immobile/écroulé/accompli
Il
avait lancé un défi au temps, en inventant une nouvelle
manière de
« publier » son journal. Le
Temps immobile, premier volume d’une longue série, a paru en
1974. Claude
Mauriac n’y présentait pas son journal, commencé en 1927,
à 13 ans, dans
l’ordre de son écriture, mais dans celui de sa relecture. On le
voyait aller et
venir dans son passé, faire des
« plongées », ménager des
échos,
suivre des associations d’idées. Il tressait le journal de sa
relecture autour
de ces arabesques, dans une composition vertigineuse : l’avant et
l’après
du texte n’étaient plus l’avant et l’après du temps.
« Immobile à grands
pas », il explorait, sous l’apparent passage des
années, les permanences
profondes : celles des êtres, des lieux, des
caractères – de sa propre
manière d’être. L’idée de cette
« écriture perpétuelle » lui
était
venue en 1963. Il avait hésité sur le titre,
s’était arrêté au Temps immobile,
puis mis au travail en
1968. La mort de son père, en 1970, avait donné
nécessité et urgence à cette
entreprise paradoxale. Volume après volume, elle s’était
développée en une
série apparemment interminable. En 1978, un volume entier, L’Éternité parfois, confrontait les moments
fulgurants, si rares
dans une vie, où l’on accède à l’intuition de
l’éternité. En mars 1984, à un
ami qui s’inquiétait du désarroi où le laisserait
la fin d’une telle
entreprise, il répondait encore, impavide :
« Mais je n’en verrai
jamais le bout, jamais, je mourrai bien avant d’en avoir
approché, ne fût-ce
que de loin, un impossible achèvement… ».
Il avait lancé un défi au
temps, et le temps a relevé
ce défi. Au printemps 1984, tout a basculé.
L’anniversaire de ses 70 ans, une
opération de la prostate, et la mort du grand ami, si
prodigieusement vivant,
Michel Foucault : le temps s’est inexorablement remis en marche.
Désormais,
Claude Mauriac ne croit plus guère au temps immobile. Il a
vécu une sorte de
« partage des eaux », qui lui inspire, le 17
juillet 1984, les images
que voici : « le lac de l’enfance et de
l’adolescence ; le lac
de la jeunesse, qui contrairement à ce que l’on croit
s’étend très loin,
jusqu’à la soixantaine largement dépassée – pour
moi jusqu’à soixante-huit,
soixante-neuf ans ; puis le lac noir du grand âge, au bord
duquel en toute
lucidité et effroi je me trouve ».
« Le lac noir », ce
sera le titre du premier
chapitre du tome 8 du Temps immobile,
qu’il publie néanmoins en 1985. Car sur sa lancée, il
continue ce travail aux
présupposés duquel il ne croit plus qu’à
moitié, mais dont la poursuite est
pour lui vitale. Les « eaux » se partagent de
plus en plus : ses
maisons d’enfance s’éloignent, la « maison
rose » de Vémars est
vendue, Malagar donné à la Région Aquitaine.
Décidé à clore le Temps immobile,
il publie néanmoins un
tome 9 en 1986, et roule dans sa tête les manières de
sortir de cette impasse
tragique. Sa première idée est de continuer à
publier des montages des journaux
passés, en changeant seulement le titre. Ce sera : Le Temps écroulé. Pour parler du temps, il
aime filer la métaphore
à partir de deux images : celle de l’eau (qui stagne ou
s’écoule), celle
du bâtiment (qui se dresse ou s’écroule). Mais suffit-il
de changer le
titre ? Le changement de vision du temps n’implique-t-il pas un
changement
de technique ? Si sa nouvelle vision du temps est celle
(classique) de
l’écoulement irréversible, ne sera-t-il pas amené
à redonner à l’ordre chronologique
l’importance qu’il lui avait déniée ? Et
peut-être le temps est-il à la fois
immobile et écroulé ?
Peut-être aussi une nouvelle répartition est-elle
envisageable entre le publié
et le posthume ? Au milieu de ces hésitations, Claude
Mauriac trouve la
force de composer un dixième et dernier volume magistral, L’Oncle Marcel, pour clore cette œuvre dont il pensait ne
jamais
voir le bout, et dont l’achèvement, d’une certaine
manière, le laisse « à
découvert » face à la mort.
La fin du Temps
immobile occasionne une crise profonde. Entre le moment où
il remet à
l’éditeur le manuscrit du tome 10 (octobre 1987) et la
publication (février
1988), Claude Mauriac arrête non seulement tout travail sur ce
projet, mais
même de tenir son journal. Vide complet, dont il
réémerge fatigué et,
désormais, mortel. « Le temps immobile, se peut-il
que j’y aie jamais
cru ? » (21 juillet 1988).
Faute de pouvoir inventer de nouvelles
techniques, et
peut-être pour se masquer le côté inéluctable
du retour à l’ordre
chronologique, il se polarise sur le titre de la nouvelle série
envisagée. Il
juge Le Temps écroulé « laid,
peu euphonique, désagréable », et en arrive
à des trouvailles d’une
simplicité désarmante, comme Le Temps
passé ou Le Temps présent (22 et
25 avril 1988). Un an plus tard, lors d’une veillée de
prières pour le Liban à
Notre-Dame (11 avril 1989), l’inspiration lui vient et il se
décide pour Le Temps accompli,
« titre dont je
ne suis pas digne si on le prend dans un autre sens que ce qui n’est
autre que
le temps passé ». « Accompli »,
en effet, nous fait quitter le
monde physique pour le monde moral : l’idée de
« mission » perce
sous celle d’achèvement.
Mais le travail de composition dans lequel il
essaie
de reprendre pied se heurte à une lassitude nouvelle :
« il m’est
impossible, et lorsque je m’y risque très pénible (si
bien que j’y renonce), de
relire des journaux anciens » (1er mai 1989). Le doute
l’accompagnera jusqu’au bout (voir encadré). Il publiera
néanmoins quatre
volumes de cette nouvelle série, le quatrième paraissant
un mois après sa mort
(1996). Un cinquième est resté inachevé.
samedi 30 mai 1992
J’ai achevé le
Temps immobile alors qu’il n’aurait été ni
raisonnable ni honnête de le
poursuivre, il n’était certes plus immobile, le temps. Je suis
presque sûr que
j’en resterai au Temps accompli 2,
pour cette raison, d’abord, que la composition d’un nouveau volume
exigerait
des efforts physiques (recherches, photocopies) dont je suis de moins
en moins
capable, mais pour ceci, surtout, que je me sens détaché
d’un tel projet, la
composition du Temps immobile m’apparaissant,
rétrospectivement, incompréhensible sinon
complètement folle. De surcroît je
n’écris plus que rarement mon journal, matière
première de toute entreprise de
cette sorte.
Le Pont du
secret, Grasset, 1993, p. 250
Les
volumes du Temps
accompli sont
marqués par un retour progressif à l’ordre
chronologique : c’est Le
Temps immobile…
écroulé. Finies les
compositions labyrinthiques. Le premier volume (1991) est
composé de séquences
bien centrées, comme autant de petites
« nouvelles » construites à
partir du journal contemporain, en ordre chronologique. Claude Mauriac
avait
d’abord pensé faire des « jour à
jour » d’années séparées d’un
demi-siècle (1938/1988), mais finalement il donne dans le second
volume le seul
texte du journal 1938, dans l’ordre et sans écho, sous le titre Histoire
de ne pas oublier (1992). Le
troisième volume, Le
Pont du secret (1993),
revient à la
technique du premier. Le quatrième, Travaillez
quand vous avez encore la lumière,
juxtapose une grande tranche de passé (Journal
de l’été 40)
et un journal
contemporain. Le cinquième volume, en chantier, renonçait
à tout effet de
composition. Progressif dépouillement, comme en réponse
à la question que
Claude Mauriac se posait déjà en 1985, quand son projet
vacillait :
« Aurai-je le courage de tenir le carnet de bord de ma
vieillesse ? » (29 décembre 1985). Il a eu ce
courage,
« acceptation de la vie dans sa nudité aux approches
de la mort » (30
mai 1989). Les dernières pages de son journal (octobre 1995)
sont la méditation
bouleversante d’un homme dont la vue est si faible qu’il ne peut relire
ce
qu’il écrit, et qui le constate d’un seul mot, dernier mot,
lui-même presque
illisible : « Illisible ».