L’atelier
d'écriture
Xavier-Édouard était un curieux, attentif au spectacle du
monde, notant scrupuleusement à tout hasard ce qu'il remarquait,
consignant aussi tout ce qui lui arrivait personnellement. Il se
comportait comme un ethnographe, ou plutôt comme l'informateur
d'un ethnographe futur. Si bien qu'à travers les textes
très variés qu'il a laissés on peut voir comme un
tableau des « classes moyennes » qui ont fait la
Troisième République. Car il ne parle pas seulement du
commerce, il parle de tout : de la vie des milieux populaires à
Laon au début du Second Empire, de son éducation
sentimentale (même s'il est discret sur son mariage), de ses
choix politiques, de ses croyances religieuses, des gens qu'il a
rencontrés, de la manière dont il prend ses vacances, de
ce qu'il remarque dans le journal, de ses problèmes d'argent,
des spectacles qu'il a vus, des logements qu'il a habités, et
bien sûr des événements historiques auxquels il a
assisté. Sans prétention aucune, dans le plus grand
détail, il peint avec simplicité « tout un homme,
fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui
», comme disait Sartre. Et cela parce que toute sa vie, des bancs
de l'école communale du faubourg Montmartre jusqu'à la
retraite qu'il prit sous les ombrages de Montmorency, il eut la passion
de l'écriture.
Il a fait
lui-même, avec humour, son portrait comme « homme de
lettres ». En 1863 il est en vacances chez son oncle
Édouard, aubergiste à Laon. L'enseigne de l'auberge est
effacée, il faut la repeindre. Xavier-Édouard monte sur
une échelle et retrace une à une les immenses lettres qui
annoncent : À la Tour
penchée. Vins, cidre, bière et liqueurs.
Voilà comment il est devenu homme « de lettres ».
Tout est suggéré en quelques mots par cette
allégorie : le lien du commerce et de la littérature, la
modestie de l'auteur, le goût de la calligraphie, et celui du
recopiage.
Il est mort
inédit. La seule chose qu'il ait fait imprimer est une petite
chanson oui tient sur une feuille : « Montmorency. Paroles et
musique d'Édouard Lejeune. En vente chez l'auteur »
(1904). Au début il avait confiance en son talent. Mais les
réactions moqueuses de ses premiers lecteurs l'ont convaincu de
garder pour lui ses « élucubrations ». À part
quelques poèmes de circonstance, il ne communiquera plus rien.
Il prétendra jusqu'au bout n'écrire que pour son propre
plaisir, comme en témoigne la préface
pathétiquement contradictoire qu'il a rédigée en
1917 pour ses poésies (voir p. 13-14).
Sans doute peut-on
écrire un poème pour soi seul : mais une préface ?
La présentation des manuscrits dément ses dires : il ne
pense qu'au livre. À défaut de publier, il fait semblant
: il a passé sa vie à s'éditer lui-même
à un seul exemplaire, artisanalement, amoureusement. Le plus
souvent il fabrique les cahiers sur lesquels il écrit, il taille
le papier, le coud, met une couverture, imite les titres
imprimés, – le nom de l'auteur est en bonne place. Il y a
parfois une préface ou une notice, et toujours une table des
matières fort détaillée. Les volumes de son
autobiographie sont divisés en parties, livres et chapitres, et
de plus illustrés de dessins et de plans qu'il a faits
lui-même, et de cartes postales. Certains sont même
reliés. Ces éditions « définitives »
ont été précédées d'une
quantité de brouillons et de recopiages dont il reste dans
certains cas des traces. Et nous avons quatre « éditions
» différentes de ses poésies.
Ce copiste
acharné est aussi, à l'occasion, copieur. Sans le moindre
esprit de tricherie: au contraire, par modestie et humilité, il
s'applique à cultiver les modèles reçus. En
poésie il s'inspire avant tout de Victor Hugo. En prose il
rédige des anecdotes bien tournées et soigne les
descriptions. Avant d'écrire, il se documente : dans les livres
(guides, histoires, etc.), mais surtout dans les journaux. Il lui
arrive même, pour décrire des choses qu'il a vues, de ses
yeux vues, d'emprunter une description publiée dans un journal,
s'il a le sentiment qu'elle traduit mieux qu'il ne saurait le faire ses
impressions. Il a visité lui-même les ruines de Paris
fumant après la Commune, mais il les décrit
d'après un article de Théophile Gautier. Nous avons
choisi le plus souvent d'éliminer les sections «
informatives » qui avaient chance de n'ètre guère
originales.
Mais tout le monde
copie: c'est manière d’apprendre. Xavier-Édouard a
appris. Le récit de son enfance à Laon a le charme et
parfois les candeurs d'une rédaction d'écolier. Le
récit de sa vie à Paris témoigne de plus de
maîtrise et de maturité : il est précis, rapide,
aigu souvent dans la notation, et toujours simple.
Voici,
à peu près dans leur ordre de rédaction, les
différents manuscrits devant lesquels nous nous sommes
trouvés :
• Poésies. Leur ultime
« édition » est intitulée Les Traces du passé. Ces
poésies parlent de tout, sauf de la carrière commerciale
de l'auteur. Elles reflètent les étapes de sa vie et ses
tentations littéraires. Elles contiennent, entre autres : des
poèmes lyriques du retour au pays natal (Laon, 1863) ; un
poème dramatique intitulé Jénlinas (1860-1865) ; une
épopée métaphysique inspirée de Rousseau et
de Hugo et qui se termine par un hymne à la raison humaine, Le Credo des religions (1866) ; des
poèmes d'amour adressés à sa fiancée
(1867-1868) ; un début d'épopée vengeresse dans le
style des Châtiments,
sur Sedan (1870-1871). Ensuite la muse se tait pendant un quart de
siècle, période de dur travail et de vie familiale
où les loisirs devaient être rares. L'inspiration revient
lorsque Xavier-Édouard peut cultiver l'art d'être
grand-père (1896) et découvre, devant le Parmelan, la
beauté des Alpes (1899).
• Atlas. En 1865, il fabrique un
grand atlas (format 27 x 41 cm), contenant 26 cartes «
dessinées et autographiées par Xavier Lejeune ».
Cet atlas, copié à la main et tout en couleurs, semble
avoir été fait à partir de collections populaires
ou éducatives de cartes, qu'il a ensuite utilisées comme
support pour coller ses propres cartes manuscrites. C'est une sorte
d'atlas-palimpseste.
• Les Étapes de la vie. Son
œuvre la plus importante et la plus originale, d'où est
tiré l'essentiel du présent volume. Le projet est
conçu en 1860, à quinze ans. Il s'agit pour lui de
ressaisir son enfance provinciale (476 pages), et de raconter son
arrivée à Paris, ses premières années
d'adolescence et ses débuts dans le commerce, de 1855 à
1862 (524 pages). De 1860 à 1863, il prépare ce
récit, en rassemblant ses souvenirs et en notant tout ce qu'il
observe. Il le rédige finalement à Laon, pendant
l'été 1863. Il a dix-huit ans. Voici comment il situe
lui-même son projet autobiographique :
«
C'est à cette époque, à ma quinzième
année, que m'est venue la manie d'écrire tout ce que je
me rappelais de mon enfance et des premières années de
mon séjour à Paris.Pourquoi ? Je n'en sais rien.
L'instruction tout à fait élémentaire que j'ai
reçue chez les congréganistes et à l'école
communale n'était qu'un faible bagage. Les fautes de
français et d'orthographe, l'ignorance des règles du
style et de la méthode dans les idées s'opposaient
à une telle entreprise.J'ai voulu tout simplement écrire
pour moi seul et pour conserver sur le papier tout ce qui s'est
passé autour de moi ainsi que les impressions que j'ai
éprouvées, afin de retrouver plus tard, si je deviens
vieux, tous les souvenirs de mes jeunes années. Le temps efface
bien des choses de la mémoire : mais ce qui est écrit
reste.Ces Étapes de la vie,
pourrai-je continuer à les écrire ? En tout cas je
mettrai dans cette entreprise toute la sincérité de ma
conscience. Avec mes faibles moyens je ne puis rien préjuger de
mes capacités morales et intellectuelles. Je suis encore sans
expérience des choses essentielles de la vie, et je me sens
livré à tous les vents bons ou mauvais qui souffleront
sur moi ».
Si la forme de son
projet est celle d'une autobiographie rétrospective, sa fonction
est donc celle d'un journal ou d'une chronique : s'orienter au fur et
à mesure dans sa vie, se constituer une mémoire pour plus
tard. Dès 1863 il perçoit ce que cette entreprise a de
risqué : combien de temps pourra-t-il ainsi ajuster le texte et
la vie ? Il a pu écrire encore « La vingtième
année » (196 pages), qui raconte sa vie de 1862 à
1866. Arrivent les drames de son mariage. Il renonce à continuer
les Étapes. Nous
sommes sûrs que ce n'est pas faute de temps : le texte des Étapes a été
ultérieurement recopié, il porte la trace de remaniements
et d'adjonctions très postérieurs. Et il continuera
à raconter sa vie, mais sans prétendre la dominer, en
écrivant désormais à l'abri de sujets bien
circonscrits : le Siège et la Commune, les vacances, la
carrière dans la fourrure.
• Correspondance, 1er volume. Lettres du
Siège et de la Commune, 1870-1871 (un volume relié
de 240 pages, avec huit documents annexés). Dans seize lettres
adressées d'août 1870 à octobre 1871 à des
correspondants résidant en province ou à l'e'tranger
(amis ou parents), il raconte comment il a traversé ces
événements historiques. Lettres sans doute fictives,
peut-être réécrites à partir de lettres
réelles. À l'un de ses correspondants il écrit,
pour donner vraisemblance à son procédé :
«
Conservez (cette lettre) précieusement comme j'en garde la copie
moi-même, ainsi que je l'ai fait pour toutes les lettres que je
vous ai écrites depuis le commencement de la guerre et de la
Commune. Plus tard, quand nos enfants les liront, ils croiront à
des récits d'imagination ; ils ne se feront jamais une
idée des misères que nous avons endurées ni des
choses terribles et extraordinaires que nous avons vues de nos propres
yeux ».
L'intérêt de ces lettres
ne tient pas, comme il le croyait, à {'information qu'elles
donnent sur les événements, mais à celle qu'avec
une grande honnêteté elles donnent sur lui : un petit
employé parisien, républicain dans l'âme, mais
badaud et prudent, hostile aux Allemands et aux Versaillais,
effaré par les communards, ballotté par les
événements, jeté sans le sou sur les routes
d'Ile-de-Françe et cherchant à se faufiler au milieu de
ces catastrophes.
Ce « premier » volume de
correspondance n'a pas eu de suite. De 1871 à 1891, nouveau trou
dans le récit, qui reprend ensuite, mais sous la forme de
récits de vacances.
• Voyages
de vacances (quatre volumes reliés, plus de 1 700 pages).
De 1891 à 1907, tous les ans Xavier-Édouard a pris une ou
deux semaines de vacances en juillet. Le premier voyage, en 1891, est
pour la Hollande, où sa femme va revoir sa famille. Il
retournera en Hollande, en Belgique, puis ira dans l'Oise, à
Vichy, en Bretagne, dans les Alpes, dans les Pyrénées, au
Tréport... (on trouvera la liste complète des voyages
dans la Chronologie, en fin de volume). Ces récits, très
minutieux, comportent essentiellement des anecdotes et des
descriptions, peu d’éléments de chronique familiale et
aucun écho de la vie professionnelle. Ils constituent un
document remarquable sur les vacances d'un petit-bourgeois. Dans le
train qui en 1891 l'emporte vers la Hollande, voici comment il
résume sa vie depuis 1868 :
«
Depuis vingt-trois ans nous sommes captifs d'un labeur incessant et
pénible afin d'accomplir notre lourde tâche : quatre
enfants à élever honnêtement, et leur
préparer une existence plus douce et plus prospère que ne
l'a été la nôtre, si remplie de misère et
d'inquiétude sans que personne nous soit venu en aide. Ah ! pour
sûr nous n'avons pas volé ces premiers jours de
liberté, et cette joie de prendre notre essor sous d'autres
cieux !... »
• Trente
ans dans la maison Félix Jungmann, 1882-1912 (petit cahier de 26 pages). Ce texte a
été écrit pour rappeler à son employeur,
qui le mettait à la retraite, les droits qu'il s’était
acquis par trente ans de fidèles services. C'est l'histoire
professionnelle de Xavier-Édouard de 1872 à 1912, vue en
raccourci, et dans une perspective douce-amère.
• Extraits
de journaux. Il s'agit de deux cahiers, sur lesquels sont
collées environ 140 coupures de journaux. Ces collages ont
été réalisés probablement à partir
de 1912, quand Xavier-Édouard a pris sa retraite. Les extraits
remontent jusqu'aux années 1870, mais sont en
général postérieurs à 1890. Le second
cahier contient presque uniquement des coupures de 1911 à 1914.
Quoiqu'il n'y ait, dans ces cahiers, pas une seule ligne écrite
par Xavier-Édouard, le choix même des coupures donne de
lui un portrait moral, intellectuel, social et politique tout à
fait précis. Dù-moi ce que tu remarques dans le journal,
je te dirai qui tu es... Xavier-Édouard découpe tout ce
qui conforte ses opinions politiques ou religieuses; il s
intéresse aux découvertes de la science, aux faits
divers, aux histoires cocasses. Mais on trouve aussi de longs articles
sur le problème des enfants naturels, sur la prostitution et sur
la traite des blanches. Et plusieurs coupures relatent des
procès faits par des employés à des patrons qui
leur versent une retraite insuffisante.
*
* *
Voilà ce que nous avons
retrouvé de l'atelier d'écriture de
Xavier-Édouard. Dans la famille, les manuscrits avaient
circulé avant que nous les rassemblions. Notre passion pour eux
s'est éveillée le jour où nous avons, par hasard,
remis la main sur le petit cahier Trente ans dans la maison
Félix Jungmann, dont le double discours nous a donné
envie de voir si les autres textes étaient aussi simples qu'ils
en avaient l'air. C'est en cours d'enquète que Lucie Desplan
nous a confié les Extraits de
journaux. Nous savons aussi qu'un cahier s'est
égaré : Xavier-Édouard y racontait la
dernière maladie de sa femme, morte en 1915, et donnait des
éléments de chronologie. Peut-être le
retrouvera-t-on? Peut-être d'autres éléments
ressurgiront-ils? Si cela arrive, cela nous permettra de
vérifier nos hypothèses, ou d'avoir de nouvelles
surprises. En tout cas nous aurons l'impression, par cette
communication différée, de renouer le dialogue avec
Xavier-Édouard.