Ed. du Seuil, coll. "La couleur de la vie", 2000, 444 p.
Le
texte qu'on va lire a été écrit en juillet
2000 pour la revue électronique de langue italienne Bolletino
'900, qui l'a mis en ligne en italien.
http://www.comune.bologna.it/iperbole/boll900/
Le moi électronique
«
Cher écran... ». Journal personnel, ordinateur,
Internet : en octobre 2000, je publie aux Editions du Seuil, Paris,
un gros livre qui porte ce titre. Comment en suis-je arrivé
là
? Il y a deux ans, rien de ce livre n’existait. Ça a
commencé
au printemps 1998. Je venais de publier en même temps deux livres
(Les Brouillons de soi et Pour l’autobiographie), et
j’avais
un terrible sentiment de vide. Dans ces cas-là, pour être
gentils, au lieu de vous parler de ce que vous venez de publier (pas le
temps de le lire !), les gens vous interrogent sur vos projets :
«
Et qu’est-ce que vous nous préparez de beau ? ». C’est
énervant...
Il faut s’inventer des projets qu’on n’a pas. Je répondais alors
que mon prochain livre s’appellerait La vie est un songe. Il
expliquerait
ma peur de la fiction. Il dirait pourquoi je ne crois pas à
l’autobiographie
(au singulier). Il me montrerait tressant, au cœur du songe de ma vie,
un nid d’écriture au présent. Au fond... c’est un beau
projet
! Mais peut-être pas pour maintenant...
Une
recherche, c’est à moitié imprévisible. On
a différentes casseroles sur le feu. Des pistes, des amorces.
L’horreur,
c’est de refaire ce qu’on a soi-même déjà fait. Ou
de faire ce que dix autres font. Fuir la répétition, fuir
la compétition. Se trouver un petit endroit nouveau, où
personne
n’est jamais allé. Faire sa petite cuisine bien tranquille tout
seul. Après, on ouvrira la porte, on laissera les autres entrer,
et on partira.
Bien
sûr on ne va pas n’importe où. Il faut du désir.
Il faut de la partialité. Etre engagé, donc injuste.
Avoir
quelque chose à prouver, ou à défendre.
L’honnêteté
du chercheur, ce n’est pas la neutralité, c’est la transparence.
Montrer ses hypothèses et travailler contre ses
préjugés...
Mais
une recherche, c’est aussi à moitié prévisible.
Je vais vous décrire « Cher écran.. »,
et vous allez me reconnaître (si vous me connaissez).
La
première partie du livre présente une enquête
: « utilisez-vous l’ordinateur pour tenir votre journal personnel
? ». J’ai posé la question par voie de presse au printemps
1998. Exactement comme je l’avais fait dix ans avant (Le Magazine
littéraire,
avril 1988) en demandant alors, plus généralement,
pourquoi
et comment on tenait son journal. De ma première enquête
était
sorti le livre « Cher cahier... » (Gallimard,
1990),
auquel le titre du nouveau livre fait écho. Pourquoi avoir
recommencé
? Parce que ma propre pratique a changé : depuis 1991, je tiens
mes journaux sur ordinateur, et ça a bouleversé ma
manière
d’écrire. Mais surtout parce que ce décalage crée
un nouveau dispositif d’observation. En sciences exactes, on monte des
« manips » pour faire varier les paramètres des
phénomènes
étudiés. En sciences humaines, on ne peut pas «
manipuler
», aussi faut-il guetter les variations qui s’offrent
naturellement
(c’est-à-dire historiquement). Le journal sur ordinateur arrache
le journal sur cahier à son... innocence. Il n’y a rien de
«
naturel » à écrire pour soi sur un cahier ! C’est
même
bizarre ! A travers la variante « ordinateur », mon
enquête
interroge la pratique du journal en général : le rapport
à la trace et au destinataire. J’étais parti avec un but
un peu polémique (défendre ma pratique contre ceux qui la
trouvaient « artificielle »), mais le travail sur les 66
réponses
reçues m’a fait revenir à une analyse
générale.
Et
puis, en dix ans, on évolue... Quand j’ai publié «
Cher cahier... », j’étais timide. J’avais choisi
d’être
« objectif » : ne pas analyser les témoignages (je
les
publiais bruts, avec seulement une analyse de contenu sous forme
d’index),
et taire ma propre expérience. Cette abstention avait
choqué
certains de mes « témoins » : c’était peu
convivial,
de me tenir ainsi à l’écart. Une des conséquences
de la publication de « Cher cahier... » a
été,
en 1992, la création de l’Association pour l’autobiographie.
J’ai
appris, à l’APA, à être ce que je suis : «
comme
tout le monde ». Alors dans « Cher écran...
»,
je commence bille en tête par mon témoignage, et je
n’hésite
plus à faire une synthèse.
La
seconde partie du livre a été pour moi une surprise
complète. Elle le sera sans doute pour bien des lecteurs. J’y
suis
allé comme un chien qu’on fouette. Mon amie Catherine Bogaert,
après
avoir lu ma première enquête, m’a fait remarquer que
c’était
curieux que « Cher écran... » ne parle pas
d’Internet.
Des journaux intimes sur Internet, était-ce possible ? En 1997
une
journaliste de Libération, Emmanuelle Peyret, m’avait
fait
participer à une enquête sur ce sujet. Ça m’avait
confirmé
dans mes préjugés : autocensure et bavardage, sans grand
intérêt. Dans l’exposition Un journal à soi
(Bibliothèque municipale de Lyon et APA, 1997), Catherine et moi
avions réservé une place dérisoire au
phénomène,
juste un strapontin.
Il
est vrai qu’en 1997, il y avait qu’une poignée de journaux
francophones en ligne. Tout change si vite ! Savez-vous qu’en six mois,
entre novembre 1999 et mai 2000, leur nombre est passé de 68
à
120 ? – Toujours est-il que j’ai suivi le conseil de Catherine. Le 4
octobre
1999, je me suis collé à mon écran et...
L’histoire,
vous pourrez la suivre en lisant, dans le livre, mon journal à
moi
! Comme pour les journaux de jeunes filles (Le Moi des demoiselles,
1993), j’ai tenu un « journal de terrain », je devrais dire
un « journal d’écran ». Il n’y a aucune
synthèse,
mais l’histoire d’une aventure intellectuelle et affective. Certes, je
ne me suis pas converti au point de tenir un journal en ligne – et ma
conversion
n’est pas complète, j’ai parfois mes doutes, mes lassitudes,
c’est
normal. Mais du 4 octobre 1999 au 4 mai 2000, j’ai vraiment
rencontré
des personnes. Sur l’écran, jour après jour, en direct,
j’ai
suivi le monologue intérieur de jeunes adultes (ils ont en
général
entre 20 et 35 ans). C’était la première fois que ma
lecture
d’un journal était synchrone de son écriture.
Vous
lirez donc en extraits, dans mon livre, une dizaine de «
cyberdiaristes », mais deux surtout, pour lesquels j’ai eu le
coup
de foudre, Mongolo (un jeune français thésard en
informatique)
et Isabelle (une jeune québécoise). Oui, ils cachent
à
moitié leur identité. Mais c’est ça, justement, le
dispositif d’Internet, qui permet de combiner intimité et
publication.
Et cette « manip » donne des aperçus nouveaux sur
l’ensemble
de la littérature personnelle. Nous n’existons qu’en relation
avec
les autres. L’intime n’existe pas en soi, il est toujours
intériorisation.
Ce retour vers autrui que fait le cyberdiariste en indiquant son
adresse
électronique, ce n’est pas une trahison des secrets du moi, mais
l’accomplissement de son souhait le plus profond, l’accès
à
un alter ego, une synthèse du journal et de la correspondance.
Et
Internet est spécialement bien adapté au journal intime :
textes brefs, lecture quotidienne, images et photos...
Enfin,
je simplifie... tout n’est pas si idyllique... mais rien n’est
figé. Mon journal décrit Internet en mouvement... Comme
c’est
un média sans mémoire, j’ai dressé un inventaire
complet
des journaux francophones en ligne au 4 novembre 1999, pour que dans
cinq
ou dix ans, on puisse comparer.
Je me suis limité au petit monde des journaux francophones (qui sont surtout québécois). Le monde des journaux anglophones est immense (plus de 2000 journaux en ligne). Peut-être est-il différent, en tout cas probablement plus varié, ne serait-ce que parce qu’il existe depuis plus longtemps. Mais il faut bien avouer que je ne le connais pas, je n’y ai jeté qu’un œil rapide. Puisqu’ici je m’adresse à un public italien, je terminerai par deux questions : combien existe-t-il de journaux italiens en ligne ? sont-ils fédérés par des « webrings », des « cercles », comme c’est le cas en France et au Québec ? Vous êtes actuellement branchés sur le Web, faites immédiatement la recherche et écrivez-moi le résultat. Merci !