Qu’est-ce qu’un journal ?
Depuis douze ans que j’étudie ce genre, je
n’ai jamais pensé à le définir. Un journal, je sais
bien ce que c’est ! Adolescent, j’en ai tenu un, de quinze à vingt-cinq
ans, je me suis arrêté un quart de siècle, et avec
la cinquantaine, ça m’a repris. C’est tout simple, on a du papier,
ou son ordinateur, on met la date, on écrit ce qu’on fait, ce qu’on
sent, ce qu’on pense. Ça n’a aucune forme imposée, aucun
contenu obligatoire. C’est libre. Le mot « journal » lui-même
est simple. Tout au plus chicane-t-on sur l’adjectif « intime »
qui lui est souvent accolé – mais c’est juste pour le distinguer
du journal de presse. Ce n’est pas, comme « autobiographie »,
un de ces mots bizarres, autour desquels on se bat à coup de concepts,
en coupant des cheveux en quatre. Quand j’avais commencé à
travailler sur l’autobiographie, vers 1969, j’avais dû définir,
opposer, classer. Ses frontières sont si poreuses ! Il y a tant
de degrés intermédiaires entre elle et la biographie, entre
elle et la fiction, et si peu d’autobiographies « pures » !
D’ailleurs, ce mot savant, inventé fin XVIIIe siècle, comment
le situer par rapport aux traditions plus anciennes, en partie différentes,
des confessions et des mémoires ? – Et puis, à 31 ans, je
n’avais pas écrit la moindre autobiographie, c’était un rêve.
Et maintenant que j’en ai le double, 62, il me paraît clair que je
n’en écrirai jamais, ce rêve ne me fait plus envie. «
Autobiographie », au singulier, me glace. Comment ai-je pu vouloir
cette utopie unificatrice ? Il faut que ma vie vibre, qu’elle essaime,
qu’elle continue à évoluer, que mon passé «
travaille ». Donc écrire des textes autobiographiques, au
pluriel, peut-être, sûrement même. Mais pour leur ôter
toute volonté d’hégémonie, le mieux est de les multiplier,
et de les dater. Donc de revenir à une nouvelle forme de... journal
! J’ai retrouvé mon adolescence : mon troisième âge
donne la main au premier.
Mais je reviens de loin... j’ai passé mon
second âge à bouder le journal. De 1969 à 1986, j’ai
publié six livres sur l’autobiographie sans m’occuper un instant
de lui. L’autobiographie, c’était devenir grand. C’est-à-dire
adulte (finie l’immaturité) et écrivain (écrire «
bien »). Mais écrire bien quand on vit mal, n’est-ce pas trahir
? Je veux dire : écrire ordonné, je veux dire : écrire
sage et clair. J’ai un souvenir d’épouvante : la lecture, en 1969
des trop sages Mémoires d’André Maurois. Tellement
biographe de lui-même, tiré à quatre épingles,
armoire bien rangée, jardin à la française. Ma vie
ne ressemble pas à cela ! Pendant mes années « autobiographie
», j’ai cherché le modèle inverse, un « 4 x 4
» robuste capable d’arpenter ma brousse et mes déserts. D’où
ma fascination pour Leiris, et le tressage poétique d’une écriture
sans fin. J’ai d’abord essayé, comme lui, de construire d’immenses
tapisseries d’idées et de mots. Je n’étais pas fait pour
cela. Je suis fait pour le fragment. Autre biais qui ramène au journal...
Comme je l’ai détesté, ce pauvre journal
! C’est souvent ça, d’ailleurs, la définition du journal
: un chapelet d’insultes. On lui dit ses quatre vérités.
Inutile d’explorer ses marges, ses limites, il suffit d’aligner ses péchés
capitaux. En janvier 2000, rangeant mon bureau à Villetaneuse (mon
université), je tombe sur une feuille de notes prises le 20 mars
1980 pour préparer... mon premier cours sur le journal ! Vingt ans
après ! Eh bien mes amis, quelle dégelée ! Je le traite
de tous les noms... Ironie : cette feuille, datée, fonctionne elle-même
maintenant comme une page de journal, elle me confronte à un passé
que ma mémoire aurait su estomper. Quand on écrit un texte
autobiographique (c’est mon cas aujourd’hui, dimanche 7 mai 2000, par un
temps gris mais doux...), il vaut mieux n’avoir pas son passé sous
les yeux. Contrairement à ce qu’on dit, le journal est l’ennemi
de la mémoire, il empêche notre passé d’évoluer
! C’est d’ailleurs pour cela que tant de cahiers finissent à la
poubelle. Donc en ce temps-là, j’étais sévère
mais juste. Ma description du journal est correcte, mon jugement impitoyable.
Asseyez-vous, écoutez, prenez des notes, je vais vous refaire mon
cours de mars 1980. Parmi la trentaine d’étudiants que j’avais cette
année-là, j’imagine qu’il y avait beaucoup de jeunes filles
à journal qui ont pu me trouver bien dur, ou un peu coincé.
Mais non. Elles ont dû sentir en moi l’amoureux déçu
et l’écriveur en recherche. Je rode autour du journal avec l’idée
d’y revenir. Ma punition sera de ne rien changer à ce texte, que
voici in extenso.
*
LT 013. 20.3.80. Le journal intime. Notes et réflexions.
- Prendre le journal intime du côté de sa lecture.
- Prendre comme instrument d’observation du journal intime le roman
en forme de journal, en tant qu’il essaie d’établir un compromis
entre ce qu’il y a de spécifique au journal intime (le vécu
immédiat, la contingence, le temps non dominé, l’indifférence
à la communication littéraire) et ce qu’il y a de spécifique
au roman (la reconstruction, le sens, la communication). Voir mon analyse
à propos du Horla.
Il y a un abîme entre le journal tel qu’il est écrit et
le journal tel qu’il est lu (par un autre, ou même par soi après).
Le journal, qui se présente souvent comme une lutte contre
le temps (fixer le présent, etc., - préserver la mémoire)
est de fait fondé sur une préalable abdication devant
le temps (atomisé, éclaté, réduit à
l’instant). En fait il y a plusieurs conceptions possibles du temps. Et
le journal reflète (mais ne reflète qu’après-coup,
dans la lecture) à la fois la plus naïve (non dominée
ni voulue) adhésion au présent, et une certaine abdication.
- Le vrai et authentique journal (je veux dire le journal candide) est :
D’où la structure dramatique de ces journaux et leur extraordinaire
succès (là où cesse l’écriture cesse aussi
la vie...)
Mais dans la plupart des vrais journaux intimes, les gens survivent,
la mort ne vient pas mettre un point final et signer ce qui devient un
livre tragique.
Alors, que faire pour récupérer sa vie ?
Ça appartient très nettement à la catégorie
de l’illisible... si l’adulte a) abandonne, mais retrouve plus tard
ses manuscrits ; b) continue tout au long de sa vie cette activité
démente.
Solutions pour transformer en récit :
- s’en servir pour écrire un récit
- trier et réécrire ?
- procéder à un montage (cas de Claude Mauriac)
*
Ce n’est pas tendre. C’est assez juste, mais d’une
justesse relative : le journal est évalué dans une perspective
qui n’est pas la sienne, celle du livre. J’ai mis beaucoup de temps
à en prendre conscience. Et à trouver... la parade.
J’ai eu mon chemin de Damas. Je revois les images
de mon catéchisme : saint Paul bousculé par le ciel et tombant
de cheval... Moi, ce fut moins spectaculaire. En 1986 je me suis retrouvé
un soir en train d’écrire, à perte de vue, avec les mots
les plus simples, sans oublier aucun détail, ce qui devait être
arraché à l’oubli. J’écrivais à la main, à
l’encre... Puis pendant trois ou quatre ans, à la machine à
écrire, à toute vitesse, en ne corrigeant que des broutilles...
Me voilà redevenu adolescent, et me voilà aussi à
relire mon journal d’autrefois, puis à en recopier le début,
sans éviter la tentation de le mettre un peu au propre... Il était
si bavard, si gauche, parfois si emphatique... Maintenant que je savais
écrire, pourquoi ne pas lui donner un petit coup de main ?... Mais
c’est une épreuve terrible, trente ans après, de relire un
journal de jeunesse. Torture de revivre au ralenti ses erreurs, de humer
les bonheurs enfuis. Et défi de comprendre enfin ce qui était
alors obscur... Journal d’aujourd’hui sur les journaux d’autrefois, court-circuitant
pour mieux l’assouvir le désir autobiographique...
Et puis, nouveau chemin de Damas, l’ordinateur qui,
fin 1990, arrive enfin sur ma table de travail. J’avais résisté
longtemps. Ça me paraissait compliqué, j’avais un peu peur.
Vertu des enfants, qui aujourd’hui éduquent leurs parents et leur
transmettent l’avenir. Merci à eux. Me voilà donc converti,
et trouvant la solution de mes problèmes grâce au clavier
et à l’écran. Cher écran ! C’est venu indirectement.
Travaillant à une enquête sur les journaux de jeunes filles
du XIXe siècle, je tiens un « journal de terrain »,
où je note idées, trouvailles, pistes... Procédure
habituelle, mais sur l’écran de l’ordinateur je découvre
ce journal avec l’œil d’un lecteur : au fond, mon journal ne serait-il
pas plus intéressant pour lui que l’étude que je dois réaliser
et dont je cherche en vain la forme ? Très vite, je me décide
: le brouillon sera le texte définitif ! Mais alors... il faut que
ce soit un beau brouillon. Et me voilà, pour la première
fois de ma vie, à écrire un journal dans la perspective du
livre. Un journal pour un lecteur. C’est un vrai journal (jamais,
une fois le jour fini, je ne reviens en arrière pour effacer, ajouter
ou modifier), il respecte le pacte autobiographique (je cerne au plus près
le déroulement de mon enquête et l’évolution de mes
idées), mais il prend aussi en considération l’attente et
le plaisir d’autrui. J’évite l’implicite et les répétitions.
Je cherche à construire le texte sur des annonces et des échos,
c’est-à-dire sur des variations musicales. Je travaille le style,
un peu comme si j’étais Flaubert à Croisset (mon idéal).
Ne jamais quitter un paragraphe sans avoir vérifié les assonances,
l’enchaînement des rythmes. Sur le papier, je ne l’aurais pas fait,
mais ici tout est fluide, le travail ne laisse pas de traces. D’autre part,
je donne au journal la structure d’un récit qui, à travers
des péripéties, tend vers une fin (entrevue mais incertaine).
Ces contraintes sont délicieuses. Chaque jour, quand, la tête
et le cœur bouillonnant de ce que j’ai à dire, je me mets devant
l’ordinateur, elles m’aident à maîtriser l’expérience
de la journée. Ce travail n’est pas une ornementation artificielle,
ou une comédie de la séduction, qui m’éloigneraient
du vrai. Il n’y a aucune vérité à écrire mal.
Le plus exaltant, c’est le risque que je prends : car dès
que cette page, longuement méditée, sera finie, il sera interdit
d’y toucher. Je n’ai pas droit à l’erreur. En particulier pour la
composition. Il faut que j’aie l’intuition juste des voies qui s’ouvrent
devant moi. Une telle écriture déborde le moment où
l’on écrit : elle travaille en moi toute la journée. Ce n’est
plus une « technique », cela devient une manière de
vivre, une éthique. Et, il faut bien le dire aussi, une jouissance.
C’est là, entre autres, que je vois bien que je ne suis pas Flaubert
(!). Je ne pousse pas des cris de douleur en me roulant sur des canapés
parce que la phrase ne vient pas. Elle vient toujours, je ne dois pas être
assez exigeant...
Le plus exaltant, c’est de finir. Parce que
l’idée de « finir » est étrangère au journal.
Le dernier mot d’un journal qui accompagne une vie, c’est la mort. Mais
là, je me suis lancé dans une entreprise limitée,
c’est un peu comme un journal de voyage, ou de vacances, qu’il est naturel
d’arrêter en rentrant chez soi. Quand je me vois arrivé presque
au bout de ma recherche, ou de la patience du lecteur, je me fixe un terme
: j’arrêterai tel jour ! Et ça devient une course contre la
montre, arriver à dire ce qui manque sans freiner une chute qui
doit être rapide, laissant plutôt le lecteur sur sa faim que
saturé...
Voilà, j’avais 53 ans, j’écrivais
le journal du Moi des demoiselles, et ce journal travaillé
était la réponse à la remarque je me faisais déjà
à moi-même quand j’avais 18 ans :
« J’écris cochonnément. Je sens
que je devrais reprendre cela une seconde fois, le travailler. Mais j’ai
toujours détesté ce genre d’exercice : par paresse, d’abord,
et par l’idée que le premier jet est le bon, le vrai, le seul «
génial » (!). J’ai tellement d’admiration pour ce que j’écris
qu’y toucher, serait-ce pour l’améliorer, me semble sacrilège.
L’idée aussi que ce serait artificiel. Mais si jamais je veux «
écrire », je devrai me soumettre à une discipline quelconque
» (2 novembre 1956).
C’est long, une vie... Que de détours pour
arriver à cette discipline ! Et pour s’arracher à l’idée
naïve que ce serait artificiel...
Travailler un journal « en temps réel
», sans doute est-ce une « découverte » banale,
que bien d’autres auront faite sans passer par l’ordinateur. Pour moi,
ça a été une illumination. Elle a eu des suites.
Naturellement, une fois découverts les charmes
de la procédure, j’ai eu tendance à y revenir. Pas systématiquement.
En des occasions qui l’imposaient. En 1994, pour me tirer d’embarras un
jour qu’on me demandait un texte sur la « sincérité
», sujet impossible (on pourra le lire dans Pour l’autobiographie,
Seuil, 1998). En 1995, pour conclure mon édition du Journal de
Lucile Desmoulins (Éditions des Cendres). Et tout récemment,
du 4 octobre 1999 au 4 mai 2000 (je viens juste de... « finir »),
pour raconter mon exploration des journaux « en ligne » sur
Internet (Cher écran, à paraître au Seuil en
octobre 2000).
Mais la conséquence imprévue, c’est
qu’après Le Moi des demoiselles, j’ai appliqué cette
stratégie à mon vrai journal, mon journal intime. Je me suis
mis à écrire comme pour un lecteur un journal sans
lecteur – autre que moi. Un journal, ou plutôt des journaux (le singulier,
ici aussi, me gêne). Des journaux thématiques, limités,
construits. Parfois deux journaux en parallèle. Et toujours composés
selon ce système. L’objet n’était plus un travail de recherche,
que le journal servait à exposer, mais ma vie elle-même, à
laquelle il devait donner forme et sens. Beaucoup plus hasardeux, et tragique,
d’être ainsi penché au bord de son avenir. Ma recherche, je
pouvais plus ou moins la prévoir. Ma vie, elle, fait ce qu’elle
veut, elle ne me demande pas toujours mon avis, loin de là. Et puis
est-il possible, au cœur de la nuit, quand on n’écrit que pour soi,
sur des choses douloureuses, de traquer des assonances désagréables
? Oui, et c’est même utile. Le travail est une méditation.
Aller lentement permet de trier, d’élaguer, d’articuler, de mieux,
ou moins mal, comprendre. Et peut-être le désir de composition
n’est-il en pleine harmonie avec le souci de vérité que dans
le présent.
Bien sûr ce journal sans lecteur actuel s’écrit
néanmoins sous l’œil d’un lecteur futur, lointain, inconnu, arrière-petit-neveu
chimérique de la fin du XXIe siècle, dont la naissance à
venir efface ma mort, et qui prendra le relais. Ces tableaux composés
« sur le motif » doivent lui rendre ma vie aussi transparente
que pour nous aujourd’hui la Hollande du XVIIe siècle peinte par
Peter de Hooch.
En 1980, mes notes évoquaient trois solutions
pour transformer le journal en un texte construit : s’en servir pour écrire
un récit (c’est-à-dire carrément faire autre chose,
passer à l’autobiographie ou au roman) ; trier et réécrire
(une toilette qui le mette en ordre) ; procéder à un montage
comme Claude Mauriac. Ces solutions supposent toutes une intervention après-coup.
Elles risquent de ne pas échapper à l’artifice ou au laborieux.
Le journal composé a des ambitions plus modestes. Il ne prétend
pas embrasser l’existence, ressusciter le passé ni lire un destin.
Sur de brèves périodes il sculpte la vie en direct et relève
le défi du temps.