Ce texte a été écrit pour la revue Lieux d'être (17 rue de Paris, 59700 Marq-en-Baroeul ; secrétariat de rédaction : Madeleine Carcano), et publié dans son n° 30, "J'écris, tu m'écris... Correspondance, journal intime..." (2000).



Composer un journal

 


    Qu’est-ce qu’un journal ?
    Depuis douze ans que j’étudie ce genre, je n’ai jamais pensé à le définir. Un journal, je sais bien ce que c’est ! Adolescent, j’en ai tenu un, de quinze à vingt-cinq ans, je me suis arrêté un quart de siècle, et avec la cinquantaine, ça m’a repris. C’est tout simple, on a du papier, ou son ordinateur, on met la date, on écrit ce qu’on fait, ce qu’on sent, ce qu’on pense. Ça n’a aucune forme imposée, aucun contenu obligatoire. C’est libre. Le mot « journal » lui-même est simple. Tout au plus chicane-t-on sur l’adjectif « intime » qui lui est souvent accolé – mais c’est juste pour le distinguer du journal de presse. Ce n’est pas, comme « autobiographie », un de ces mots bizarres, autour desquels on se bat à coup de concepts, en coupant des cheveux en quatre. Quand j’avais commencé à travailler sur l’autobiographie, vers 1969, j’avais dû définir, opposer, classer. Ses frontières sont si poreuses ! Il y a tant de degrés intermédiaires entre elle et la biographie, entre elle et la fiction, et si peu d’autobiographies « pures » ! D’ailleurs, ce mot savant, inventé fin XVIIIe siècle, comment le situer par rapport aux traditions plus anciennes, en partie différentes, des confessions et des mémoires ? – Et puis, à 31 ans, je n’avais pas écrit la moindre autobiographie, c’était un rêve. Et maintenant que j’en ai le double, 62, il me paraît clair que je n’en écrirai jamais, ce rêve ne me fait plus envie. « Autobiographie », au singulier, me glace. Comment ai-je pu vouloir cette utopie unificatrice ? Il faut que ma vie vibre, qu’elle essaime, qu’elle continue à évoluer, que mon passé « travaille ». Donc écrire des textes autobiographiques, au pluriel, peut-être, sûrement même. Mais pour leur ôter toute volonté d’hégémonie, le mieux est de les multiplier, et de les dater. Donc de revenir à une nouvelle forme de... journal ! J’ai retrouvé mon adolescence : mon troisième âge donne la main au premier.
    Mais je reviens de loin... j’ai passé mon second âge à bouder le journal. De 1969 à 1986, j’ai publié six livres sur l’autobiographie sans m’occuper un instant de lui. L’autobiographie, c’était devenir grand. C’est-à-dire adulte (finie l’immaturité) et écrivain (écrire « bien »). Mais écrire bien quand on vit mal, n’est-ce pas trahir ? Je veux dire : écrire ordonné, je veux dire : écrire sage et clair. J’ai un souvenir d’épouvante : la lecture, en 1969 des trop sages Mémoires d’André Maurois. Tellement biographe de lui-même, tiré à quatre épingles, armoire bien rangée, jardin à la française. Ma vie ne ressemble pas à cela ! Pendant mes années « autobiographie », j’ai cherché le modèle inverse, un « 4 x 4 » robuste capable d’arpenter ma brousse et mes déserts. D’où ma fascination pour Leiris, et le tressage poétique d’une écriture sans fin. J’ai d’abord essayé, comme lui, de construire d’immenses tapisseries d’idées et de mots. Je n’étais pas fait pour cela. Je suis fait pour le fragment. Autre biais qui ramène au journal...
    Comme je l’ai détesté, ce pauvre journal ! C’est souvent ça, d’ailleurs, la définition du journal : un chapelet d’insultes. On lui dit ses quatre vérités. Inutile d’explorer ses marges, ses limites, il suffit d’aligner ses péchés capitaux. En janvier 2000, rangeant mon bureau à Villetaneuse (mon université), je tombe sur une feuille de notes prises le 20 mars 1980 pour préparer... mon premier cours sur le journal ! Vingt ans après ! Eh bien mes amis, quelle dégelée ! Je le traite de tous les noms... Ironie : cette feuille, datée, fonctionne elle-même maintenant comme une page de journal, elle me confronte à un passé que ma mémoire aurait su estomper. Quand on écrit un texte autobiographique (c’est mon cas aujourd’hui, dimanche 7 mai 2000, par un temps gris mais doux...), il vaut mieux n’avoir pas son passé sous les yeux. Contrairement à ce qu’on dit, le journal est l’ennemi de la mémoire, il empêche notre passé d’évoluer ! C’est d’ailleurs pour cela que tant de cahiers finissent à la poubelle. Donc en ce temps-là, j’étais sévère mais juste. Ma description du journal est correcte, mon jugement impitoyable. Asseyez-vous, écoutez, prenez des notes, je vais vous refaire mon cours de mars 1980. Parmi la trentaine d’étudiants que j’avais cette année-là, j’imagine qu’il y avait beaucoup de jeunes filles à journal qui ont pu me trouver bien dur, ou un peu coincé. Mais non. Elles ont dû sentir en moi l’amoureux déçu et l’écriveur en recherche. Je rode autour du journal avec l’idée d’y revenir. Ma punition sera de ne rien changer à ce texte, que voici in extenso.

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LT 013. 20.3.80. Le journal intime. Notes et réflexions.

- Prendre le journal intime du côté de sa lecture.

- Prendre comme instrument d’observation du journal intime le roman en forme de journal, en tant qu’il essaie d’établir un compromis entre ce qu’il y a de spécifique au journal intime (le vécu immédiat, la contingence, le temps non dominé, l’indifférence à la communication littéraire) et ce qu’il y a de spécifique au roman (la reconstruction, le sens, la communication). Voir mon analyse à propos du Horla.
Il y a un abîme entre le journal tel qu’il est écrit et le journal tel qu’il est lu (par un autre, ou même par soi après).
Le journal, qui se présente souvent comme une lutte contre le temps (fixer le présent, etc., - préserver la mémoire) est de fait fondé sur une préalable abdication devant le temps (atomisé, éclaté, réduit à l’instant). En fait il y a plusieurs conceptions possibles du temps. Et le journal reflète (mais ne reflète qu’après-coup, dans la lecture) à la fois la plus naïve (non dominée ni voulue) adhésion au présent, et une certaine abdication.

- Le vrai et authentique journal (je veux dire le journal candide) est :

Dérive : caractère frappant des trois journaux intimes d’adolescents présentés aujourd’hui
- le début est toujours la décision de commencer à écrire (acte de naissance de l’écriture) ;
- la fin vient a) soit de l’extérieur (dans nos trois cas c’est de toute façon la mort – les journaux d’adolescents ne sont publiés que s’ils sont morts jeunes, ou alors très longtemps après qu’ils soient devenus célèbres, ou si devenus vieux ils essaient eux-mêmes de tirer parti de leur passé) ; b) soit d’une sorte de décision de ne plus écrire (acte de décès de l’écriture, renoncement à l’écriture pour entrer dans la vie – et c’est le cas plus ou moins nettement aussi pour L’Herbe bleue et pour Nina Kosterina).

D’où la structure dramatique de ces journaux et leur extraordinaire succès (là où cesse l’écriture cesse aussi la vie...)
Mais dans la plupart des vrais journaux intimes, les gens survivent, la mort ne vient pas mettre un point final et signer ce qui devient un livre tragique.

Alors, que faire pour récupérer sa vie ?
Ça appartient très nettement à la catégorie de l’illisible... si l’adulte a) abandonne, mais retrouve plus tard ses manuscrits ; b) continue tout au long de sa vie cette activité démente.

Solutions pour transformer en récit :
- s’en servir pour écrire un récit
- trier et réécrire ?
- procéder à un montage (cas de Claude Mauriac)

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    Ce n’est pas tendre. C’est assez juste, mais d’une justesse relative : le journal est évalué dans une perspective qui n’est pas la sienne, celle du livre. J’ai mis beaucoup de temps à en prendre conscience. Et à trouver... la parade.
    J’ai eu mon chemin de Damas. Je revois les images de mon catéchisme : saint Paul bousculé par le ciel et tombant de cheval... Moi, ce fut moins spectaculaire. En 1986 je me suis retrouvé un soir en train d’écrire, à perte de vue, avec les mots les plus simples, sans oublier aucun détail, ce qui devait être arraché à l’oubli. J’écrivais à la main, à l’encre... Puis pendant trois ou quatre ans, à la machine à écrire, à toute vitesse, en ne corrigeant que des broutilles... Me voilà redevenu adolescent, et me voilà aussi à relire mon journal d’autrefois, puis à en recopier le début, sans éviter la tentation de le mettre un peu au propre... Il était si bavard, si gauche, parfois si emphatique... Maintenant que je savais écrire, pourquoi ne pas lui donner un petit coup de main ?... Mais c’est une épreuve terrible, trente ans après, de relire un journal de jeunesse. Torture de revivre au ralenti ses erreurs, de humer les bonheurs enfuis. Et défi de comprendre enfin ce qui était alors obscur... Journal d’aujourd’hui sur les journaux d’autrefois, court-circuitant pour mieux l’assouvir le désir autobiographique...
    Et puis, nouveau chemin de Damas, l’ordinateur qui, fin 1990, arrive enfin sur ma table de travail. J’avais résisté longtemps. Ça me paraissait compliqué, j’avais un peu peur. Vertu des enfants, qui aujourd’hui éduquent leurs parents et leur transmettent l’avenir. Merci à eux. Me voilà donc converti, et trouvant la solution de mes problèmes grâce au clavier et à l’écran. Cher écran ! C’est venu indirectement. Travaillant à une enquête sur les journaux de jeunes filles du XIXe siècle, je tiens un « journal de terrain », où je note idées, trouvailles, pistes... Procédure habituelle, mais sur l’écran de l’ordinateur je découvre ce journal avec l’œil d’un lecteur : au fond, mon journal ne serait-il pas plus intéressant pour lui que l’étude que je dois réaliser et dont je cherche en vain la forme ? Très vite, je me décide : le brouillon sera le texte définitif ! Mais alors... il faut que ce soit un beau brouillon. Et me voilà, pour la première fois de ma vie, à écrire un journal dans la perspective du livre. Un journal pour un lecteur. C’est un vrai journal (jamais, une fois le jour fini, je ne reviens en arrière pour effacer, ajouter ou modifier), il respecte le pacte autobiographique (je cerne au plus près le déroulement de mon enquête et l’évolution de mes idées), mais il prend aussi en considération l’attente et le plaisir d’autrui. J’évite l’implicite et les répétitions. Je cherche à construire le texte sur des annonces et des échos, c’est-à-dire sur des variations musicales. Je travaille le style, un peu comme si j’étais Flaubert à Croisset (mon idéal). Ne jamais quitter un paragraphe sans avoir vérifié les assonances, l’enchaînement des rythmes. Sur le papier, je ne l’aurais pas fait, mais ici tout est fluide, le travail ne laisse pas de traces. D’autre part, je donne au journal la structure d’un récit qui, à travers des péripéties, tend vers une fin (entrevue mais incertaine). Ces contraintes sont délicieuses. Chaque jour, quand, la tête et le cœur bouillonnant de ce que j’ai à dire, je me mets devant l’ordinateur, elles m’aident à maîtriser l’expérience de la journée. Ce travail n’est pas une ornementation artificielle, ou une comédie de la séduction, qui m’éloigneraient du vrai. Il n’y a aucune vérité à écrire mal. Le plus exaltant, c’est le risque que je prends : car dès que cette page, longuement méditée, sera finie, il sera interdit d’y toucher. Je n’ai pas droit à l’erreur. En particulier pour la composition. Il faut que j’aie l’intuition juste des voies qui s’ouvrent devant moi. Une telle écriture déborde le moment où l’on écrit : elle travaille en moi toute la journée. Ce n’est plus une « technique », cela devient une manière de vivre, une éthique. Et, il faut bien le dire aussi, une jouissance. C’est là, entre autres, que je vois bien que je ne suis pas Flaubert (!). Je ne pousse pas des cris de douleur en me roulant sur des canapés parce que la phrase ne vient pas. Elle vient toujours, je ne dois pas être assez exigeant...
    Le plus exaltant, c’est de finir. Parce que l’idée de « finir » est étrangère au journal. Le dernier mot d’un journal qui accompagne une vie, c’est la mort. Mais là, je me suis lancé dans une entreprise limitée, c’est un peu comme un journal de voyage, ou de vacances, qu’il est naturel d’arrêter en rentrant chez soi. Quand je me vois arrivé presque au bout de ma recherche, ou de la patience du lecteur, je me fixe un terme : j’arrêterai tel jour ! Et ça devient une course contre la montre, arriver à dire ce qui manque sans freiner une chute qui doit être rapide, laissant plutôt le lecteur sur sa faim que saturé...
    Voilà, j’avais 53 ans, j’écrivais le journal du Moi des demoiselles, et ce journal travaillé était la réponse à la remarque je me faisais déjà à moi-même quand j’avais 18 ans :
    « J’écris cochonnément. Je sens que je devrais reprendre cela une seconde fois, le travailler. Mais j’ai toujours détesté ce genre d’exercice : par paresse, d’abord, et par l’idée que le premier jet est le bon, le vrai, le seul « génial » (!). J’ai tellement d’admiration pour ce que j’écris qu’y toucher, serait-ce pour l’améliorer, me semble sacrilège. L’idée aussi que ce serait artificiel. Mais si jamais je veux « écrire », je devrai me soumettre à une discipline quelconque » (2 novembre 1956).
    C’est long, une vie... Que de détours pour arriver à cette discipline ! Et pour s’arracher à l’idée naïve que ce serait artificiel...
    Travailler un journal « en temps réel », sans doute est-ce une « découverte » banale, que bien d’autres auront faite sans passer par l’ordinateur. Pour moi, ça a été une illumination. Elle a eu des suites.
    Naturellement, une fois découverts les charmes de la procédure, j’ai eu tendance à y revenir. Pas systématiquement. En des occasions qui l’imposaient. En 1994, pour me tirer d’embarras un jour qu’on me demandait un texte sur la « sincérité », sujet impossible (on pourra le lire dans Pour l’autobiographie, Seuil, 1998). En 1995, pour conclure mon édition du Journal de Lucile Desmoulins (Éditions des Cendres). Et tout récemment, du 4 octobre 1999 au 4 mai 2000 (je viens juste de... « finir »), pour raconter mon exploration des journaux « en ligne » sur Internet (Cher écran, à paraître au Seuil en octobre 2000).
    Mais la conséquence imprévue, c’est qu’après Le Moi des demoiselles, j’ai appliqué cette stratégie à mon vrai journal, mon journal intime. Je me suis mis à écrire comme pour un lecteur un journal sans lecteur – autre que moi. Un journal, ou plutôt des journaux (le singulier, ici aussi, me gêne). Des journaux thématiques, limités, construits. Parfois deux journaux en parallèle. Et toujours composés selon ce système. L’objet n’était plus un travail de recherche, que le journal servait à exposer, mais ma vie elle-même, à laquelle il devait donner forme et sens. Beaucoup plus hasardeux, et tragique, d’être ainsi penché au bord de son avenir. Ma recherche, je pouvais plus ou moins la prévoir. Ma vie, elle, fait ce qu’elle veut, elle ne me demande pas toujours mon avis, loin de là. Et puis est-il possible, au cœur de la nuit, quand on n’écrit que pour soi, sur des choses douloureuses, de traquer des assonances désagréables ? Oui, et c’est même utile. Le travail est une méditation. Aller lentement permet de trier, d’élaguer, d’articuler, de mieux, ou moins mal, comprendre. Et peut-être le désir de composition n’est-il en pleine harmonie avec le souci de vérité que dans le présent.
    Bien sûr ce journal sans lecteur actuel s’écrit néanmoins sous l’œil d’un lecteur futur, lointain, inconnu, arrière-petit-neveu chimérique de la fin du XXIe siècle, dont la naissance à venir efface ma mort, et qui prendra le relais. Ces tableaux composés « sur le motif » doivent lui rendre ma vie aussi transparente que pour nous aujourd’hui la Hollande du XVIIe siècle peinte par Peter de Hooch.
    En 1980, mes notes évoquaient trois solutions pour transformer le journal en un texte construit : s’en servir pour écrire un récit (c’est-à-dire carrément faire autre chose, passer à l’autobiographie ou au roman) ; trier et réécrire (une toilette qui le mette en ordre) ; procéder à un montage comme Claude Mauriac. Ces solutions supposent toutes une intervention après-coup. Elles risquent de ne pas échapper à l’artifice ou au laborieux. Le journal composé a des ambitions plus modestes. Il ne prétend pas embrasser l’existence, ressusciter le passé ni lire un destin. Sur de brèves périodes il sculpte la vie en direct et relève le défi du temps.



© Philippe Lejeune 2000