Benjamin
Constant, Journal
Benjamin
Constant (1767-1830) fait route de Suisse vers Paris, pendant que Mme
de Staël (dite ici "Minette" ou "Biondetta") fait route de son
côté
vers l’Italie. Il a 37 ans. Il relit le journal qu’il tient depuis
presque un an, ce qui l’amène, pour la première fois,
à réfléchir à sa pratique du secret, et
à l'utilité du journal pour ne pas s'oublier
soi-même (27-30 frimaire an XIII, 18-21 décembre 1804). Ce
journal, resté inconnu jusqu'en 1895, a été
publié alors très imparfaitement : c'est seulement depuis
1952 qu'on en connaît le texte intégral.
28. Route jusqu’à Montargis. 14 lieues. Écrit à Minette. Écrit à mon père. Continué mes réflexions, sans plus de résultat qu’auparavant. J’attribue peut-être à ma situation ce qui est en partie l’effet de mon caractère. Ma tête se monte, mes idées, mes projets se choquent, se croisent, fermentent, et je crois que l’orage est en dehors tandis qu’il n’est que dans moi. Heureusement que j’ai au moins la force de cacher aux autres tout ce chaos.
29. Route de Montargis à Melun. 17 lieues. Il y a deux ans et demi que j’ai passé ici, bien agité par des idées qui n’avaient à peu près aucun fondement. Alors comme aujourd’hui, je m’exagérais beaucoup de choses. Ma réserve sur ce que j’éprouve m’a préservé du ridicule que cette exagération pouvait produire. Le silence a une faculté réparatrice. Je reverrai donc demain ces Herbages, où j’aurais passé un été très tolérable si Biondetta ne m’avait horriblement tourmenté.
30. Route de Melun aux Herbages. Cassé ma voiture à Lieursaint. Écrit de là un petit mot à Minette. Daunou nommé archiviste du Corps Législatif. Rousselin consul à Damiette. Mme Talma ne s’attendait pas à ce que son ami s’en allât si loin ! Réfléchi beaucoup. Avec ma mobilité, les objets s’effacent de ma tête à mesure que je m’éloigne et ils y rentrent à mesure que je me rapproche. Tous mes souvenirs d’Allemagne s’affaiblissent sensiblement, et ceux de France se raniment. Ce journal peut me servir non pas à me redonner des sensations passées, mais à me rappeler que j’ai éprouvé ces sensations et qu’il ne dépend que de moi de les retrouver en changeant de lieu. Ainsi ce journal est une espèce d’histoire, et j’ai besoin de mon histoire comme de celle d’un autre pour ne pas m’oublier sans cesse et m’ignorer.