Pourquoi et comment un enfant apprend-il à tenir un journal ?
Ces questions semblent du ressort de la psychologie de l’enfant et de la génétique des textes. Mais, jusqu’à présent, aucune de ces deux disciplines ne s’y est intéressé.
La génétique des textes, c’est compréhensible, se concentre sur les brouillons des grands écrivains plutôt que sur l’apprentissage des pratiques ordinaires. Mais il pourrait être instructif d’examiner comment un enfant se met à écrire « je », comment il apprend à construire une image du présent ou à figurer sa vie dans un récit. Peut-être l’enfance de l’individu éclairerait-elle celle de l’humanité, et l’origine des genres.
La psychologie de l’enfant, quand il s’agit d’étudier l’apprentissage du temps, ne prend pas en compte les productions écrites des enfants, en particulier leurs journaux. Lisez Piaget, Fraisse et leurs disciples, par exemple Jacques Montangero (La Notion de durée chez l’enfant de 5 à 9 ans, P.U.F., 1977) ou Hector Rodriguez-Tomé et Françoise Bariaud (Les Perspectives temporelles à l’adolescence, P.U.F., 1987) : ils procèdent tous par enquête orale, en étudiant les réponses faites à des questions choisies en fonction de leurs hypothèses. Ils ne se mettent pas en situation d’observer aussi des conduites écrites, indépendantes de leur observation.
Seuls des pédagogues ont eu l’idée de se pencher sur les écrits personnels des enfants. D’où l’intérêt du livre de Clairelise Bonnet et Joëlle Gardes-Tamine, L’Enfant et l’écrit (A. Colin, 1990), consacré à leurs poèmes, récits, correspondances et journaux. Pour ces derniers, le corpus analysé ne comprenait pas de texte d’enfant de moins de onze ans – c’était donc plutôt un travail sur la pré-adolescence. Le livre de Pierre Clanché, L’Enfant écrivain (Le Centurion, 1988), fondé sur l’étude de « textes libres » produits en milieu scolaire dans le cadre de la pédagogie Freinet, établit que c’est à partir de neuf ans que l’enfant devient capable d’organiser par écrit un récit à la première personne. À quoi il faut ajouter le livre-manifeste d’Ève Leleu-Galland, Les cahiers, mémoires de vie (C.R.D.P. d’Amiens, 2002), plaidant pour une pédagogie du « cahier de vie » dès l’école maternelle.
Je voudrais présenter ici, sans prétendre généraliser à partir d’un seul cas, peut-être exceptionnel ou atypique, l’apprentissage du journal fait par une petite fille de sept ans et demi. Il s’agit d’Annick M., née le 8 mai 1967, morte dans un accident en 1985 à l’âge de dix-huit ans. Son journal est venu à ma connaissance progressivement, à rebours du temps de son écriture. J’ai d’abord lu La Flambe. Journal intime d’une jeune fille (Belfond, 1987), qui reproduit, sous le nom d’Ariane Grimm, les quatre derniers cahiers du journal (février 1982-septembre 1983). Puis j’ai fait la connaissance de sa mère, éditrice du journal, Gisèle Grimm, et j’ai eu accès, grâce à son amitié, à la série des dix-sept Cahiers de mémoire, tenus de septembre 1977 à septembre 1983, de dix à seize ans. Ces cahiers ont été exposés en 1997 au seuil de l’exposition Un journal à soi (Association pour l’autobiographie et Bibliothèque municipale de Lyon, 1997, commissaire Catherine Bogaert), puis ils ont fait, à mon initiative, l’objet d’un film de 26 minutes (Bonjour petit Copper, réalisateur Roland Allard) diffusé sur Arte en 1998. Jusqu’alors je croyais que le journal d’Annick commençait à dix ans, le 1er septembre 1977, avec son premier Cahier de mémoire. Mais une plongée plus systématique dans la masse de ses écrits d’enfance fit apparaître qu’elle avait commencé trois ans plus tôt, en octobre 1974, à l’occasion de son entrée en CE1. Au cours de l’année scolaire 1974-75, elle fit cinq tentatives différentes, toutes assez vite abandonnées, pour tenir un journal. Ensuite, pendant deux ans (juillet 1975-septembre 1977), elle s’abstint, avant de revenir, mieux armée, et cette fois pour de bon, à cette pratique qui la fascinait.
Mieux armée – comment ? J’ai parlé de « la masse de ses écrits d’enfance ». Gisèle Grimm a conservé avec soin l’intégralité de « l’atelier » de sa fille. Elle a suivi en cela l’exemple donné par Annick elle-même : dès l’âge de dix ans, et même avant, Annick s’est comportée en archiviste, répertoriant, classant, recopiant parfois et commentant ses propres productions. Nous allons donc pouvoir situer l’écriture de journal, essayée à sept ans, reprise à dix ans, par rapport à d’autres stratégies d’écriture, deux surtout : la correspondance et la fiction, pratiquées de manière continue pendant cette période, et dont le journal a pu, le moment venu, profiter ou prendre le relais.
La correspondance : les parents d’Annick sont divorcés, Annick vit avec sa mère, dans une relation passionnée et anxieuse. Le premier usage qu’elle fera de l’écriture sera d’envoyer – mot impropre, la plupart de ses lettres étant échangées à la maison – disons plutôt d’adresser des mots d’amour à sa mère pour être sûre de garder son affection. Gisèle Grimm a réuni pour moi l’ensemble des lettres qu’elle a reçues d’Annick de 6 à 8 ans. La première (27 juillet 1973), pour laquelle elle a sans doute été aidée (elle sort juste de Maternelle) : « Maman, est-ce que tu n’es pas triste sans moi ? ». Ensuite, régulièrement, nombreux billets d’amour : « Maman, tu es belle, je t’aime », « Souris-moi, ne te fâche pas maman ». Et lettres plus classiques, écrites en vacances pour donner des nouvelles (voyage aux États-Unis chez sa tante, été 1974 ; colonie de vacances dans l’Isère à Pâques, puis en juillet 1975…).
Au départ, le journal a pu n’être qu’une lettre différée. En juillet 1974, quand Annick est chez une de ses tantes en Angleterre, Gisèle Grimm lui donne la consigne suivante : « Au cas où tu ne pourrais pas m’envoyer de lettre, tu pourrais écrire sur un cahier ou sur des feuilles de papier des choses, des histoires, des impressions, tes malheurs, tes joies. Comme cela, je lirai tout ce que tu as écrit quand tu reviendras. Chic ! je serai contente ». Mais à partir du moment où il est pratiqué à la maison, le journal s’éloigne progressivement de la lettre et en diffère sur deux points : une énonciation autonome, le souci de conservation du temps. Écrire un journal, c’est se séparer de la mère, ouvrir un espace d’écriture indépendant, s’établir à son propre compte. Les relations avec la mère, si elles y sont évoquées, n’y seront plus qu’un objet de discours à la troisième personne. C’est donc un pas important dans la construction de la personnalité. D’autre part, une lettre envoyée est perdue pour son auteur, elle ne se constitue en série conservée que pour son destinataire (Annick, d’ailleurs, a elle-même méticuleusement archivé les lettres reçues de sa mère, dès qu’elle a su lire). Or l’objet principal du journal est de fixer le temps : on verra à quel point Annick est obsédée par cette idée. À sept-huit ans, elle arrête de tenir un journal dès qu’elle est séparée de sa mère, en vacances : l’urgence redevient alors d’écrire à maman pour retrouver le contact ; à la maison, certes, les petits billets quotidiens (rarement des lettres développées) continuent à être nécessaires pour s’assurer qu’on est aimée, mais la pulsion inverse (établir un espace à soi où l’on pourra survivre même si l’on n’est plus, ou si l’on est moins, aimée) se manifeste aussi, avec une obsession de fixer le temps qui n’est pas sans rapport avec la peur de ne pas fixer l’amour. J’essaie, maladroitement sans doute, de démêler ce qui explique l’émergence du journal pendant cette année. Pourquoi, néanmoins, Annick n’a-t-elle pas réussi en 1974-75 à développer un journal continu ? Parce qu’elle n’était pas encore vraiment capable de construire sa vie comme un récit, du moins dans le cadre factuel imposé par le journal.
La fiction : avant même de savoir écrire, Annick dictait des fictions à ses baby-sitters (dictées qui ont été conservées) ; entre sept et dix ans, elle s’exerce à l’art du récit dans un nombre ahurissant de créations de toutes sortes : bandes dessinées, récits illustrés, que l’on trouve d’ailleurs épars au milieu d’autres types d’œuvres, chansons (qu’elle enregistra), poèmes, livres de « potions » (recettes), etc. Cet énorme corpus mériterait à lui seul une étude. Tout lui était bon pour s’exprimer en faisant des petits livres ou livrets cousus, illustrés, ou en remplissant des carnets, les journaux dont je vais parler n’étant au fond qu’une des branches secondaires, vite abandonnée, de cette boulimie de création – abandonnée, c’est mon hypothèse, parce qu’elle n’a pas su comment concilier la notation précise d’une suite de jours avec la profusion de ses idées et de ses émotions. C’est seulement à l’âge de dix ans qu’elle deviendra capable d’articuler enregistrement et expression, de se construire comme personnage inscrit dans la « réalité » quotidienne, de suivre, à travers une liste précise de jours, la logique d’une expérience. Elle n’en continuera d’ailleurs pas moins à écrire des fictions. Dans son Cahier de mémoire n° 1, le 10 octobre 1977 (elle a dix ans), elle montre sa maîtrise nouvelle en récapitulant sa déjà longue carrière dans ce qu’on appellerait aujourd’hui l’autofiction :
La ligne directrice de ces fictions se développe autour d’un personnage féminin dans lequel Annick se projette : d’abord Vanie, ensuite Limine (héroïne d’une bande dessinée féministe qui transpose Lucky Luke au féminin, la cow-girl ayant une jument baptisée Black Beauty), puis Line, à la silhouette provocante, souvent dessinée, qui finira par être intégrée comme une sorte de double d’Annick dans le journal lui-même.
Entre lettres et fictions, le journal mettra donc trois ans à émerger comme un espace autonome d’expression identitaire. Mon travail sera ici archéologique : je vais décrire avec précision cinq objets minuscules, dont on verra quelques reproductions, mais qu’on ne pourra pas feuilleter. Que mon lecteur soit patient et attentif : les journaux fabriqués par Annick sont émouvants mais, à un regard d’adulte, leur texte pourra paraître bien « pauvre ». C’est la logique des actes qu’il faut suivre, celle des expérimentations et recombinaisons à travers lesquelles l’enfant se fraye un chemin original. J’ai presque toujours corrigé l’orthographe d’Annick, pour faciliter la lecture et éviter la condescendance, tout en regrettant de perdre la fraîcheur des manuscrits. Certains mots sont restés illisibles, aussi bien pour Gisèle Grimm, qui a vérifié mes transcriptions, que pour moi. Pour débrouiller les allusions aux faits quotidiens, Gisèle Grimm a eu la ressource de se reporter à ses agendas, années 1974 et 1975. Intermittente du spectacle, c’était pour elle un outil professionnel, où elle notait ses rendez-vous de travail, mais aussi les rendez-vous d’Annick (dentiste, etc.). Annick les consultait souvent, et ces consultations ont laissé des traces (petits mots ajoutés).
« Avant mes cahiers de mémoire, j’ai eu plein de petites
feuilles volantes racontant ma vie », note Annick sur une feuille
rassemblant en liasse certains des textes dont il va être
question. Des feuilles volantes, mais aussi des carnets.
À l’école, l’institutrice inscrit la date au tableau chaque matin. Annick fait pareil.
Le lendemain samedi 12 octobre, la date est suivie d’un dessin, en couleur cette fois. Annick enchaîne avec la date du lundi 14 octobre, puis se ravise, barre et inscrit dessous dimanche 13, avec une autre image de filles en couleur, puis aux deux pages suivantes un texte « pour aujourd’hui piscine et grand plaisir du matin, sans école bien sûr », et puis : « courses, sans aller au Jardin [des Plantes] » ; de l’autre côté de la page, deux dessins mettent en scène un personnage au stylo bille noir et un autre au stylo bille rouge (sa mère et elle ?). On tourne la page : on est cette fois pour de bon le lundi 14 octobre, le « l » de lundi est au feutre bleu-vert, comme une sorte de lettrine. Texte : « mauvaise note en classe » et « chasseur appris en classe ». Et au-dessous : Mardi 15 octobre, barré…
On a, dès ce début, l’impression que la petite fille essaie de s’installer dans un rituel, mais qu’elle est prise entre deux forces inverses : l’une qui la pousse à améliorer et consolider le rituel, l’autre à désinvestir, décrocher ou dériver. Une sorte d’équilibre instable. Le jeudi 18 octobre, elle ajoute une sorte de frise en couleur, mais il n’y a plus de texte. Le vendredi 19 octobre, « grève des maîtresses matin et soir ». Pour le samedi 20, le dimanche 21, pas de texte, mais la lettrine est en rouge. Lundi 21 plus de lettrine ni de texte, mardi 22 le mot même « octobre » n’est pas repris, et ensuite on a huit pages de dessins divers (silhouettes et têtes de petites filles). On ne sait trop quand les dates ont été écrites : avant, pour ouvrir un espace où l’on a l’intention d’écrire ? Après, pour constater que les jours ont eu lieu même si on n’a rien écrit ?
Après huit pages de dessins, Annick essaie un rythme à « deux jours par page » : on a mercredi (lettrine rouge), tout court, suivi d’un blanc (ça doit être le 23, mais ce n’est pas marqué), jeudi, avec une silhouette ; vendredi et samedi, avec un cafouillis de dessins et d’écriture. Puis dimanche, lundi, mardi et mercredi où la lettrine rouge a été tracée, mais le nom du jour pas écrit en noir (sauf le mardi), avec juste des dessins, et pour le mercredi un dessin collé (une page arrachée collée au scotch et qui est pliée), et encore après jeudi, vendredi, samedi et dimanche, avec le même rythme de deux jours par page, une lettrine rouge, et cette fois le nom du jour est en vert, mais… tout est vide ! Le cadre semble avoir été préparé d’avance et n’avoir servi à rien. Le long de la dernière page, une colonne de cases avec des lettres ou des chiffres avec d’autres lettres ou chiffres en exposant (dispositif qu’on trouvait déjà au début, et que je ne comprends pas). Puis lundi, mardi 29, mercredi 20 octobre, jeudi – tout est vide, lettrines rouges. Puis vendredi, samedi, dimanche, lundi, lettrines violettes, tout est vide, plus de quantième ni de mois ; puis mardi, mercredi, jeudi, vendredi, lettrines vertes… puis samedi, dimanche, rouge, et lundi, mardi, jaunes, toujours vides ; puis mercredi entièrement vert et vide, jeudi au crayon, vendredi au crayon sur un fragment de page avec au dos samedi jaune, puis dimanche multicolore…
Il semble utile de marquer les jours, agréable de colorier leur nom, mais inutile d’écrire quoi que ce soit : dessins et textes ont disparu, et la petite fille, tout en s’amusant à prévoir la suite des jours, est incapable de les compter correctement, insoucieuse de les dater : elle retombe dans l’espace circulaire et enfantin de la semaine, elle échappe au temps linéaire et irréversible du calendrier…
Après quelques pages chaotiques, tout aboutit à deux pages au crayon, donnant deux fois de suite la liste des jours de la semaine, sans couleur, sans espace ménagé pour écrire quoi que ce soit : accélération mécanique d’un temps complètement vide…
Après cette espèce de « staccato », une page blanche.
Puis, brusquement, quelques mots écrits, sans date ni contexte, mais qui frappent le lecteur parce que, pour la première fois, s’y dit quelque chose de violent :
Toutes les dates, auparavant, étaient restées vides. Cette scène, notée à la fin, n’est pas datée !
Disjonction, comme si les morceaux du journal étaient encore séparés, et comme si la petite fille ne réalisait pas qu’une scène pouvait avoir une date.
Dans ce carnet, on a l’impression qu’Annick apprend le journal, comme quelqu’un qui apprendrait le piano seul. Elle fait des gammes sur les jours de la semaine. Elle s’essaie, combine un peu au début, mais les éléments ne s’assemblent pas : les dates, le texte, les dessins flottent, séparés. Ce qui est bizarre, c’est qu’au début elle est tombée juste : les premières entrées sont morphologiquement bien constituées. Ensuite, peu à peu, tout s’est disloqué…
Remarque d’ensemble : Annick est en gros progrès. Malgré le titre « calendrier », elle a abandonné l’idée de marquer, même sans rien noter, chaque jour, – idée qui l’avait soutenue, mais aussi paralysée, dans le premier carnet. Elle accepte de n’écrire que de loin en loin, sans coller à la continuité. C’est une conduite plus mûre.
Elle consacre une page à chaque entrée, ce qui rend le journal plus clair. Elle maîtrise mieux la datation et met le plus souvent l’année (le passage de décembre à janvier l’y a incitée). Elle ajoute des dessins, sans qu’ils envahissent tout comme dans le premier carnet.
Reste que la tentative est brève : seules les quatre premières feuilles sont utilisées (et la quatrième d’un seul côté), la cinquième est blanche, signe d’abandon. Dans ces sept entrées, on voit apparaître de nouveaux comportements : le métadiscours (14 janvier, elle explique pourquoi elle écrit), la citation d’une maxime, la référence au moment où elle écrit, la notation du temps qu’il fait, d’une première fois, etc. Mais il faut bien reconnaître qu’aucune continuité narrative ou thématique forte ne s’esquisse encore…
Elle prend d’abord une fiche cartonnée bleu gris 11 x 15,5 cm, qu’elle divise en quinze cases pour y marquer d’avance les jours, du 10 au 25 mars, avec l’intention non de raconter, mais de qualifier brièvement chaque jour. L’idée est celle d’un baromètre quotidien, idée seulement effleurée avant : dans le premier carnet, « quotidien », elle n’évaluait pas ; dans le second carnet, elle racontait plus qu’elle n’évaluait, et ce n’était pas quotidien du tout. Elle innove aussi pour la première fois du côté du support : cette fiche, qu’elle formate elle-même, permet de voir quinze jours d’un seul coup d’œil, donc de dominer le temps, ce que les autres supports ne permettaient pas. Elle mériterait, bien plus que la tentative précédente, le titre de « Calendrier ».
Dernière remarque : la fiche ne porte aucune marque d’identité, ni aucun titre – ce qui est un pas vers l’intimité. Elle est à usage personnel, déconnectée du monde social (le calendrier n’avait pas de marque d’identité non plus, mais il gardait un titre). Autre signe : l’année n’est marquée nulle part. C’est le mercredi où il neige et où les dents vont mal qui m’a révélé qu’on était bien en 1975, puisque cette notation réapparaît dans le journal suivant.
Ce journal, qui chevauche le précédent et anticipe sur le suivant, est aussi soigné que les deux autres sont brouillons. L’orthographe est correcte, ce qui est fort suspect ! Est-ce un original ou une mise au net ultérieure ? On penche nettement pour la seconde hypothèse : Annick avait une vraie manie de recopier ses productions. C’est néanmoins bizarre : on ne sait pas de quoi c’est la mise au net, il ne reste pas d’original et, de plus, la rédaction ne correspond pas exactement aux deux autres journaux. Mais le rythme est le même que dans les autres tentatives : départ sur les chapeaux de roue, fléchissement, effilochage, abandon.
Le titre étrange : « Journal du passé », plaide aussi pour la mise au net. Certes, le journal est l’inscription du présent en vue d’une relecture dans un avenir où il sera devenu passé, mais cela a l’air de dire que le présent a été immédiatement vécu comme passé. La formule, maladroite sans doute, est un peu funèbre.
Au début, la date est écrite dans un cartouche encadré à l’encre et coloré entièrement au feutre orange, les entrées, quand il y en a plusieurs sur la même feuille, étant séparées par un trait qui va d’un côté de la feuille à l’autre. Mais on entre vite dans un système de variantes : soulignage au feutre de la date sans encadrement, utilisation du feutre orange pour la ligne de séparation ou pour encadrer le texte d’une entrée (7 avril). Il y a des moments où ça se complique : le 7 avril, le texte est encadré au feutre et signé en majuscules : ANNICK, la signature ayant valeur d’attestation pathétique (d’autant plus que, j’ai oublié de le souligner, le nom d’Annick n’apparaît pas au début). Même évolution pour la périodicité du journal. Au début, on croit qu’il va être quotidien : le 19 et le 20 mars sur la première feuille, le 21 sur la seconde… Ensuite il y a le trou de la colonie de vacances : le journal n’a pas été emporté, les lettres à la mère le remplacent. Quand Annick rentre de colonie, le 7 avril, on peut croire que le journal va reprendre un rythme quotidien : le 8 avril… puis le 10 avril… puis tout se détraque et, sur la dernière feuille, cinq entrées, serrées comme des sardines, vont couvrir un bon mois !
Le système est donc mixte : baromètre comme dans le journal n° 3, rythme irrégulier comme dans le journal n° 2, mais après voir flirté avec la régularité du journal n° 1.
Le carnet est recouvert d’une couverture faite d’une feuille de copie
à grands carreaux qui porte de chaque côté un
titre, car il a été utilisé dans les deux sens.
Á l’endroit
Sur la couverture même du carnet, une étiquette de papier uni, collée par quatre morceaux de scotch jauni, porte écrit, assez petit, en noir :
Mais on est surtout frappé par l’attention obsessionnelle
portée aux rêves par cette petite fille de 8 ans. Ces
comptabilités font apparaître deux choses nouvelles et
étonnantes :
- l’observation systématique de la vie intérieure ;
- le désir de ne pas la perdre en la marquant et la
comptant (forme de la liste – ou du moins noyau de la forme liste,
puisque le contenu de chaque occurrence reste vide – aucun rêve
n’est raconté –, mais l’une des rubriques montre bien le passage
naturel de la comptabilité à la liste : pour les films
d’horreur, elle note en abrégé les titres).
Quant au journal qui est du bon côté, il se révèle très instable : des « styles » graphiques très différents se succèdent, alors que le contenu reste fait de notations assez brèves, factuelles, décousues, mais légèrement plus développées que dans les journaux précédents. Après un début sage, dès la page 2, ce journal devient tout fou, gribouillé de traviole et parfois illisible : volontairement illisible, dirais-je, et même ostensiblement illisible (des grimaces d’écriture, en quelque sorte), et parfois signé sous forme de lettres à sa mère, cela jusqu’au 15 mai. À partir du 16 mai, ce style hystérique disparaît pour un style sage, puis elliptique, parfois bizarre (30 mai), puis, à partir du 4 juin, le journal redevient mal tenu, mais dans un style plus ordinaire. En fait, ce mois de juin est bâclé, presque inexistant, tout se dilue jusqu’au départ en colonie de vacances, le 1er juillet.