Le journal au bac
Le Français aujourd’hui, n° 147, octobre 2004, p. 15-20.


    Le programme de 1ère sur le « biographique » coiffe les genres suivants : « récits de vie, mémoires, journal intime, biographie, autobiographie, roman autobiographique ». Cette liste, sans doute longuement méditée, ouvre avec bonheur l’éventail depuis le document (« récits de vie ») jusqu’à la fiction (« roman autobiographique »), immense domaine dont on peut se demander quel sera le centre de gravité. Il a chance de tomber plutôt sur les deux derniers termes, ou sur le premier, les trois genres du milieu, pour des raisons différentes, ayant moins de « lettres de noblesse » ou posant des problèmes pratiques. Cette petite note portera sur le « journal intime ».
   
    Au temps où, lycéen, j’en tenais un (à partir de 1953) – et c’est justement en 1ère que j’ai commencé le mien –, le journal intime n’apparaissait pas au lycée. Je n’ai guère souvenir, même dans mes années d’hypokhâgne ou de khâgne, d’avoir rencontré le moindre journal comme objet d’étude ou de réflexion. Cette situation était agréable. Comme la littérature contemporaine, que je lisais librement à la maison, le journal restait à l’abri du discours scolaire. C’était deux mondes séparés. Ouvrez les manuels que nous avions à l’époque, la série des bons « Lagarde et Michard » (je continue à les aimer, on ne voit aujourd’hui que leur pudeur et leurs limites, j’appréciais leur tranquillité). Voici le volume du XIXe siècle, publié en 1955. Je sais, pour avoir été son élève, combien Laurent Michard était sensible à la littérature intime. Ce volume contient trois extraits de journaux : chaque fois, il s’agit de textes qui sont envisagés dans l’optique d’un autre genre littéraire : un extrait d’Oberman de Senancour (roman présenté comme journal) et un autre du Cahier vert de Maurice de Guérin, qui fonctionnent tous deux comme poèmes en prose ; et des extraits du Journal d’un poète de Vigny, qui fonctionnent comme maximes. Je reviendrai sur ce problème : un journal peut-il se lire en « extraits » ? quel genre d’explication de texte peut-on en faire ? En tout cas, il est difficile de se faire une idée de la pratique du journal d’après ces morceaux. Quant au discours d’accompagnement, il reléguait le journal (quand il était mentionné) dans les lointains. Voici l’inventaire exhaustif de ces mentions (rassurez-vous, ce sera bref). Pour Benjamin Constant, « ses œuvres posthumes nous font pénétrer, elles aussi, dans l’intimité de ses sentiments et de sa vie. Le Cahier rouge retrace sa jeunesse. Cécile nous révèle ses relations avec Charlotte de Hardenberg et complète ainsi les Journaux intimes ». Journaux dont rien d’autre ne sera dit – mais il faut se souvenir que leur édition intégrale ne date que de 1952, et puis que Constant est une personnalité « complexe, mais décevante ». Les extraits de Vigny sont donnés pour « compléter » son portrait moral. Maurice de Guérin a eu « une sœur, Eugénie, qui écrira elle-même des poèmes et un Journal ». Stendhal commence par écrire des comédies, mais il est « plus près de sa véritable vocation lorsqu’il rédige son Journal (à partir de 1801) ». Quant aux frères Goncourt, on apprend que « resté seul après 1870, Edmond de Goncourt prolonge l’œuvre commune en continuant le Journal que les deux frères avaient commencé en 1851 » - et en publiant d’autres romans, dont quatre extraits sont donnés (mais aucun du Journal). C’est fini, vous savez tout. Ni le nom d’Amiel ni celui de Marie Bashkirtseff n’apparaissent. Celui de Jules Renard semble avoir été réservé pour le volume « XXe siècle » (publié en 1962).


    Ce petit examen est injuste. Il faut nuancer. Pour trois raisons.


    D’abord, il n’y a là rien de spécial au journal. L’autobiographie n’est pas mieux traitée, même pire : c’est vraiment « Chateaubriand ou rien ». Les récits autobiographiques de Stendhal sont mentionnés parce qu’ils permettent de « connaître l’homme » Henri Beyle, mais pas une ligne n’en est citée. George Sand a publié « des souvenirs » et les Souvenirs de Renan seront représentés par la « Prière sur l’Acropole »... Aucune autre œuvre n’apparaît. Le roman autobiographique, avec René, Volupté, Dominique, Le Petit Chose, est un peu mieux servi, sauf que Vallès n’est pas au rendez-vous. Quant aux récits de vie, mémoires (sauf Chateaubriand), biographies…

Ensuite, notre étonnement est peut-être lui-même anachronique. Le canon en vigueur à l’époque privilégiait, très raisonnablement, les grands auteurs, les grands genres littéraires (poésie, théâtre, roman, essai) et les mouvements littéraires. Qui sait si, dans cinquante ou cent ans, notre plongée dans les genres mineurs et les écritures ordinaires ne paraîtra pas aberrante ?

    Enfin et surtout – j’en reviens au cas particulier du journal – faisons-nous mieux aujourd’hui ?


    J’ai consulté une série de « corpus » préparés pour leurs élèves par des professeurs de 1ère et j’ai été frappé de voir que le journal intime en était presque toujours absent – aucune œuvre entière et pratiquement pas d’extraits. Même constat dans le chapitre sur le « biographique » d’un bon manuel récent, comme le Français Méthodes 2de/1re (Hachette Éducation, 2004), où la place du journal est modeste.


    C’est bien compréhensible, même si au premier abord ça paraît paradoxal.


    Le paradoxe, c’est que, des six genres qui composent le « biographique », le journal est le seul qui corresponde à une pratique spontanée et réelle des élèves. Prenons le cas du Lycée de la Plaine de l’Ain (Ambérieu-en-Bugey) où une enquête, qui va être renouvelée cette année, a été faite en 1993. Douze classes, de la troisième à la terminale, soit 338 élèves ont été interrogées : 20% des filles et 10% des garçons ont dit tenir un journal au moment de l’enquête, et 69% des filles et 22% des garçons ont dit en avoir déjà tenu un. L’enquête de Marie-Claude Penloup sur L’Écriture extrascolaire des collégiens (ESF, 1999) aboutit au même constat. L’adolescence n’est pas l’âge de l’autobiographie. Certes, on en lit avec curiosité – comme des biographies et des récits de vie – mais on n’en produit guère. On est à l’âge projectif, non rétrospectif. L’introspection ira de l’avant, vers le journal intime ou l’autoportrait, dans le travail d’une identité en construction. Mais peut-être ce territoire d’écriture doit-il justement rester libre ?


    C’est sans doute ce sentiment d’être devant un terrain délicat qui incite les enseignants à aborder le biographique par n’importe lequel des autres genres proposés, surtout ceux qui présentent une structuration plus forte et impliquent plus de distance. Le journal, c’est fragile, trop proche, et l’enseignant peut fort bien ne pas s’y sentir lui-même à l’aise. Prudence !


    Mais à l’appui de cette prudence vient la difficulté de trouver une « œuvre littéraire » à mettre au centre du corpus. Pour l’autobiographie, il y a des « classiques », des Confessions de Rousseau à Enfance de Sarraute, et une foule d’autres textes solides, qui offrent des identifications intéressantes aux adolescents, et sont disponibles en édition de poche. Pour le journal intime, grand embarras.


    D’abord, on s’aperçoit vite que beaucoup de journaux ne sont pas des « œuvres » au sens classique, construites et supportant une lecture autonome : ils demandent la connaissance d’un contexte, d’autres textes, une capacité de lecture au second degré… Ensuite on s’aperçoit que beaucoup des journaux publiés présentent des expériences assez particulières, qui peuvent déplaire, dégoûter, ennuyer ou du moins ne pas être assez générales pour intéresser la majorité du groupe d’adolescents – d’autant plus qu’un clivage risque de s’établir entre filles et garçons… Quand enfin on a trouvé l’oiseau rare, on découvre qu’il n’existe pas en édition de poche… Qui ira proposer à une classe de 1ère la lecture d’Amiel, de Léautaud ou de Renaud Camus ? On va vite constater d’ailleurs que l’immense majorité des journaux publiés sont des journaux d’homme… On croira avoir enfin trouvé la solution : faisons-leur lire Marie Bashkirtseff ou Catherine Pozzi – jeunes filles d’autrefois qui ont eu des révoltes d’aujourd’hui – oui, mais où sont les éditions de poche ?… Il n’y a en fait qu’un journal dont l’intérêt soit universel, la lecture structurante, et l’accès facile, c’est le Journal d’Anne Frank, mais a-t-on le droit de choisir une œuvre en traduction ? Et les garçons suivront-ils ?


   
Alors, des extraits ?

    Passons sur le fait que le journal n’est pas fait pour être lu en extraits – comme le roman, mais pour d’autres raisons. La lecture du journal est une expérience de la durée. Écriture fragmentaire, le journal semble facile à découper, et se prêter au morcellement – c’est une illusion. Une fois coupé, on obtient des petits bouts d’autre chose. Le journal est une musique qui fonctionne à la répétition, son rythme, ses blancs, sont indissociables de la mélodie. Lire un journal, c’est une aventure, une randonnée, un compagnonnage, il faut suivre pas à pas le temps d’un autre, pour saisir peu à peu son implicite…


    Il n’existe en France actuellement aucune anthologie du journal. En 1947, Maurice Chapelan en a publié une, du moins un premier volume, sous-titré « Témoins d’eux-mêmes » (intimistes du XIXe siècle, de Maine de Biran à Marie Lenéru). Un second volume devait suivre, « Témoins d’un temps », qui n’est jamais venu, faute de public. Depuis, personne n’a recommencé. Dans les pays anglo-saxons, en revanche, les anthologies de journaux prospèrent. Peut-être y a-t-il là un créneau et quelque chose, chez nous, à réinventer ? J’avoue y penser parfois… et même souvent. Il faudrait des tranches larges. Des tranches qui aient la taille d’une nouvelle, qui permettent de s’installer – avec peut-être aussi le centrage d’une nouvelle, avec une unité d’effet. Mais aussi des tranches intégrales (rien de plus glaçant que les points d’interruption) et sans note explicative (tant pis pour ce qu’on ne comprend pas) – rien qui s’interpose, pas d’éditeur cisaillant ou glosant la vie d’un autre.

   
    Ces dernières années, j’ai enseigné le journal à l’université : j’avais plus de latitude qu’un professeur de première (pas de bachot en vue), mais, même ainsi, il était difficile de lancer vite les étudiants dans une première expérience de lecture, sur des textes courts (mais pas trop). J’avais deux moyens. À la première séance, j’apportais une vingtaine de « journaux nains », pour désamorcer la terreur qu’inspire les 16 000 pages du journal d’Amiel, ou d’autres « journaux monstres », et je distribuais mes « bonzaïs » à lire pour la séance suivante. Ça allait de l’année 1900 du Journal de Jules Renard (L’Ecole des Lettres) à Cargo vie de Pascal de Duve (1992) ou Journal du dehors d’Annie Ernaux (1993). Par la suite, je proposais en polycopiés des tranches découpées selon le temps (une semaine, un mois, une année, du journal de Untel ou de Unetelle), ce qui mettait en évidence la disparité des rythmes.


    Mais les extraits qu’on fait pour le bac doivent être plus courts, et sans doute n’est-il guère possible, ni même souhaitable, d’axer tout autour du seul journal. Les éléments tirés de journaux seront plutôt là pour comparaison : est-ce la même chose de raconter sa vie sur le vif, ou après coup ? écrit-on de la même manière pour soi, et pour autrui ? lit-on de la même manière la confidence surprise dans un journal, et la démonstration à vous adressée dans une autobiographie ? quelles sont les relations qu’entretiennent le journal et la lettre (bizarrement exclue du biographique – sans doute parce qu’elle forme une option spéciale pour les littéraires). Il n’est pas nécessaire que les extraits de journaux, autobiographies, romans autobiographiques comparés soient du même auteur. Mais il peut être curieux de voir comment le moi se décline dans un même « espace autobiographique ». Et certains auteurs s’y prêtent spécialement bien : Benjamin Constant, avec ses journaux, ses récits autobiographiques et Adolphe ; Amiel, dont on vient de publier la correspondance avec Louise Wyder sous le titre Égérie (L’Âge d’homme, 2004), cette correspondance amoureuse étant confrontée au commentaire qu’il en fait lui-même dans son journal ; Sartre qui a écrit un roman-journal (La Nausée) et tenu un vrai journal (Les Carnets de la drôle de guerre), dans lequel il raconte d’ailleurs son enfance de manière totalement opposée à celle qu’il donnera vingt ans plus tard dans Les Mots ; Annie Ernaux qui, après avoir composé et publié le récit d’une liaison, Passion simple (1992), a livré brut au public le journal tenu sur le moment même (Se perdre, 2001). Bien d’autres exemples viennent à l’esprit. Ces dispositifs doivent conduire à dépasser l’idée naïve qu’un des textes serait « plus vrai » qu’un autre, à découvrir la vie dans sa complexité, et l’identité narrative dans tous ses feuilletages… Après quoi, on plaint le biographe qui aura à faire un portrait ou un bilan.


    Parmi les six genres constituant le « biographique », le journal est le trouble-fête, le mauvais élève, le sans domicile fixe. Les cinq autres, si différents soient-ils, sont tous des récits construits, adressés à autrui. Librement écrit pour soi dans l’instant, en toute ignorance de l’avenir, le journal donne à voir la vie dans son jaillissement, avec ses clartés et ses opacités. Il confère aux récits, par la contradiction ou le décalage, une fascinante profondeur de champ.


    Revenons en classe… Les programmes spécifient bien « œuvre littéraire », ce qui empêchera de suivre le journal dans ses dérives, comme on le fait plus librement dans d’autres classes. Sans doute est-ce plutôt en troisième qu’on aura la tentation de confronter des adolescents à des journaux d’adolescents contemporains. Il y en a très peu de publiés – et ce sont pratiquement toujours des journaux de filles. Citons Des cornichons au chocolat, de Stéphanie (1983, disponible en Livre de Poche), La Flambe d’Ariane Grimm (1987, aujourd’hui épuisé), Ça bouillonne dans ma tête, de Julie David (1995, L’Harmattan), trois variations sur l’entrée en adolescence. Du côté des garçons, on ne trouvera guère que Johann Heuchel (Je vous ai tous aimés, Seuil, 1998), journal tragique mais tonique d’un garçon atteint de mucoviscidose. Sans doute aussi hésitera-t-on à étudier les formes modernes du journal, les journaux en ligne sur Internet, les « blogs »… même si les programmes donnent comme perspective complémentaire « étude de l’argumentation et des effets sur le destinataire »…


    Comme ils indiquent aussi « étude de l’histoire littéraire et culturelle » (je souligne), on peut malgré tout s’aventurer au-delà des chefs-d’œuvre pour appréhender, à travers l’histoire du journal comme pratique, l’histoire de notre civilisation. Le journal (sous la forme du livre de comptes, des registres administratifs) est l’une des plus ancienne pratique d’écriture de l’humanité : mais c’est resté longtemps une pratique collective, réservée à la gestion des biens et des groupes. Le journal personnel (expression que je préfère à celle de journal intime) n’apparaît qu’à la Renaissance. Pourquoi ? C’est sans doute lié à la progressive émergence de la société bourgeoise et de l’individualisme, mais aussi à l’apparition du papier (jusqu’au XVe siècle, les écritures ordinaires se faisaient sur d’incommodes tablettes de cire effaçable), à l’invention de l’horloge et au changement de la perception du temps… Quant au journal intime, ou secret, il n’apparaît vraiment que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Et sous nos yeux, aujourd’hui même, le journal personnel continue à se transformer : l’image photographique, le cinéma et la vidéo ont donné un nouvel essor à l’enregistrement du présent ; Internet ouvre un nouvel espace de convivialité immédiate qui change complètement la donne de l’« intimité ». Sur tous ces problèmes, je renvoie à la belle synthèse de Françoise Simonet-Tenant (Le Journal intime, éd. Téraèdre, 2004), et au gros livre illustré que j’ai publié avec Catherine Bogaert (Un journal à soi. Histoire d’une pratique, Textuel, 2003).


    En s’écartant encore plus de la formulation officielle du programme, on pourrait s’interroger sur la possibilité d’enseigner non seulement la lecture, mais l’écriture du journal. Naguère Valérie Raoul, dans un article de La Faute à Rousseau (n° 14, février 1997), avait montré la place que l’apprentissage du journal tenait dans l’enseignement des pays anglo-saxons. En France, on trouve cet intérêt pour une « pédagogie du journal » plutôt en amont ou en aval du système secondaire. En amont, dans les expériences de « cahiers de vie » à l’école primaire (Ève Leleu-Galland, Les Cahiers, mémoires de vie, CRDP d’Amiens, 2002) ; en aval, en formation permanente. À l’âge du collège ou du lycée, ce sont surtout des outsiders ou des militants, comme l’association Vivre et l’écrire (12 rue de Recouvrance, 45000 Orléans), qui s’y intéressent, en recueillant les journaux d’adolescents (« Ne jette pas ton journal, confie-nous le, tu pourras le reprendre plus tard… »), en en publiant certains (comme celui de Julie David, cité plus haut) et en proposant un « guide » (J’écris mon journal, par Odile Amblard et Pierre de Givenchy, La Martinière, 1997).


    Mais sommes-nous si loin des programmes du baccalauréat ? En 2004, les candidats au bac technologique se sont vu proposer le sujet d’« invention » suivant : « Vous avez décidé d’écrire votre autobiographie et vous parlez de ce projet dans votre journal intime. Vous rédigez deux passages de ce journal : dans le premier, vous expliquerez pourquoi vous voulez vous lancer dans ce projet et vous indiquerez quels seront vos choix d’écriture. Dans le deuxième, vous mettez en œuvre vos choix d’écriture pour commencer votre autobiographie et évoquer un moment de votre vie. (En aucun cas votre identité précise ne doit être mentionnée dans votre texte) ». Bien sûr, c’est ici l’autobiographie qui est reine (même s’il est peu vraisemblable qu’un adolescent décide d’écrire la sienne), et le journal un simple moyen. Mais peut-on demander à un élève de pratiquer une forme d’écriture sans l’y avoir entraîné ? Les sujets d’invention doivent faire l’objet d’une pédagogie. D’ailleurs, le journal est une pratique formatrice, qui aide à réaliser ses projets. Le plus simple serait donc de suggérer aux élèves de première, s’ils souhaitent réussir au bac, de tenir un journal : Le journal de mon année du bac.