Visites
[Publié
dans les Cahiers de
Malagar, n° XVI, 2006]
En 2001, lors du premier colloque Claude
Mauriac, j’avais
présenté une communication de «
génétique », l’étude de quelques pages du
premier chapitre du premier volume du Temps
immobile, menant à des réflexions d’ensemble sur
son projet. Aujourd’hui, 1er octobre 2004, je vais sauter aux
dernières pages écrites du Temps immobile. Ce sera moins une
communication qu’une brève rêverie autobiographique,
autour d’un puzzle de citations.
Le vendredi 9 octobre 1987, quand je me suis présenté
quai de Béthune, je ne savais pas, et Claude Mauriac non plus,
que ma visite serait pour lui l’occasion d’écrire la
dernière page du Temps
immobile. Non pas la dernière dans
l’ordre de présentation du livre – ce jour-là, quand je
suis arrivé, L’Oncle Marcel
était déjà bouclé, et bien bouclé,
par un dégradé de bœufs en abîme s’enfonçant
dans le passé, ultime plongée, Claude, François,
Jean-Paul rêvant aux bœufs de Malagar –, mais la dernière
dans la chronologie de l’écriture, et qu’il a
immédiatement insérée à la jointure d’une
articulation majeure du premier chapitre, au moment où, passant
du 31 décembre 1985 au 1er janvier 1986, il s’inquiétait
déjà de la fin du Temps
immobile.
Goupillières,
mardi 31 décembre 1985
[…]
Dans une plage de quiétude relative, entre mes deux crises
d’oubli (oubli de l’instantané, si impressionnant), le lendemain
de Noël, j’ai eu l’évidence de cette décision
à prendre, prise, et que je sentis définitive : assumer
le temps écroulé jusque dans un Temps écroulé, auquel
je pensais depuis longtemps déjà, dont je parlais parfois
ici sans me résigner à l’assumer aussi
littérairement (pour prendre littéraire dans son sens le
plus noble). En accepter l’idée autrement que de façon
virtuelle, décider de commencer la composition méthodique
de cette œuvre, à la fois pareille et si différente,
était renoncer à la suite numérotée du
Temps immobile, y mettre un terme. Et pour cela, oui, il fallait un
certain courage que j’ai, enfin.
Si grave est cette décision qu’il importe peu, je redis :
à la limite, que le Temps
écroulé soit achevé (du moins un premier
volume), ni même vraiment composé. Il existe ici, dans ce
journal dactylographié, et là, dans ces carnets
manuscrits. Si, après ma mort, j’intéresse encore mon
(un) éditeur, si mes lecteurs survivants me sont demeurés
fidèles et si je me suis fait d’autres amis dans les nouvelles
générations, eh bien ! il sera possible à un
universitaire (ou non universitaire) ami, d’établir un volume
posthume du Temps
écroulé.
Cette œuvre existe dès lors que j’en ai arrêté le
propos. Virtuellement dessinée dans la masse du journal,
présent, avenir surtout, mais parfois aussi passé, elle y
existe en pointillé, il n’y a qu’à l’arracher aux sables
où elle est engloutie. (L’Oncle
Marcel, Livre de Poche, p. 99-100)
Naturellement, le 9 octobre 1987 je ne pouvais connaître cette
page, et je vois bien que la rencontre que je vais aujourd’hui
raconter, je n’en ai guère compris le sens à
l’époque. J’avais 49 ans, mes propres problèmes, et je
n’ai pas bien pris la mesure de ceux de Claude Mauriac. Je venais voir
un écrivain prestigieux, au sommet d’une entreprise admirable,
qu’il était déjà en train de quitter au moment
où je montais à bord. C’était ma première
visite. Je devais enregistrer chez lui avec Antoine Spire une
séquence de l’émission « Le bon plaisir de Claude
Mauriac » pour France Culture, donc participer à sa
canonisation. Pourquoi me l’avait-il demandé ? Parce qu’il avait
été sensible à l’éloge que j’avais fait de
lui l’année précédente dans Moi aussi, mais aussi dans un
article de La Croix (22-23
juin 1986), intitulé « Les bricoleurs du moi »,
où je présentais trois « petits inventeurs »,
lui, illustre, et deux inconnus, Guy Glacet, auteur d’une
autobiographie en images, et Robert Baratte, artisan décorateur,
auteur d’une autobiographie en hexasyllabes publiée à la
Pensée universelle. Cet article, entièrement laudatif,
saluait la fécondité de sa trouvaille : « C’est
Amiel revu et corrigé par Chateaubriand ». Dans Moi aussi, j’avais
été plus nuancé. Les deux passages que je lui
consacrais mariaient l’éloge, qu’il a seul retenu, à des
réticences qu’il a eu raison de négliger, puisqu’elles
n’avaient de sens, on va le voir, que dans le cadre d’un projet qui lui
était étranger, le mien.
Dans un premier passage, je filais, à l’avantage de Sartre, un
parallèle entre celui-ci et Claude Mauriac, louant Sartre
d’avoir jalonné sa vie de tentatives autobiographiques
hétérogènes qu’il n’a jamais tenté
d’unifier, tandis que Claude Mauriac…
Claude
Mauriac construit un va-et-vient entre les différentes couches
du journal (et de la vie) qu’il tresse avec le journal du va-et-vient
lui-même, orchestrant échos et analogies, pour se
découvrir le même dans le temps, et – qui sait – hors du
temps… Peut-être n’est-ce pas le temps, mais l’écriture,
qui est ici immobile : fabriquant, jour après jour, le
même… Du moins est-ce l’effet produit sur le lecteur. C’est ce
qui permet à Claude Mauriac d’enchaîner comme dans une
même phrase une journée de 1982 avec une journée de
1932. Rien de gratuit dans ces exercices de virtuosité. Comme
dirait Sartre : « Une technique autobiographique renvoie toujours
à la métaphysique de l’autobiographe ». Technique
et métaphysique diamétralement opposées à
celles de Sartre : fuite hors de l’histoire à la recherche d’une
fixité, hors de l’existence vers une essence.
Mais
je pensais à Mauriac (Claude) parce que au fond Sartre a
réussi, sans le vouloir, quelque chose d’analogue – et de
contraire – à ce que Mauriac visait : jalonner sa vie, montrer
son relief temporel, mais sans l’abolir. Le lecteur de Claude Mauriac
n’a rien d’autre à faire que de suivre l’auteur dans ce
labyrinthe un peu monotone : il est difficile d’imaginer une autre
règle du jeu, de redistribuer les cartes autrement. Le lecteur
de Sartre, placé en face de la série de ses
autoportraits, a, lui, tout à faire : il doit répondre
à un véritable défi. Il n’est pas devant des bouts
de « vécu », enregistrés et
redistribués : il est devant des interprétations
construites, mais ces interprétations, plurielles,
contradictoires, provisoires, n’aboutissent à aucune somme,
à aucune certitude, même si, à la fin de sa vie,
les interviewers de Sartre ont essayé de le faire jouer au jeu
du « bilan de vie ». (Moi
aussi, Seuil, 1986, p. 126-127)
Ce
n’était pas bien gentil, et assez injuste. Et puis Sartre a bon
dos : un parallèle peut en cacher un autre. Car le titre de mon
livre le dit bien : c’est de moi qu’il s’agit. Plus loin, je jette le
masque. Après avoir expliqué l’illumination qu’a
été pour moi la découverte de Leiris,
j’enchaîne :
J’ai
eu, depuis, un autre coup de foudre en ouvrant Le Temps immobile de
Claude Mauriac. Coup de foudre à dire vrai ambivalent. J’ai
été séduit par ce va-et-vient continuel entre des
écritures datant de toutes les époques de sa vie ; mais
découragé par l’immobilité d’une écriture
qui, à cinquante ans de distance, reste exactement la
même. Mes écritures refroidissent très vite
derrière moi. D’où l’idée d’un montage qui
produirait l’effet inverse de celui que cherche Mauriac : des
écritures décalées, incompatibles, rendant
sensible le gouffre vertigineux qu’est une vie. De plus, je n’ai jamais
pu écrire que des fragments. Ce qui était handicap peut
devenir ressource, pour une construction future. Adolescent,
j’écrivais mon journal avec l’idée que quelqu’un, plus
tard, comprendrait ce qui alors m’échappait, ou
m’écrasait : et ce serait peut-être moi. J’ai le
même espoir : les matériaux que j’accumule prendront sens
plus tard. Optimisme commode, qui me décharge provisoirement du
soin de fixer le sens en question, et me transforme en collaborateur
d’un moi futur. Mon journal d’adolescent, mes écritures de
l’âge d’homme, mes recensements de la mémoire familiale ne
sont plus que les morceaux d’un puzzle à venir…
En
travaillant sur les manuscrits de mon arrière-grand-père,
j’en suis arrivé à l’idée que le « grand
ensemblier » de ce puzzle pourrait fort bien être quelqu’un
d’autre que moi : quelque descendant qui s’intéresserait
à ces textes comme moi à ceux de Xavier-Édouard.
(Moi aussi, Seuil, 1986, p.
181-182)
Xavier-Édouard
Lejeune (1845-1918), c’est mon arrière-grand-père, dont
j’ai publié, en collaboration avec mon père,
l’autobiographie
(Calicot, 1984) – car moi
aussi j’ai eu un père admirable,
écrasant et affectueux, et c’est sans doute ce qui me rend
Claude Mauriac, malgré la différence de
génération, si fraternel. Ce qui me frappe en relisant
cette page de Moi aussi,
c’est que j’ai eu la même idée
qu’avait eue Claude Mauriac le 31 décembre 1985 : celle d’un
« repreneur » ou « continuateur »
ultérieur, auquel on passerait la main. Et j’y dessine la figure
de Claude Mauriac comme « inspirateur », figure que j’ai
plus tard précisée de la manière suivante :
Cette
inspiration, c’est l’impression stimulante que l’écrivain en
question a entrevu votre œuvre, mais qu’il l’a ratée, qu’il
n’est pas allé au bout... de vous-même ! Il a eu une bonne
idée, sans en tirer vraiment les conséquences ! Avec
Proust, on ne pouvait plus rien faire, c’était un modèle
écrasant. Les inspirateurs ont l’avantage de vous respecter, ils
vous laissent votre chance. Au point que, les jours d’orgueil, vous
vous dites que ce sont vos saint Jean-Baptiste, vos annonciateurs, ils
ont juste commencé quelque chose que vous allez accomplir.
Ainsi, pour moi, Claude Mauriac a eu l’intuition de la bombe atomique,
tant est superbe l’idée du Temps immobile, mais il s’est
arrêté à l’avant-dernière étape.
L’inspirateur, vous le suivez donc un certain temps, et vous êtes
libre ensuite de l’abandonner. Ce n’est pas un père,
plutôt un frère aîné. (Signes de vie, Seuil,
2005, p. 180).
Mon
annonciateur, justement, Claude Mauriac l’avait été,
d’une tout autre manière douze ans avant, quand il avait, dans
le Figaro (22 novembre 1975),
à la lecture de mon livre sur
Leiris, décidé que je devais au monde une œuvre «
de création pure » et que pour moi « les temps de la
discrétion étaient finis ». C’est ce que je lui ai
rappelé lors de cette visite qu’il est maintenant temps de
raconter. En quittant, nuit tombante, le quai de Béthune,
j’étais loin de penser que Claude Mauriac la raconterait de son
côté. Comme les temps de la discrétion
n’étaient nullement finis, j’ai noté dans mon journal,
franco de port, mes impressions, que j’ai l’indiscrétion de
citer ici, souriant de ma franchise d’alors et de ma
légère outrecuidance – qu’on me pardonne ! – c’est comme
ça qu’on est à l’intérieur de soi, quand personne
ne vous regarde.
Vendredi
9 octobre 1987
Comme
je ne suis pas absolument sûr que Claude Mauriac racontera dans
son journal les 40 minutes que nous avons passées ensemble, je
prends l’initiative d’immortaliser cette rencontre. J’ai
été parfait ! Je n’ai rien dit qui fût contraire
à mon sentiment (donc, honnête) et j’ai dit tout ce qu’il
avait envie qu’on dise de son Temps immobile (donc gentil). Il ne
voulait pas, d’abord, assister à l’enregistrement, pour me
laisser toute liberté de dire mes réticences. J’ai
vigoureusement insisté pour qu’il reste et qu’il participe,
refusant de parler s’il n’était pas là. Il m’a offert une
petite tasse de café. J’ai vaguement aperçu sa femme dans
le fond d’un escalier (Marie-Claude, petite-nièce de Proust). Le
journaliste avait préparé ses questions. On a
enregistré à peu près un quart d’heure. À
la fin, il était ravi, et il a insisté auprès du
journaliste pour qu’au montage, on ne coupe rien, ou très peu.
J’ai dit tout ce qu’il aurait voulu que Pivot dise à
Apostrophes, mais Pivot l’a réduit au témoignage,
à l’anecdote. Moi, je l’ai comparé à Leiris et
à Perec, comme inventeur de forme autobiographique – et
très sincèrement je le pense, même s’il n’a pas le
même génie qu’eux. Il m’a semblé quelqu’un de
très gentil, très touchant, mais en même temps
très enfermé dans sa petite affaire, assez obsessionnel,
assez enfantin. Il vient d’achever le dixième volume du Temps
immobile, L’Oncle Marcel.
Je lui demande s’il y aura un onzième
volume. Non, c’est fini, il arrête. Mais il précise
aussitôt : il n’arrête pas d’écrire son journal,
bien sûr, mais simplement de faire ce type de montage et de le
publier. Mais il travaille déjà à un autre projet,
avec un titre terrible – il hésite, puis nous le dit en
confidence, ça s’appellera Le
Temps écroulé. Il a
73 ans, maintenant il entre dans le « grand âge », le
temps n’est plus immobile, mais se détruit… Et puis, il y aura
des tas de posthumes, ajoute-t-il… J’admire la manière dont il a
géré, fait fructifier son écriture intime. Depuis
cinquante ans, il a mis chaque jour un peu de sa vie à la Caisse
d’Épargne, et maintenant il recueille les intérêts
cumulés… Quant aux « posthumes », au Temps
écroulé, c’est tout à fait Chateaubriand…
Je
n’ironise pas, je suis plein d’admiration, et sans doute aussi d’un peu
de jalousie. Disons, plutôt, d’émulation. – Voilà.
Il a pris mon adresse pour m’envoyer L’Oncle Marcel lorsqu’il sortira
en janvier. Quant à l’émission, elle passera sur France
Culture le samedi 21 novembre, l’après-midi, toute
l’après-midi, puisque cela dure trois heures ! Mon intervention
sur Le Temps immobile la
couronnera, sera placée à la fin
– quand tout le monde aura déjà fermé le poste…
Le
samedi matin, je lui envoie un petit mot accompagnant une copie de la
dernière page de Frêle
Bruit de Leiris, dont je lui avais
signalé qu’elle était proche de ses
préoccupations. Le lundi 12, il me répond : « Nos
pensées sur Leiris se sont croisées. J’avais eu le temps
d’écrire ces pages 260 et suiv. de mon journal 87. Et de les
monter au milieu du chapitre I ». Il joint à sa lettre le
montage de ces pages nouvelles, écrites triangulairement, si je
puis dire autour de Leiris, lui et moi – pages qu’on peut lire dans
l’édition de poche p. 101-110, et qui commencent ainsi :
Paris,
samedi 10 octobre 1987
Voici,
sans doute, chronologiquement, les dernières pages du Temps
immobile, que je suis soulagé d’avoir achevé,
enfin. Je
les monte ici (je vois la page exacte tandis que je tape ce journal),
d’abord parce que c’est leur place thématique, ensuite et,
peut-être, surtout parce que achever le T. i. 10 et dernier sur
ce que je me propose d’écrire ce matin serait montrer, en
finale, un peu trop de satisfaction.
Claude
Mauriac avait ressenti mes propos comme une consécration, et
moi, avouons-le, j’étais un peu étonné qu’il
m’attribue ce pouvoir, et que mon avis compte tant pour lui.
Légitimeurs légitimés, nous nous faisions tous
deux des courbettes. Je résume cette entrée : il
évoque les enregistrements précédents pour le
« Bon plaisir », rougit de plaisir à ce que j’ai dit
du Temps immobile, rebondit
sur ma référence à
Frêle Bruit,
évoque sa rencontre avec Leiris près
des barricades en 1944, retrouve le passage final de Frêle Bruit
coché dans son exemplaire personnel, cite longuement l’article
qu’il a consacré en 1975 à mon Lire Leiris, revient
à mon « Lire Claude Mauriac » de la veille, puis
enchaîne sur une entrée de 1955 consacrée à
un passage de Biffures…
Aujourd’hui, je me demande s’il a
remarqué, en 1992, au moment de la publication posthume du
Journal de Leiris,
l’extraordinaire entrée du 26 septembre 1966.
Leiris venait de publier Fibrilles,
sans arriver à « finir
» La Règle du jeu, et il s’interrogeait sur la suite de
ses écritures, rêvant à une écriture que la
mort ne pourrait interrompre… :
26
septembre [1966]
Un
livre qui ne serait ni journal intime ni œuvre en forme, ni
récit autobiographique ni œuvre d’imagination, ni prose ni
poésie, mais tout cela à la fois. Livre conçu de
manière à pouvoir constituer un tout autonome à
quelque moment que (par la mort, s’entend) il soit interrompu. Livre
donc, délibérément établi comme œuvre
éventuellement posthume et perpétuel work in progress.
Par
cette citation, je poursuis une sorte de dialogue posthume avec Claude
Mauriac, continuant le jeu entre Leiris, lui et moi – faute d’avoir su
engager ce dialogue en 1987. Avec sa lettre du lundi 12 octobre, Claude
Mauriac m’envoyait aussi les pages finales du volume – les bœufs de
Malagar. Mais, surtout, il y ajoutait un post-scriptum, qu’aujourd’hui
je trouve déchirant : « On vient chercher de chez Grasset
mon manuscrit demain. J’en ai fini… ». Cela sonne comme une
exécution. Ce que je ne pouvais pas savoir – on le sait
aujourd’hui en lisant Le Temps
accompli 1 – c’est que du 10 octobre
1987 à février 1988, Claude Mauriac allait tomber dans un
trou noir d’agraphie (le journal lui-même est abandonné).
Pendant de longs mois, la dernière page du Temps immobile, dont
j’avais été l’occasion, a été en même
temps la dernière page de son journal.
C’est
une longue et terrible histoire : il est terrible, quand on a
rêvé le temps immobile, d’être rattrapé par
la réalité de son mouvement. Ce jour de 1987, je l’avoue,
je n’ai rien compris. Je me souviens juste d’avoir été
frappé par l’excès, presque maladroit, de ce
retournement, de l’utopie (« immobile ») au cauchemar
(« écroulé »). Réveil brutal d’un
rêve fou ? En tout cas c’était une réponse
catégorique, je le vois aujourd’hui, à l’incipit de roman
proposé en 1952 par François Mauriac à son fils :
« Le secret de la vieillesse, mon cher enfant, c’est qu’elle
n’existe pas… » (Le Temps
immobile 1, p. 71). Le secret, mon cher
papa, c’est qu’elle existe. Mais quelle forme trouver pour dire ce
nouvel horizon ? Le Temps immobile
est en grande partie fondé
sur la technique des « plongées » – qui sont des
plongées en arrière. Ce qui permet d’avancer pendant des
années à reculons. Mais quelle forme traduira la nouvelle
figure que prend le temps le jour où l’on commence à
regarder les choses en face et à faire des plongées en
avant ? Sartre disait, à juste titre, que toute technique
romanesque (ajoutons : ou autobiographique) renvoie à une
métaphysique. Peut-on se mettre à dire le temps
écroulé avec la technique du temps immobile ? Pourquoi
Claude Mauriac, de 1987 à sa mort, a-t-il eu la faiblesse de
vouloir continuer, sous une forme dégradée, affaiblie,
des constructions de moins en moins convaincantes, dans la logique de
son ancien projet ? Alors que sa vision du monde basculait ? N’a-t-il
pas compris que face à la mort, ces bricolages ne tenaient pas ?
Et que la seule réponse possible à sa nouvelle
lucidité était… le journal pur et simple ?
C’est-à-dire les yeux ouverts sur le présent, le
renoncement à toute construction, et à toute publication
immédiate ?
Me
voilà entrant en dialogue avec lui, imaginant ce que j’aurais pu
lui dire en octobre 1987 si j’avais compris – ce que je ne comprends
encore peut-être qu’à moitié, puisqu’il avait alors
73 ans et que je n’en ai que 66… Dans les années qui ont suivi,
j’ai revu deux fois Claude Mauriac. En mai 1990 (Le Temps accompli 1
était encore en chantier), il a accepté de participer
à une table ronde que j’organisais à Nanterre sur le
journal personnel : on trouvera dans Le
Pont du Secret le montage de
ses méditations sur « l’improbable moi », une sorte
de cogito existentiel, si je puis dire. En novembre 1993, je reviens
quai de Béthune pour l’interviewer sur sa machine à
écrire (l’entretien paraîtra dans La Faute à
Rousseau en février 1994), c’est la dernière image
que
j’ai de lui, charmante, chaleureuse, intime. Dans une
parenthèse, ce jour-là, il m’explique qu’il est en
jachère : « J’ai arrêté mon journal depuis
six mois, parce que ce n’est pas un journal intime. Si
j’écrivais mon journal, à l’âge que j’ai, ce serait
pour me plaindre, « j’ai mal ici », « j’ai mal
là », ça n’intéresserait personne. Et puis
je vois beaucoup moins de monde… Surtout il y a comme un
détachement, même à l’égard du Temps
immobile, c’est très curieux… ». Mais
déjà,
dans son journal du 29 décembre 1985, il se demandait : «
Aurai-je le courage de tenir le carnet de bord de ma vieillesse ?
» (L‘Oncle Marcel, Livre
de Poche, p. 607). Et
déjà, le 21 juillet 1986 : « Le temps immobile, se
peut-il que j’y aie jamais cru ? » (Le Temps accompli, 1991, p.
194).
Je
ne reviendrai quai de Béthune qu’après sa mort, en 1997.
Marie-Claude et Nathalie Mauriac, secondées par Jean Allemand,
m’aideront alors à trouver la première et la
dernière pages de son journal pour l’exposition Un journal
à soi. Ce sera comme une ultime visite. Cette
dernière
entrée – une série de feuillets datés du 26
octobre 1995, manuscrits parce que sa vue l’empêchait
désormais de taper, et même, on va le voir, de se relire –
est bouleversante. Appartient-elle, virtuellement, au Temps accompli ?
N’est-elle pas plutôt comme le point d’orgue de ce Temps
écroulé dont il envisageait, le 31 décembre
1985,
que quelqu’un d’autre, un ami, pourrait un jour le composer à sa
place ?
Jeudi
26 octobre 1995. – 18 h 30
N’importe
qui pourra avec facilité établir cette chronologie
à laquelle j’ai dû renoncer hier. Toutes les dates, depuis
les plus anciennes, figurant dans le premier chapitre du Temps immobile
1. J’aimerais pourtant en avoir sous les yeux [celles] qui
marquent la
naissance d’une ébauche d’idée, du 18 juillet 1943
à l’accomplissement de l’été 1972, avec de longues
interruptions, des reculs, des doutes, des espoirs retrouvés
d’aboutir enfin à ce volume, qui serait peut-être le seul
mais qui répondait enfin à ma très ancienne
exigence d’accomplir l’œuvre dont je pressentais en moi l’être en
formation, incertain, indécis, mais palpitant, vivant, qu’en
dépit de toutes les déceptions, de si nombreux retards,
cette certitude que j’avais une œuvre à accomplir l’emportait
sur toutes les raisons que j’avais peu à peu de ne plus
espérer réellement jamais ce montage de petits blocs de
temps, qui une fois l’œuvre édifiée niait le temps alors
même qu’il le rassemblait.
J’écris
de nouveau pour échapper aux torpeurs et engourdissements qui,
depuis quelques jours, se précisent et m’inquiètent. Je
suis trop fatigué, je vois trop mal pour composer un vrai
journal. En écrivant cela je cours sur le vide pour ne pas
tomber. Plusieurs fois par page je sens, je sais que le mot que
j’emploie n’est pas celui qui correspond à ce que je veux
exprimer. Si je m’interrompais pour le chercher je vacillerais, et
risquerais la chute dans un silence dont je n’aurais plus la force de
sortir. D’où ces pages inutilisables qui ne pourraient figurer
dans le T.a. 5 que si je les
reprenais à tête
reposée. Mais tel n’est pas le repos où ma tête
glisserait si je levais la plume. Seule raison d’être de ces
pages : surmonter autant que je le puis au prix d’un effort de chaque
seconde l’engourdissement cérébral auquel je voudrais
échapper et que j’aimerais vaincre. Mais est-ce possible
à mon âge ?
Seul
intérêt de ces notations : garder une trace (mais pour qui
?) de ce qui est peut-être l’amorce d’un ensevelissement vivant
définitif. Mais peut-être pas. Je me dis parfois, sans
trop y croire, qu’il ne s’agit pas d’une mauvaise circulation
cérébrale, mais peut-être une conséquence,
entre autres, de la faiblesse persistante.
…
c’est à peine si je peux, en gros, me relire.
La
sagesse serait d’interrompre jusqu’à ce que, qui sait, pourquoi
pas, je n’y compte pas, une vision suffisante, une suffisante
présence intellectuelle me permettent de reprendre …
… illisible –
L’écroulement
du Temps immobile est un
objet fascinant de méditation. Les
questions, les doutes, les fatigues – tout cela a existé depuis
l’origine même du projet, s’est exprimé, mais a longtemps
été surmonté. À partir de quand
l’équilibre s’est-il inversé ? Et comment se fait-il que
Claude Mauriac n’ait pu sortir pour de bon de ce projet, qui s’est
simplement étiolé dans Le
Temps accompli ? Ce sont
là de grandes questions – en même temps que des questions
naïves, ou plutôt personnelles : qu’aurais-je fait ? et
surtout : que ferai-je ? J’ai été bien expéditif,
ci-dessus, en osant expliquer à Claude Mauriac ce qu’il aurait
dû faire. Finalement, il a tenu jusqu’au bout le carnet de bord
de sa dérive. Remercions-le, et prenons-en de la graine avant de
nous aventurer nous-mêmes dans les bonaces, remous et
maelströms de la vieillesse.
Je
me suis donc replongé dans L’Oncle
Marcel et Le Temps accompli,
pour suivre, ou plutôt « accompagner », ce long,
lucide chemin de croix. J’ai fait des relevés, pris force notes,
en vue d’une seconde étude « génétique
». En attendant de la mener à bien, je vais clore en pente
douce cette rêverie autobiographique. Voici une ultime
pièce de puzzle, un fantasme de recherche. Il s’agit d’un mail
adressé mardi dernier à mon amie Catherine Viollet, qui
anime à l’ITEM (Institut des textes et manuscrits modernes) le
groupe « Genèse et autobiographie ». Nous devons
étudier cette année le « paratexte » et le
rôle qu’il joue dans la genèse. Je lui écris mon
projet, lisez par-dessus mon épaule, au revoir et… à
très bientôt !
28
septembre 2004
Chère
Catherine,
Il
m’est venu hier soir une autre idée qui entre dans le cadre de
notre programme sur le paratexte – suite à mes lectures
forcenées de Claude Mauriac pour ne pas être nul ce
week-end à Malagar...
C’est
incroyable comme Claude Mauriac a centré tout son
désarroi, au moment d’abandonner Le Temps immobile, sur le
problème du titre, soit d’une nouvelle série, soit d’un
nouveau volume, Le Temps
écroulé – les
méditations, tergiversations sur ce titre, finalement
abandonné pour Le Temps
accompli, cachant l’absence relative, ou
la timidité relative, de réflexion sur le fond du
problème, qu’il passe son temps à contourner,
frôler : à quoi sert de changer de titre si l’on continue
exactement, ou à peu près, la même chose ? Si le
temps est vraiment « écroulé » (mort des
autres, ébranlements irréversibles de sa propre
santé corporelle et mentale, étrangeté nouvelle de
son propre passé), il faut changer de stratégie
d’écriture, de technique, il faut inventer une conduite
nouvelle, et Claude Mauriac s’y essaie gauchement, très peu, et
n’y arrive pas du tout... Et dans tous ces débats
intérieurs qui s’étalent dans Le Temps immobile 10 et Le
Temps accompli 1, il se réfugie dans des discussions sur
le
changement du paratexte au lieu d’aborder de front le problème,
dont néanmoins, par lueurs, par éclairs, à
certains moments, il perçoit l’existence. Cela rend ces deux
volumes très émouvants – l’honnêteté, la
candeur de Claude Mauriac donnent à l’impuissance dans laquelle
il se débat une dimension tragique. Je ruminais tout cela hier
soir en finissant de relire Le Temps
accompli 1, et j’avais même
le titre de ma communication : « Le paratexte paravent ».
Claude Mauriac nous donne sur ce point la possibilité de faire
de la génétique entièrement à partir de ses
livres publiés – au moins dans un premier temps – car on peut
penser que le vrai journal comporte des éléments
supplémentaires, mais qui seront sans doute plutôt des
redites que des révélations. Les volumes du Temps
accompli sont en fait une sorte de Temps immobile effondré,
fissuré, un peu comme la façade de la Maison Usher, qu’on
s’attend à tout moment à voir s’abîmer dans les
eaux.
Il
se trouve que je suis arrivé au milieu de ce drame, en octobre
1987, sans bien en percevoir l’ampleur tragique – j’étais tout
jeune, 49 ans – et je dois dire qu’aujourd’hui, sans avoir rejoint
Claude Mauriac sur le sommet – tout relatif – des 73 ans qu’il avait
alors, il me semble que je commence à le comprendre... et la
valse-hésitation « écroulé/accompli »
ne m’inspire plus le sourire un peu agacé que je me reproche
d’avoir eu à l’époque...
Le
drame aussi, c’est que je deviens très paresseux, ou du moins
que je fais beaucoup de projets qu’il me semble ensuite peu
nécessaire de réaliser. Je t’ai donné l’argument
d’un exposé, j’en vois dans ma tête les étais et
les détails, j’ai déjà l’impression d’avoir fini...
Amitiés
Philippe
*