Marie Bashkirtseff

" Je dis tout, tout, tout "

Marie Bashkirtseff (1858-1884) a tenu son journal sans interruption de 1873 (elle avait 14 ans) à sa mort en 1884 (elle allait avoir 26 ans). En 1877, elle a commencé à apprendre la peinture à l'Académie Julian, et quand elle est morte elle avait déjà une certaine notoriété comme peintre (voir au Musée d'Orsay son tableau "Le Meeting", et au musée des Beaux-Arts Chéret à Nice son "Autoportrait à la palette").
Son journal manuscrit (106 cahiers et carnets, 19000 pages) est pour l'essentiel conservé aujourd'hui au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale.
Actuellement deux éditions intégrales du Journal sont en cours de publication, l'une au Cercle des Amis de Marie Bashkirseff (5 rue Jean- Claude Bezanier, 78360 Montesson), par les soins de Ginette Apostolescu (onze volumes parus, 1873-1878), l'autre aux Editions L'Age d'homme (Lausanne) par les soins de Lucile Le Roy (un volume paru, 1877-1879).
Vous pourrez trouver une documentation et des reproductions de ses tableaux sur l'un des deux sites suivants :

Et voici deux textes dans lesquels Marie Baskkirtseff commente sa pratique du journal :


Préface

En mai 1884, atteinte de tuberculose, Marie Bashkirtseff savait qu'elle ne vivrait plus longtemps. Elle a alors décidé d'écrire elle-même une Préface en vue d'une édition posthume de son journal. Elle est morte en octobre 1884. Une édition du journal, préparée par André Theuriet, a paru en deux volumes en 1887, avec en tête cette Préface.
On en lira ci-dessous le début et la fin. La partie médiane présente un tableau de la famille Bashkirtseff et un récit de la vie de Marie jusqu'à ce qu'elle commence son Journal.

A quoi bon mentir et poser ? Oui, il est évident que j'ai le désir, sinon l'espoir, de rester sur cette terre, par quelque moyen que ce soit. Si je ne meurs pas jeune, j'espère rester comme une grande artiste ; mais si je meurs jeune, je veux laisser publier mon journal qui ne peut pas être autre chose qu'intéressant. - Mais puisque je parle de publicité, cette idée qu'on me lira a peut-être gâté, c'est-à-dire anéanti, le seul mérite d'un tel livre ? Eh bien ! non. - D'abord j'ai écrit très longtemps sans songer à être lue, et ensuite c'est justement parce que j'espère être lue que je suis absolument sincère. Si ce livre n'est pas l'exacte, l'absolue, la stricte vérité, il n'a pas raison d'être. Non seulement je dis tout le temps ce que je pense, mais je n'ai jamais songé un seul instant à dissimuler ce qui pourrait me paraître ridicule ou désavantageux pour moi.  - Du reste, je me crois trop admirable pour me censurer. - Vous pouvez donc être certains, charitables lecteurs, que je m'étale dans ces pages  tout entière. Moi comme intérêt, c'est peut-être mince pour vous, mais ne pensez pas que c'est moi, pensez que c'est un être humain qui vous raconte toutes ses impressions depuis l'enfance. C'est très intéressant comme document humain. Demandez à M. Zola et même à M. de Goncourt, et même à Maupassant ! Mon journal commence à douze ans et ne signifie quelque chose qu'à quinze ou seize ans. Donc il y a une lacune à remplir et je vais faire une espèce de préface qui permettra de comprendre ce monument littéraire et humain.
 
Là, supposez que je suis illustre. Nous commençons :
 
Je suis née le 11 novembre 1860. C'est épouvantable rien que de l'écrire. Mais je me console en pensant que je n'aurai certainement plus d'âge lorsque vous me lirez.
 Mon père était le fils du général Paul Grégorievitch Bashkirtseff, d'une noblesse de province, brave, tenace, dur et même féroce [...]

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 [...] Quand je serai morte, on lira ma vie que je trouve, moi, très remarquable. (Il n'aurait plus manqué qu'il en fût autrement !). Mais je hais les préfaces (elles m'ont empêchée de lire une quantité de livres excellents) et les avertissements des éditeurs. Aussi, j'ai voulu faire ma préface moi-même. On aurait pu s'en passer, si je publiais tout ; mais je me borne à me prendre à douze ans, ce qui précède est trop long. Je vous donne, du reste, des aperçus suffisants dans le courant de ce journal. Je reviens en arrière souvent à propos de n'importe quoi.
 
Si j'allais mourir comme cela, subitement, prise d'une maladie !... Je ne saurai peut-être pas si je suis en danger ; on me le cachera et, après ma mort, on fouillera dans mes tiroirs ; on trouvera mon journal, ma famille le détruira après l'avoir lu et il ne restera bientôt plus rien de moi, rien... rien... rien !... C'est ce qui m'a toujours épouvantée. Vivre, avoir tant d'ambition, souffrir, pleurer, combattre et, au bout, l'oubli !... l'oubli... comme si je n'avais jamais existé. Si je ne vis pas assez pour être illustre, ce journal intéressera les naturalistes ; c'est toujours curieux, la vie d'une femme, jour par jour, sans pose, comme si personne au monde ne devait jamais la lire et en même temps avec l'intention d'être lue ; car je suis bien sûre qu'on me trouvera sympathique... et je dis tout, tout, tout. Sans cela, à quoi bon ? Du reste, cela se verra bien que je dis tout...

 Paris, 1er mai 1884


Marie parle de son journal

(Journal, Ed. Mazarine, 1980, extraits)


    mardi 16 avril 1876

    Quoi que je devienne, je lègue mon journal au public.

    Tous les livres qu’on lit sont des inventions, les situations y sont forcées, les caractères faux, tandis que ceci, c’est la photographie de toute une vie. Ah ! direz-vous, cette photographie est ennuyeuse, tandis que les inventions sont amusantes. Si vous dites cela, vous me donnez une bien petite idée de votre intelligence.

    Je vous offre ici ce qu’on n’a encore jamais vu. Tous les mémoires, tous les journaux, toutes les lettres qu’on publie ne sont que des inventions fardées et destinées à tromper le monde.

    Je n’ai aucun intérêt à tromper. Je n’ai ni acte politique à voiler, ni relation criminelle à dissimuler. Personne ne s’inquiète si j’aime ou je n’aime pas, si je pleure ou si je ris. Mon plus grand soin est de m’exprimer aussi exactement que possible. Je ne me fais pas illusion sur mon style et mon orthographe. J’écris des lettres sans fautes, mais au milieu de cet océan de mots, j’en laisse échapper sans doute beaucoup. Je fais en outre des fautes de français. Je suis étrangère. Mais demandez-moi de m’expliquer dans ma langue, je le ferais peut-être plus mal encore.

    Mais ce n’est pas pour dire tout cela que j’ai ouvert le cahier. C’est pour dire qu’il n’est pas midi, que je suis livrée plus que jamais à mes tourmentantes pensées, que ma poitrine est oppressée et que je hurlerais volontiers. D’ailleurs, c’est mon état naturel.


    lundi 3 juillet 1876

    Laisser mon journal ici, voilà une vraie peine.

    Ce pauvre journal qui contient toutes ces aspirations vers la lumière, tous ces élans qui seraient estimés comme des élans d’un génie emprisonné, si la fin était couronnée par le succès, et qui seront regardés comme le délire vaniteux d’une créature banale, si je moisis éternellement !

    Me marier et avoir des enfants ! Mais chaque blanchisseuse peut en faire autant.

    A moins de trouver un homme civilisé et éclairé ou faible et amoureux.

    Mais qu’est-ce que je veux ? Oh ! vous le savez bien. Je veux la gloire !

    Ce n’est pas ce journal qui me la donnera. Ce journal ne sera publié qu’après ma mort, car j’y suis trop nue pour me montrer de mon vivant. D’ailleurs, il ne serait que le complément d’une vie illustre.

    Une vie illustre ! Folie produite par l’isolement, les lectures historiques et une imagination trop vive !...

    Je ne connais parfaitement aucune langue. La mienne ne m’est familière que dans les rapports domestiques. J’ai quitté la Russie à l’âge de dix ans, je parle bien l’italien et l’anglais. Je pense et j’écris en français et encore je crois que je fais des fautes d’orthographe ! Et souvent les mots me manquent et je trouve avec un dépit à nul autre pareil ma pensée exprimée par un écrivain célèbre, avec facilité et grâce !

     samedi 9 septembre 1876

    Le soir, il y a eu une histoire de domestique avec Paul. Mon père encouragea le valet, je réprimandai (c’est le mot) mon père, qui avala la réprimande. Voilà de la vulgarité, mais mon journal en est plein. Je vous prie de croire que je ne suis pas vulgaire par ignorance et par vulgarité. J’ai adopté ce genre négligé pour la vitesse et la facilité qu’il donne de beaucoup dire. Enfin il y avait du mécontentement dans l’air, j’étais fâchée, et dans ma voix on entendait ces notes tremblantes qui annoncent un orage.

      mercredi 16 mai 1877

    L’idée que mon journal ne sera pas intéressant, l’impossibilité de lui donner de l’intérêt en ménageant des surprises, me tourmentent. Si je n’écrivais que par intervalles, je pourrais peut-être... mais ces notes de chaque jour ne trouveront patience que chez quelque penseur, quelque grand observateur de la nature humaine... Celui qui n’aura pas la patience de tout lire ne pourra rien lire et surtout rien comprendre.

        vendredi 30 mai 1877

    La femme qui écrit et celle que je décris font deux. Que me font à moi toutes ses tribulations ? J’enregistre, j’analyse, je copie la vie quotidienne de ma personne, mais à moi, à moi-même tout cela est bien indifférent. C’est mon orgueil, mon amour-propre, mes intérêts, ma peau, mes yeux qui souffrent, qui pleurent, qui jouissent ; mais moi je ne suis là que pour veiller, pour écrire, raconter et raisonner froidement sur toutes les grandes misères, comme Gulliver dut regarder ses Lilliputiens.

        vendredi 18 juillet 1877

    Je serais si fâchée si l’on croyait que j’écris des Oh ! et des Ah ! par affectation.

    Je ne sais pas pourquoi j’imagine qu’on ne me croit pas, et alors, j’assure, je jure, et c’est, tout en n’étant pas agréable, assez bête.

    C’est que, voyez-vous, je veux changer, je veux écrire très simplement, et je crains qu’en comparant avec mes exaltations passées, on ne comprenne plus ce que je veux dire.

    Mais écoutez ceci : depuis Naples, c’est-à-dire depuis mon voyage en Russie, j’ai tâché déjà de me corriger et il me semble que cela va un peu mieux.

    Je veux dire les choses tout naturellement, et si j’ajoute quelques figures, ne pensez pas que ce soit pour orner, oh ! non, c’est tout bonnement pour exprimer aussi parfaitement que possible la confusion de mes idées.

    Je suis si agacée de ne pouvoir écrire quelques mots qui fassent pleurer ! et je voudrais tant faire sentir aux autres ce que je sens ! Je pleure et je dis que je pleure. Ce n’est pas cela que je voudrais, je voudrais raconter tout cela... attendrir enfin !

    Cela viendra, et cela ne vient pas tout seul ; il ne faut pas chercher cela.


        vendredi 31 mai 1878

    Entre chaque mot que j’écris, je pense un million de choses, je n’exprime que par lambeau mes pensées.

    Quel malheur pour la postérité !

    Ce n’est pas un malheur pour la postérité, mais ça m’empêche de me faire comprendre.

       
        dimanche 9 mars 1879


       Savez-vous que c’est une grande consolation que d’écrire ! Il y a des choses qui vous détruiraient si vous ne les destiniez à être lues et par conséquent « divisées à l’infini ».


        lundi 18 septembre 1882

    Je viens de lire du Balzac ! Et, à ce propos, je me rencontre avec son de Marsay, lorsque je parle de ce second moi qui reste toujours spectateur impassible du premier. Et dire qu’il est mort, Balzac !... On ne peut connaître le bonheur d’aimer, qu’en aimant un homme de génie universel... Dans Balzac on trouve tout... Je suis toute fière d’avoir plusieurs fois pensé comme lui.


        mardi 5 décembre 1882


    Je sors de lire d’un trait Honorine, et je voudrais posséder cette sublime éloquence de plume, afin qu’en me lisant on s’intéressât à ma plate existence.

    Ce serait curieux, si le récit de mes insuccès et de mon obscurité allait me donner ce que je cherche et chercherai encore. Mais je ne le saurai pas... et d’ailleurs, pour qu’on me lise et se débrouille dans ces milliers de pages, ne faut-il pas que je devienne quelqu’un ?...


        vendredi 1er août 1884

    Quand je vous servirai des phrases attendries, ne vous y laissez pas trop prendre.

    Des deux moi qui cherchent à vivre, l’un dit à l’autre :

    - Mais, éprouve donc quelque chose, sapristi ! - et l’autre qui essaie de s’attendrir est toujours dominé par le premier, par le moi-spectateur qui est là en observation et absorbe l’autre.

    Et ce sera toujours comme ça ?

    Et l’amour ?