Écriture
et sexualité
Cet article a été
publié en février-mars 1971 par la revue Europe,
dans le second de deux numéros spéciaux consacrés
à Proust. L'idée
initiale (le déchiffrement des images), qui m'était venue
en 1963,
avait été alors sommairement notée. C'est
seulement en octobre-novembre
1970 que l'étude qu'on va lire a été
rédigée, en dialogue avec Serge
Gaubert et Jacques Lecarme.
Serge Doubrovsky, qui avait eu de son
côté la même intuition, l'a développée
dans La Place de la madeleine (Mercure
de France, 1974, 204 p.).
Plus tard Lucius Keller a publié,
sans interprétation, Les avant-textes de l’épisode
de la Madeleine dans les cahiers de brouillon de Marcel Proust (diffusion éditions Jean-Michel
Place, 1978, 78 p.).
PREMIÈRE PARTIE
Longtemps, la petite madeleine m’a irrité. Comme tant d’autres
lecteurs de Proust, je voulais la remettre à sa place, en
affirmant que « l’essentiel n’était pas là ».
J’étais agacé par le psychologisme
élémentaire que je lui attribuais, mais peut-être
aussi par cette rédaction « léchée »,
cette poésie intime, familiale. Surtout : j’étais
gêné par l’odeur désuète et la consistance
spongieuse du gâteau qui s’amollit dans la cuiller, comme par une
chose trouble, indécente peut-être. Et mon irritation
n’était sans doute qu’une manière de cacher cette
gêne.
Mais un jour, la
petite madeleine m’a intrigué : je remarquai que dans la
première version connue de cet épisode (Préface du Contre Sainte-Beuve), il n’y avait
pas de petite madeleine, mais une tranche de pain grillé et une
vulgaire biscotte (1) . Pourquoi ce changement ? Je
mis les deux textes l’un à côté de l’autre. De ce
moment, tout un travail se fit en moi : j’allais de surprise en
surprise. C’est l’histoire de cette lecture que je vais raconter.
I
- DE LA BISCOTTE À LA MADELEINE
Voici la première version de l’épisode :
L’autre soir,
étant rentré glacé par la neige, et ne pouvant me
réchauffer, comme je m’étais mis à lire dans ma
chambre sous la lampe, ma vieille cuisinière me proposa de me
faire une tasse de thé, dont je ne prends jamais. Et le hasard
fit qu’elle m’apporta quelques tranches de pain grillé. Je fis
tremper le pain grillé dans la tasse de thé, et au moment
où je mis le pain grillé dans ma bouche et où
j’eus la sensation de son amollissement pénétré
d’un goût de thé contre mon palais, je ressentis un
trouble, des odeurs de géraniums, d’orangers, une sensation
d’extraordinaire lumière, de bonheur ;
Très
rapidement, il retrouve le souvenir :
Alors je
me rappelai : tous les jours, quand j’étais habillé, je
descendais dans la chambre de mon grand-père qui venait de
s’éveiller et prenait son thé. Il y trempait une biscotte
et me la donnait à manger. Et quand ces étés
furent passés, la sensation de la biscotte ramollie dans le
thé fut un des refuges où les heures mortes – mortes pour
l’intelligence – allèrent se blottir, et où je ne les
aurais sans doute jamais retrouvées, si ce soir d’hiver,
rentré glacé par la neige, ma cuisinière ne
m’avait proposé le breuvage auquel la résurrection
était liée, en vertu d’un pacte magique que je ne savais
pas. (CSB, 53-54) (2)
Ce texte
présente de nombreuses différences avec le texte de Du côté de chez Swann
: la plus importante est qu’ici la réminiscence est suivie
presque instantanément de l’identification du souvenir, alors
que dans le texte définitif, le retard imposé au souvenir
créera un suspense. La réminiscence prendra alors plus
nettement sa double fonction : dans l’immédiat, ressusciter
Combray et lancer le récit, mais à long terme poser une
question (« pourquoi cette joie ? ») qui ne trouvera sa
réponse qu’à la fin du Temps
Retrouvé.
Je m’attacherai
pour ma part à des différences en apparence plus
insignifiantes. D’abord je constate que dans le Contre Sainte-Beuve, Proust cite
successivement trois réminiscences : la saveur de la biscotte,
le pavé de Saint-Marc, et le tintement de la cuiller, et tire
des trois épisodes une méditation globale. Alors que dans
la Recherche, il y a
disjonction, une réminiscence étant choisie pour lancer
le récit (et la « quête » spirituelle) au
début, les autres étant réservées pour la
confirmation terminale. C’est l’épisode de la biscotte qui a
été choisi pour être mis en vedette à
l’entrée du livre, bien sûr parce qu’il renvoie au
souvenir le plus ancien.
De l’épisode
de la biscotte à celui de la madeleine, il y a eu une
série de transformations : les « donateurs » sont
dans la version (1) le grand-père, puis la vieille
cuisinière ; dans la version (2), la tante Léonie, puis
la mère. L’« offrande » est dans la version (1) une
biscotte, puis quelques tranches de pain grillé ; dans la
version (2), il s’agit à chaque fois d’une petite madeleine. De
telles transformations d’une version à l’autre sont très
fréquentes : il n’y a rien de surprenant à ce qu’Illiers
devienne Etreuilles, puis Combray, et à ce qu’une tranche de
pain grillé se métamorphose en madeleine. Mais cela
montre qu’il y a eu un choix
fait. On ne sait pas à l’occasion de quel objet comestible
Proust a réellement éprouvé les sensations qu’il
dépeint : c’est sans importance. L’essentiel, c’est de trouver
quelles peuvent être les raisons de ce choix.
D’un simple point
de vue formel, je constate que la transformation, entre la
première et la seconde version, se fait en général
dans le sens de la réduction
à l’identique : pour les « offrandes », on a
deux objets analogues, remplacés par un objet unique ; mais,
chose curieuse, Proust n’a pas opéré cette
réduction à l’identique en éliminant simplement
l’un des deux objets, mais en les éliminant tous les deux, et en
les remplaçant par un troisième dont il n’avait jamais
été question. Si l’élément solide est
réduit à l’identité, une légère
variante est introduite dans le « breuvage » : dans la
première version, c’est à chaque fois du thé ;
dans la seconde version, Proust s’écarte
légèrement de l’identité : la tante Léonie
offre la madeleine trempée « dans son infusion de
thé ou de tilleul » (I, 47), et un peu plus bas,
simplement « dans le tilleul » ; même
hésitation entre le thé et le tilleul plus- loin dans le
récit (I, 51) : et c’est finalement le tilleul qui est choisi
pour une description (I, 51-52), en apparence poétique, en
réalité symbolique : le tilleul, symbole de la survie du
passé dans le présent, entre en résonance avec le
jeu des Japonais évoqué plus haut (I, 47-48) et donc avec
l’épisode de la réminiscence lui-même. On voit que
Proust est guidé dans le choix des détails, non pas par
une quelconque fidélité au vécu, mais par le
désir de donner le maximum d’harmoniques symboliques à
son récit, de manière à ce que chacun des
éléments, en apparence insignifiant, évoque dans
un registre annexe, en plus petit, un aspect du thème principal.
C’est cette recherche, parfaitement consciente, de la densité
symbolique qui explique la différenciation du breuvage. Il se
pourrait que ce soit une recherche analogue, consciente ou non, qui
soit à l’origine de la réduction à l’identique de
« l’aliment », et du glissement à un
élément nouveau (la madeleine).
La réduction
à l’identique se manifeste aussi en ce qui concerne les «
donateurs » : il y a peu d’éléments communs entre
la vieille cuisinière et le grand-père. Tous deux sont
supprimés (comme la biscotte et le pain grillé) et
remplacés par des personnages qui n’apparaissaient pas dans le
premier récit : la tante et la mère, qui comme le tilleul
et le thé (auxquels elles sont liées) sont deux variantes
légèrement différentes d’une même fonction
(ici : maternelle).
Le
parallélisme des transformations au niveau des « donateurs
» et au niveau de « l’offrande » semble indiquer que
les deux transformations sont liées, répondent à
une même intention. Mais laquelle ? C’est par l’analyse de la description du tilleul que j’ai
saisi sa fonction symbolique, et compris pourquoi il avait
été substitué au thé. Je vais employer la
même méthode pour la madeleine.
2
- LA MADELEINE : SON ASPECT
Comment la madeleine est-elle décrite ?
un de ces
gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui
semblent avoir été moulés dans la valve
rainurée d’une coquille de Saint-Jacques (I, 45).
Cette description
oriente la pensée vers une image du sexe féminin : court, dodu, moulé, valve, rainure, coquille. Pas un mot qui n’y
renvoie. Plus loin, Proust en donne un nouvel aperçu :
petit coquillage de pâtisserie, si
grassement sensuel sous son plissage sévère et
dévot (I, 47).
Il semble difficile que le hasard, ou le simple goût du
pittoresque, ait à lui seul rassemblé tant
d’éléments si transparents dans ce coquillage gras,
sensuel et plissé. La madeleine est comme une image du sexe
féminin. Cela apparaît encore plus clairement si l’on se
souvient de la description du ventre d’Albertine dans La Prisonnière :
son ventre (dissimulant la place qui chez
l’homme s’enlaidit comme du crampon resté fiché dans une
statue descellée) se refermait, à la jonction des
cuisses, par deux valves d’une courbe aussi assoupie, aussi reposante,
aussi claustrale que celle de l’horizon quand le soleil a disparu
(III, 79).
On retrouve ici la même atmosphère religieuse (le «
claustral » rappelle le plissage sévère et «
dévot »), et le même mouvement de « valve
», la courbure du coquillage. L’association du coquillage et du
sexe féminin s’exprime par l’emploi du mot « valve
», – (derrière lequel on entend le mot vulve). On retrouve
chez Proust d’autres emplois du mot valve, assez
révélateurs. Dans un passage, malheureusement
coupé par une lacune, du Contre
Sainte-Beuve, on lit la phrase suivante, juste après la
description du jet d’eau d’Hubert Robert :
… qui font dans le tableau du vieux
maître de petites valves roses, vermillonnées ou noires
(CSB, 65).
La lacune fait
qu’on ne sait pas de quoi il s’agit. Mais l’association du rose et du
noir à propos de ces « petites valves » ne laisse
guère de doutes sur l’image (on songe au « bijou rose et
noir » de Lola de Valence dans le poème de Baudelaire).
Plus intéressante est l’apparition d’une valve, d’une sorte de
fossile incrusté dans la pierre, dans les profondeurs de
l’église de Combray (crypte qui représente les
profondeurs du temps, mais aussi l’intérieur du ventre
maternel), valve incrustée de manière miraculeuse sur le
tombeau de la petite fille de Sigebert, après qu’elle eut
été assassinée (I, 61-62). Ce passage associe la
valve et le meurtre d’une manière qui fait rêver, comme
font rêver toutes les légendes moyenâgeuses
citées dans Combray,
depuis celle de Golo, dont le narrateur indique qu’elle a un rapport
avec sa propre conscience. Il y a là tout un pan de mythologie
à déchiffrer. Mais je reviens à la « valve
», sorte de signe de symbolique, de sceau qui à quelques
pages de distance se trouve incrusté dans la pierre d’un tombeau
d’une femme assassinée, et moulé en forme de petite
madeleine, utilisé dans l’expérience, elle aussi
miraculeuse, de la résurrection du passé.
3
- LA MADELEINE : SON NOM
Ce gâteau en forme de sexe féminin s’appelle : Madeleine.
On sait l’importance que Proust attachait aux noms, et en particulier
aux noms de personne. Il a dû être frappé qu’un
gâteau à l’apparence si suggestive porte, en plus, un prénom féminin. On
voit que « biscotte » ou « tranche de pain
grillé » offraient moins de ressources pour un jeu
symbolique fondé sur la polysémie... Deux
éléments du texte attirent l’attention du lecteur sur le
caractère singulier du nom : l’emploi bizarre de majuscules au
début de l’adjectif et au début du nom : « Petites
Madeleines », comme s’il s’agissait d’un nom propre, et non pas
d’un nom commun (dans toute la suite du texte, madeleine est
écrit normalement avec une minuscule) ; et l’expression «
un de ces gâteaux […] appelés Petites Madeleines »
qui cite le nom comme une curiosité linguistique
vraisemblablement ignorée du lecteur (alors qu’il s’agit d’un
gâteau banal que tout le monde connaît ; Proust
lui-même dit plus loin (I, 47) qu’il en voit très souvent
dans les vitrines des pâtissiers).
Mais d’où
vient le prénom Madeleine ? De l’Évangile : «
Marie, que l’on appelait Magdelaine, de laquelle il était sorti
sept démons » (Luc, 8, 2). Madeleine est la fameuse
« pécheresse », dont voici la légende telle
qu’elle s’est constituée à partir des textes de
l’évangile (ici m’intéresse non strictement le texte de
l’évangile, mais le mythe tel qu’il s’est
développé au cours du Moyen Âge et depuis, surtout
dans l’iconographie) : pécheresse sensuelle (son
péché est l’amour), elle est bouleversée par la
rencontre du Christ, dont elle arrose les pieds de parfum ; elle se
repent, verse des torrents de larmes (d’où l’expression «
pleurer comme une Madeleine »), voue un culte au Christ, qu’elle
suit, et cette ancienne pécheresse prend place dans le groupe
des Saintes-Femmes. C’est elle qui le matin de Pâques trouve le
tombeau du Christ ouvert et vide, et qui est la première
à voir le Christ ressuscité, qu’elle prend d’abord pour
un jardinier (Jean, 20, 10-18). Dans l’iconographie du Moyen Âge,
son attribut symbolique est le vase de parfum ; elle fut patronne de la
corporation des parfumeurs. Dans l’iconographie moderne (voir par
exemple la Madeleine du Titien), elle offre une image voluptueuse du
repentir : elle lève vers le ciel un regard plein de repentir, –
mais son corps est sensuellement rendu, l’ensemble produisant une
impression très ambiguë.
Je remarque que tous les
éléments de cette légende se retrouvent dans
l’histoire du narrateur : sensualité, culpabilité,
repentir, larmes (associées à la fois à la
culpabilité et au plaisir), rôle du parfum, mythe de la
résurrection... et ce sont également les
éléments les plus importants dans la vie de l’enfant.
Mais il y a plus : l’organisation de ces éléments
elle-même semble avoir quelque analogie. Et je suis tenté
d’avancer l’hypothèse suivante : Proust a reconnu son histoire
dans celle de Marie-Madeleine. Il suffit en effet d’inverser la
différence des sexes (Proust nous habitue à cet exercice
dans son roman) pour voir qu’il y a, non pas une ressemblance
complète, mais une analogie troublante entre les rapports de
Madeleine avec le Christ, et ceux de l’enfant coupable avec sa
mère. Madeleine et l’enfant sont tous deux dans une situation
ambiguë, partagés entre la volupté honteuse, et la
fixation « platonique » : et l’évolution du
péché au repentir, que connaissent à la fois
Madeleine et l’enfant, n’est que la figure inverse d’un mouvement que
le narrateur connaît bien : la profanation. Cette identification
possible de Madeleine et de l’enfant, que j’obtiens par inversion des
sexes, n’empêche pas que Madeleine soit une femme et qu’à
un niveau plus apparent, elle unisse en une seule personne, de
manière troublante, la figure de la Vierge-Mère
(puisqu’elle appartient désormais au groupe des Saintes-Femmes)
et celle de la prostituée : la mère et la
débauchée, l’amour platonique et le sexe ; – à
moins qu’il ne s’agisse là non pas d’une conjonction
profanatrice, mais, en reprenant l’inversion des sexes, de la
projection féminine d’une ambiguïté du narrateur qui
se demande, dans Jean Santeuil,
s’il est Néron ou Saint-Vincent de Paul, ou les deux à la
fois (JS, I, 103).
Je reprends mon
parallélisme pour la fin de l’histoire : Madeleine repentie
assiste, comme les autres Saintes-Femmes, à la mort du Christ
(mort dont elle est responsable, puisque le Christ meurt pour racheter
lés péchés, – or elle en a beaucoup commis...), et
il lui est donné ensuite d’assister à sa
résurrection. Qui ne sait que Proust (comme le narrateur) a eu
le sentiment de crucifier sa mère, s’est senti responsable,
confusément de sa mort, et n’a eu de cesse de la ressusciter :
et cette résurrection symbolique a son origine dans le passage
de la madeleine. Mon hypothèse, qu’elle suive un
parallélisme linéaire parfois un peu forcé, ou
qu’elle explore des relations symboliques plus complexes, me semble
avoir une certaine vraisemblance : un instant je suis tenté de
baptiser « complexe de Madeleine » ce foyer de relations
symboliques. Mais encore faudrait-il vérifier
l’hypothèse...
Il y a d’abord une
vraisemblance générale : comme le montrent ses
proliférantes éditions de Ruskin, Proust avait une bonne
connaissance à la fois des textes bibliques et de la tradition
iconographique ; et il était habitué, par sa connaissance
du Moyen Âge et par ses goûts personnels, au jeu des
interprétations symboliques. Ensuite, il y a un passage de la Recherche du temps perdu où
apparaît une allusion à Madeleine (II, 160) : allusion si
brève et apparemment si insignifiante qu’on pourrait la traiter
comme un ornement accessoire, et l’expliquer en montrant qu’elle est
tout simplement la reprise d’un passage de Ruskin traduit et
commenté par Proust (SL, 222-223). Mais je regarde de plus
près, et j’y trouve, de manière explicite, la
confirmation par Proust lui-même de toute la dernière
partie de mon parallèle : le narrateur se compare à
Madeleine, et compare une réminiscence de Combray qu’il vient
d’avoir (réminiscence analogue à celle de la petite
madeleine) à la résurrection du Christ. Rapprochement
bizarre, qui donne lieu à une longue exclamation lyrique dans
laquelle la métaphore est filée, de manière
subtile et un peu forcée, comme si Proust voulait à tout
prix donner une sorte de vraisemblance poétique à une
comparaison dont le secret se trouve ailleurs : il s’agit de
transformer les poiriers fleuris, occasion de la réminiscence,
en grands anges blancs, qui puissent se superposer à la figure
du Christ apparaissant à Madeleine :
Ces arbustes que j’avais vus dans le
jardin, en les prenant pour des dieux étrangers, ne
m’étais-je pas trompé comme Madeleine quand, dans un
autre jardin, un jour dont l’anniversaire allait bientôt venir,
elle vit une forme humaine et « crut que c’était le
jardinier » ? Gardiens des souvenirs de l’âge d’or, garants
de la promesse que la réalité n’est pas ce qu’on croit,
que la splendeur de la poésie, que l’éclat merveilleux de
l’innocence peuvent y resplendir et pourront être la
récompense que nous nous efforcerons de mériter, les
grandes créatures blanches merveilleusement penchées
au-dessus de l’ombre propice à la sieste, à la
pêche, à la lecture, n’était-ce pas plutôt
des anges ? (II, 160-161).
C’est moins vers l’image du Christ que vers celle de la figure
maternelle que nous oriente la transformation des poiriers en grandes
créatures blanches, qui se penchent, puis en anges (anges
« gardiens » – des « souvenirs de l’âge d’or
», maintenant que cet âge est passé). Le travail
métaphorique tend à faire apparaître à
travers l’élément qui est l’occasion de la
réminiscence, l’objet fondamental de la réminiscence : de
même la substitution de la madeleine à la biscotte avait
pour fonction de figurer obscurément l’objet fondamental de la
réminiscence : la mère. Je vois aussi maintenant
pourquoi, dans la liturgie symbolique de Proust, Pâques est la
fête par excellence ; certes parce que c’est la fête du
printemps, que c’est la période des vacances où il va
à Combray, mais aussi sur le plan symbolique, parce que c’est la
fête de la résurrection : du Christ pour Madeleine, de la
Mère pour le narrateur. C’est la fête de la
réminiscence.
Cette brève
analyse donne quelque poids à la dernière partie de mon
« parallèle », – celle que je jugeais moi-même
la plus improbable. En revanche, elle semble n’apporter aucune
confirmation à toute la première partie de ce «
complexe » : le narrateur parle de Madeleine comme témoin
de la résurrection, non comme pécheresse. Et la mention
qui est faite de « l’innocence », « récompense
» qu’on s’efforcera de « mériter », si
intéressante qu’elle soit comme indice, est tout à fait
insuffisante.
Mais une analyse
plus large du développement au terme duquel apparaît le
personnage de Madeleine (II, 154-61) montrerait qu’il est au confluent
de deux « séries » entre lesquelles le narrateur
vient d’organiser un étrange et systématique contrepoint
: la réminiscence de Combray et le fait que le narrateur
reconnaît l’ancienne prostituée Rachel
métamorphosée en maîtresse (vertueuse ?) et
adorée de Saint-Loup. Je suppose que si le personnage de
Madeleine apparaît pour réunir ces deux séries
(métamorphose de la pécheresse, résurrection du
Christ), c’est que c’est par son intermédiaire que
s’établit, dans l’esprit de Proust, un lien entre le drame de la
sexualité et le mystère de la réminiscence.
D’autres passages me confirment, d’autre part, l’identification des
rapports pêcheur/Christ et fils/mère : en particulier,
dans l’éloquente tirade sur la race maudite des homosexuels, le
rapprochement entre le chrétien qui renie le Christ et le fils
qui ment à sa mère (II, 615).
Le « complexe
de Madeleine » n’est de ma part qu’une hypothèse,
séduisante, vraisemblable, mais non certaine. De toute
façon, je suis frappé par la « complexité
» des suggestions éveillées par la forme, puis par
le nom de la petite madeleine : image du sexe féminin ; nom de
femme ; drame de la pécheresse biblique ; miracle de la
résurrection. Or toutes ces idées me sont venues sans
faire intervenir la saveur,
qui est au point de vue de l’économie générale du
récit l’élément capital, puisque c’est elle qui
provoque la réminiscence. Le changement entre la première
et la seconde version consiste donc en une cristallisation
d’éléments symboliques sur tous les aspects secondaires
de l’objet magique. Proust insiste bien sur le caractère tout
à fait secondaire de l’aspect du gâteau : c’est la saveur
qui compte, et non l’aspect, banal, vu dans toutes les
pâtisseries, de la madeleine.
Malgré (ou peut-être grâce
à ?) ce « glissement d’accent »
dissimulateur, le texte est très explicite : Proust souligne la
bizarrerie du nom ; le gâteau est décrit deux fois avec un
luxe d’adjectifs presque transparents. Alors une question s’impose :
comment se fait-il que d’une chose si évidente, on parle si peu
? J’ai l’impression d’être en face d’un phénomène
de censure collective. Je croirais volontiers que beaucoup de lecteurs
savent inconsciemment (et quelques-uns consciemment) que la petite
madeleine évoque un sexe féminin, mais qu’ils n’osent pas
le penser, ou, s’ils le pensent, le dire.
4
- LA MADELEINE : SA SAVEUR
Ce n’est pas sur la saveur
directement que se sont cristallisées les images ; mais il n’y a
pas de doute que c’est autour
d’elle : elle est le foyer de la cristallisation. Que fait-on de la
petite madeleine? On la mange :
Bientôt ma tante pouvait tremper
dans l’infusion bouillante dont elle savourait le goût de feuille
morte ou de fleur fanée une petite madeleine dont elle me
tendait un morceau quand il était suffisamment amolli (I,
52).
Si je me laisse
guider par les nombreuses connotations religieuses déjà
rencontrées, je suis tenté de comparer ce geste au rite
chrétien de la communion : l’infusion et la madeleine remplacent
le vin et le pain ; la tante officie et tend l’hostie : « ceci
est ma chair, ceci est mon sang ». De même que dans
l’hostie, c’est le corps du Christ que le fidèle absorbe, sa
présence réelle, de même dans le petit morceau de
madeleine, c’est..., c’est la chair, le corps de la mère, que le
narrateur absorbe sous la forme d’un morceau de gâteau «
suffisamment amolli ». Ce parallélisme ne me surprend
plus, depuis que j’ai appris, dans le « complexe de Madeleine
», l’analogie des rapports pécheresse/Christ et
enfant/Mère. Mais je me garderai bien de conclure d’un
rapprochement de ce genre à une « influence » du
christianisme sur Proust ou à l’existence d’un «
côté » chrétien chez Proust : j’en tirerai
plutôt l’idée que Proust ne reprend à son compte le
symbolisme chrétien que lorsqu’il y retrouve l’expression
déjà sublimée et ritualisée de ses
tendances personnelles. Son culte de l’Église (depuis les
traductions de Ruskin et la défense des églises
assassinées jusqu’à la construction de sa propre œuvre en
forme d’église) est en fait un culte de la Mère. Ici, le
geste de la tante et le rituel chrétien se rejoignent, parce
qu’ils ont une origine commune : la « communion » orale avec la mère.
Ce qui m’incite
à mettre ainsi l’accent sur le rapport nutritif oral avec la
mère, au détriment de l’aspect qualitatif plus «
poétique » de la saveur, c’est la proximité, dans
le texte, de deux autres épisodes : l’un, très explicite,
le baiser du soir, qui est le
sujet principal des trente pages qu’on vient de lire ; l’autre,
très sophistiqué, qui est l’évocation des odeurs
des fameuses chambres de tante Léonie, – là où,
justement, se situe la première ingestion de madeleine (I,
49-50). Je fais un détour par cette chambre. C’est un bon
exemple de description en apparence tarabiscotée et quasi
fantastique : la chambre se transforme en un gâteau, en un
gigantesque « chausson » fourré. Le jeu stylistique
tend d’abord à transformer les odeurs en des femmes qui ont tous
les attributs sécurisants de la mère ; puis à
réunir brusquement en une seule image (après une savante
préparation introduisant progressivement dans le récit
tous les « éléments » nécessaires
à cette cristallisation métaphorique) les deux aspects
principaux de la mère : son aspect enveloppant
(séparation d’avec le dehors, chaleur) et son aspect nutritif
(nourriture dans laquelle on baigne). Ce n’est pas un hasard si Proust
dit du silence qui règne dans la chambre qu’il est «
nourricier » (et non pas simplement « nourrissant »)
: ce n est pas d’un attribut accidentel, mais d’une fonction
essentielle qu’il s’agit : celle de la nourrice. Si la chambre et le
gigantesque chausson se ressemblent, c’est par leur commune
ressemblance avec un modèle qui n’est pas nommé dans le
texte : le ventre maternel, protecteur et nourricier, au fond duquel
l’enfant rêve de se ré-engluer, avec ce qu’il appelle
« une sorte de gourmandise » et « une convoitise
inavouée ». Pourquoi « inavouée » ?...
Il y aurait toute une étude à faire sur la «
pâtisserie » proustienne : non pas d’un point de vue
gastronomique, mais simplement comme l’une des manifestations
privilégiées de la relation orale avec le monde. Un
instant, je suis tenté de systématiser : le chausson
représente le ventre maternel, tel qu’on le rêve dans son
intérieur ; la madeleine, dans son extérieur. Mais je
retiens seulement que l’épisode de la madeleine est pris dans
une série de rapports oraux avec la mère (nourriture,
baiser), renvoyant en fin de compte à l’expérience
première du sein.
C’est alors que
m’apparaît le sens de la substitution effectuée d’une
version à l’autre en ce qui concerne les « donateurs
». D’abord je remarque que ce qui fait la différence entre
la réminiscence de la biscotte-madeleine, et toutes les autres
(pavé, cuiller qui tinte, etc.), c’est que l’épisode de
la biscotte-madeleine implique une relation personnelle, l’objet qui cause la
réminiscence étant donné
par quelqu’un au narrateur, alors que dans tous les autres cas
il s’agit de sensations rencontrées dans la solitude, sans
intervention d’une seconde personne. Autant que l’ancienneté du
souvenir, c’est peut-être la relation personnelle qui a
amené Proust à choisir cet épisode de
préférence aux autres : – ici je me reprends : j’ai l’air
de doser l’influence de deux facteurs différents dans le choix,
alors qu’il s’agit de la même chose : ce souvenir si ancien,
c’est justement le souvenir de la relation personnelle. C’est ce qui
explique que Proust ait éliminé les figures accidentelles
et parasites du grand-père et de la vieille cuisinière,
pour les remplacer par les deux figures maternelles, la tante
Léonie (dont la chambre a l’aspect maternel que nous avons vu),
et au moment de la cérémonie de la communion, la
mère elle-même (présentée comme
ressuscitante, parce qu’elle est ressuscitée), prêtresse
du souvenir, toujours enveloppante (« ma mère, voyant que
j’avais froid... ») et nourricière (« Elle envoya
chercher un de ces gâteaux... »), et qui donne à son
fils sous la forme d’une sorte d’hostie, sa propre chair, et l’occasion
de se ré-engluer dans le ventre tiède de son enfance.
5
- LA MADELEINE : BILAN PROVISOIRE
Si je reprends le problème de plus haut, pour faire un bilan de
l’écart des deux versions, je vois qu’un équilibre
s’établit entre deux transformations opposées qui se sont
effectuées simultanément, comme si elles étaient
solidaires, et que j’appellerai l’une la sublimation, l’autre la
régression. De la sublimation,
je n’ai guère parlé, parce que tout a été
dit sur ce sujet. Elle a deux aspects, l’un métaphysique (c’est
de cette expérience, enfin comprise, que naîtront dans le Temps retrouvé les
méditations sur la réminiscence et la métaphore,
l’essence et l’éternité), l’autre, romanesque
(découverte d’une structure dramatique qui permet d’inclure
pratiquement toute l’œuvre à l’intérieur de cet
épisode, grâce au double système de suspense,
l’épisode de la biscotte devenue madeleine, jouant un rôle
de matrice de l’œuvre, si je
puis dire). La régression
s’effectue sur le plan de la mise en scène de l’épisode
et dans le travail stylistique. Ce travail a pour fonction non pas
d’élaborer une superstructure adulte, mais au contraire de faire
réapparaître de manière cryptée, à
travers les circonstances de la réminiscence, le
véritable souvenir dont tous les autres ne sont que la monnaie.
Si bien que le contenu de la
réminiscence est représenté dans le récit
de manière double : il est développé,
explicitement, dans le récit de Combray ; implicitement il est
enveloppé dans le récit même de la
réminiscence.
Tout se passe comme
si Proust, partant de la narration banale et plate du Contre Sainte-Beuve, l’avait en
quelque sorte « dépliée » à la fois en
avant et en arrière, les deux mouvements s’équilibrant,
n’étant possibles que l’un par l’autre, afin que le centre de
gravité reste inchangé. D’où d’ailleurs une grande
tension, à laquelle tous les lecteurs sont sensibles, même
s’ils n’en comprennent pas la cause. L’épisode de la petite
madeleine m’apparaît donc comme le lieu d’une levée
d’inhibition aboutissant à une transformation d’énergie.
L’écriture va chercher jusque dans sa source l’énergie
fondamentale de la personnalité, la libère, la rend
disponible pour l’élaboration d’une extraordinaire architecture
mentale.
DEUXIÈME
PARTIE
Pourtant, il me restait des doutes, et des curiosités. Des
doutes, parce que je voyais mal à qui appartenait cette curieuse
petite madeleine, en forme de sexe féminin ; et malgré
les manifestations évidentes de la personne de la mère,
les rapports du narrateur avec cette forme féminine trop
précise me paraissaient étranges. Je ressentais le besoin
d’élargir mon enquête sur les rapports du narrateur avec
la sexualité. Cette insatisfaction se trouvait rejoindre une
curiosité fondée sur le raisonnement suivant :
étant donné qu’il semble y avoir proportionnalité
entre la fécondité de l’inspiration provoquée par
une réminiscence et la profondeur des fantasmes qui apparaissent
à travers l’objet qui la cause (dans le récit), ne
pouvais-je essayer de déchiffrer les objets des autres
réminiscences ? Je pensai d’abord aux clochers de Martinville.
Mais dans une perspective de lecture, l’épisode n’avait de sens
que par rapport à un développement antérieur,
celui où le narrateur décrit le clocher de Combray. Je
décidai de commencer par l’étude de ce texte.
1
- LE CLOCHER DE COMBRAY
Ce clocher semble exercer une véritable fascination sur le
narrateur. Tout tend à suggérer qu’il est vivant, et
même doué d’humanité :
Des fenêtres de sa tour,
placées deux par deux les unes au-dessus des autres, avec cette
juste et originale proportion dans les distances qui ne donne pas de la
beauté et de la dignité qu’aux visages humains (I,
63).
Il a donc le
même genre de beauté qu’un visage humain : on admire la
symétrie et les proportions de sa structure. La suite de
l’analyse cherche, à tâtons, à saisir en quoi
consiste la personnalité de ce clocher. La grand-mère du
narrateur trouve à ce clocher toutes sortes de qualités
humaines. Mais Proust arrive mieux à analyser ce qui le
distingue :
Et sans doute, toute partie de
l’église qu’on apercevait la distinguait de tout autre
édifice par une sorte de pensée qui lui était
infuse, mais c’était dans son clocher qu’elle semblait prendre
conscience d’elle-même, affirmer une existence individuelle et
responsable (I, 64).
Ce clocher, qui est
le centre du monde pour l’enfant, tient sous sa dépendance
« toute une partie profonde de ma vie » (I, 66), et Proust
parle de sa figure « chère et disparue » comme il
ferait d’un parent mort. Dans la description qu’il fait ensuite, un
nombre important de détails et de comparaisons, qui semblent
d’abord n’être qu’un simple jeu, tendent à évoquer
de manière de plus en plus précise l’image virile qui se
profile derrière sa silhouette : un sexe masculin en
érection. Cette image phallique n’est pas un simple symbole
stéréotypé : tout le travail stylistique de Proust
est orienté vers une description anatomique et physiologique
assez précise. L’image la plus vigoureuse est celle où
Proust peint le clocher en train de se livrer à son
activité organique naturelle, qui est de sonner l’heure.
L’ébranlement sonore fait que le clocher lâche, à
intervalles réguliers, des volées d’oiseaux :
[...] il lâchait, laissait tomber
à intervalles réguliers des volées de corbeaux
qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si les vieilles
pierres qui les laissaient s’ébattre sans paraître les
voir, devenues tout d’un coup inhabitables et dégageant un
principe d’agitation infinie, les avaient frappés et
repoussés (I, 63).
La sonnerie des
cloches, situées dans la partie supérieure du clocher,
est ainsi rapprochée de l’orgasme et de l’éjaculation. Au
début de la promenade du côté de Guermantes, un
autre passage souligne (il est vrai sur un « tempo » plus
lent) cette analogie fondée sur l’accumulation d’énergie
suivie de détente et d’émission d’un liquide :
il faisait si beau et si tranquille que,
quand sonnait l’heure, on aurait dit non qu’elle rompait le calme du
jour, mais qu’elle le débarrassait de ce qu’il contenait et que
le clocher, avec l’exactitude indolente et soigneuse d’une personne qui
n’a rien d’autre à faire, venait seulement – pour exprimer et
laisser tomber les quelques gouttes d’or que la chaleur y avait
lentement et naturellement amassées – de presser, au moment
voulu, la plénitude du silence (I, 166).
À midi,
après la messe, on voit le clocher doré, plein «
d’égouttements gommeux » et comparé à
« une brioche bénie » (encore une pâtisserie
dévote et sexuelle qui est comme le correspondant masculin de la
madeleine) :
on avait devant soi le clocher qui,
doré et cuit lui-même comme une plus grande brioche
bénie, avec des écailles et des égouttements
gommeux de soleil, piquait sa pointe aiguë dans le ciel bleu
(I, 65).
Le clocher poursuit
ses métamorphoses. Quand vient le soir (et l’heure du dernier
baiser à la mère, – détail souligné par
Proust), il s’apaise et se replie :
il était au contraire si doux, dans
la journée finissante, qu’il avait l’air d’être
posé et enfoncé comme un coussin de velours brun sur le
ciel pâli qui avait cédé sous sa pression,
s’était creusé légèrement pour lui faire sa
place et refluait sur ses bords (I, 65).
Il semble qu’il y
ait interaction perpétuelle entre le clocher et le ciel.
Toutes ces analogies me
paraissaient suggestives, mais peut-être inégalement
convaincantes, lorsqu’une dernière découverte leva les
doutes qui me restaient. Après avoir évoqué le
clocher de Combray, le narrateur se rappelle d’autres clochers, l’un en
particulier, près de Balbec, auquel un singulier jeu de
perspective prêtait un charme étrange. Pour
préciser ce que cette église, qui lance sa flèche
entre deux hôtels du dix-huitième siècle,
évoque pour lui, il la compare à la flèche
purpurine d’un coquillage qui jaillit entre deux galets. Il est clair
que si le coquillage et l’église se ressemblent, c’est par leur
commune ressemblance avec un sexe masculin (« annelée...,
rose, vernie... la flèche purpurine ») dressé
au-dessus de deux... galets :
Je n’oublierai jamais dans une curieuse
ville de Normandie voisine de Balbec, deux charmants hôtels du
XVIIIe siècle, qui me sont à beaucoup d’égards
chers et vénérables et entre lesquels, quand on la
regarde du beau jardin qui descend des perrons vers la rivière,
la flèche gothique d’une église qu’ils cachent
s’élance, ayant l’air de terminer, de surmonter leurs
façades, mais d’une manière si différente, si
précieuse, si annelée, si rose, si vernie qu’on voit bien
qu’elle n’en fait pas plus partie que de deux beaux galets unis, entre
lesquels elle est prise sur la plage, la flèche purpurine et
crénelée de quelque coquillage fuselé en tourelle
et glacé d’émail (I, 65-66).
Il semble difficile
d’accorder à cette comparaison doublement baroque un sens autre
que sexuel : dés lors on comprend l’insistance curieuse sur ces
« charmants » hôtels, « qui me sont à
beaucoup d’égards chers et vénérables »,
notation étrange puisqu’en réalité Proust ne
parlera plus jamais dans le roman de ces deux hôtels. On sent
bien qu’il s’agit là non d’un paysage réel, mais d’un
fantasme : comme il dit lui-même un peu plus loin : «
mais... c’est dans mon cœur... » (I, 67). Ou, du moins, d’un
paysage réel, peut-être, mais qui a servi de support
à la construction du fantasme. On sait qu’il s’agissait au
début, de l’hôtel du marquis Charles d’Eyragues, à
Falaise ; Proust s’y rendit en 1907, au moment où il sillonnait
la Normandie en voiture (épisode contemporain de la
révélation des clochers de Caen, c’est-à-dire de
Martinville). Proust décrit déjà cet hôtel
dans une petite phrase du Contre
Sainte-Beuve. À lire cette phrase, je suis frappé
de voir que tout le matériel de la comparaison est là :
galets, bernard-l’hermite (comme les gâteaux, les coquillages
portent souvent des noms propres...), – mais que l’objet n a pas la
même forme :
le toit de leur hôtel
s’aperçoit entre deux flèches d’église, où
il est encastré comme sur une plage normande un galet entre deux
coquillages ajourés, entre les tourelles rosâtres et
nervurées de deux bernard-l’hermite (CSB, 275).
C’est exactement l’inverse. On voit donc comment
s’est opéré le passage du spectacle au fantasme, par
l’intermédiaire de la métaphore : le paysage est d’abord
traduit en métaphore (1 galet entre 2 tourelles rosâtres)
; c’est la première version. Mais à la lumière des
idées que la métaphore a fait apparaître (rapport
entre un élément et une paire d’éléments ;
contraste d’aspect ; analogie des tourelles rosâtres et du membre
viril, d’où se déduit celle du galet et des testicules),
le paysage réel a été « redressé
» pour s’adapter parfaitement à 1’image sexuelle.
La métaphore
sert au dialogue, à la « dialectique » de la
perception et du fantasme. Elle est employée d’abord pour
exprimer sous une forme voilée une ressemblance vaguement sentie
avec une troisième chose qui reste latente. Puis quand celui qui
écrit s’aperçoit (presque comme d’un acte manqué)
de l’arbitraire qui reste dans la comparaison, il modifie l’objet
initial pour rendre celle-ci vraisemblable. Mais ce faisant, loin de
cacher le fantasme, il le rend plus transparent. Si on possédait
seulement le texte du Contre
Sainte-Beuve, et que je fasse dans mon «
déchiffrement » un rapprochement sexuel en
suggérant l’inversion de l’image, mon lecteur m’accuserait de
délire interprétatif : or ce qu’il appellerait chez moi
« délire », c’est exactement le mécanisme qui
a guidé Proust dans la métamorphose de l’épisode ;
dans l’écriture de la
seconde version, mais aussi dans sa localisation : en effet dans le Contre Sainte-Beuve, cette petite
phrase « charmante » et innocente est comme une
parenthèse décorative – dans un développement sur
les noms de personnes ; dans le texte définitif, la description
est utilisée pour servir d’harmonique (et finalement de clef)
à la description du clocher de Combray.
2
- LE TROISIÈME TERME
C’est donc la recherche du « troisième terme » qui
doit permettre de déchiffrer la plupart des réminiscences
qui constituent le « grimoire compliqué et fleuri ».
Mais je vais constituer ainsi un nouveau grimoire, peut-être
moins fleuri, mais certainement aussi compliqué, qui demandera
lui-même à être déchiffré, – et pour
lequel il faut trouver une méthode. Découvrir des
symboles sexuels sous un certain nombre d’images est une
opération banale, et, si l’on s’arrête là,
stérile. Mais que veulent dire ces images sexuelles, comment
s’organisent-elles entre elles, quel rapport ont-elles avec
l’écriture du texte, et l’histoire du narrateur ? La
psychanalyse peut m’aider à essayer de répondre à
ces questions.
Ici, je dois
préciser ma position : je suis un lecteur qui s’est
engagé, de manière peut-être imprudente, dans la lecture d’un texte. Je ne suis pas
psychanalyste, je ne ferai pas semblant de l’être, et je n’ai pas
l’intention de redécouvrir à grand fracas ce que tout le
monde sait déjà, comme le font les psychanalystes du
dimanche. D’une part, je sais par les données biographiques que
Proust était homosexuel ; d’autre part, je connais les
explications freudiennes traditionnelles de l’homosexualité (et
plus généralement de la sexualité), et c’est
à l’aide de toutes ces informations que j’essaie de comprendre
les différents « troisièmes termes ». Je ne
pense pas que la connaissance de la sexualité proustienne en
sorte beaucoup enrichie ; encore moins que la psychanalyse puisse tirer
profit de ce type d’interprétation : sinon en analysant
l’interprétation elle-même comme révélatrice
de l’interprète. Mais je crois que je comprendrai mieux le
texte, et comment fonctionne ce texte, et cela me fera
réfléchir sur les rapports de l’écriture et de la
sexualité.
3
- RETOUR AUX CLOCHERS
Le clocher normand, le clocher de Combray correspondent à des
images adultes du sexe masculin en érection : images
peut-être inconscientes (?) mais en tout cas très
élaborées, troublantes par leur précision. Mais le
sexe de qui ? On pourrait penser d’abord au narrateur lui-même,
à Proust. Sur le même sujet, Proust a écrit des
pages sans aucune ambiguïté, des évocations
émues de la première masturbation, dans un langage
parfaitement clair dans le Contre
Sainte-Beuve (CSB, 63-66), discrètement alambiqué
dans la Recherche (I, 158),
mettant surtout l’accent sur l’attente du plaisir, l’orgasme, et le jet
de l’éjaculation : onanisme, autoérotisme, dans lequel
l’adolescent s’intéresse à son propre sexe. Mais autant
que d’un sexe désirant, il semble s’agir ici d’un sexe
désiré, reflet du premier, cet organe masculin tant
recherché par l’homosexuel :
pourtant en lui, avec quelles ruses,
quelle agilité, quelle obstination de plante grimpante, la femme
inconsciente et visible cherche-t-elle l’organe masculin ! (II,
621).
La description
externe des organes (les récits de masturbation ne comportent
pas de description de ce genre), les composantes orales du fantasme (le
sexe-pâtisserie, le sexe appétissant) orientent
plutôt vers un sexe désiré, le sexe d’autrui dans
la mesure où il ressemble au sien, l’ensemble renvoyant,
à travers le rapport oral, au désir du sein maternel.
Cette analyse régressive
m’amène à percevoir la profonde unité du fantasme
de l’église chez Proust : si l’intérieur
représente à la fois la crypte profonde du ventre
maternel et univers clos et protégé de l’enfance,
l’extérieur de l’église renvoie finalement avec son ou
ses clochers à la fois au sein de la mère et au membre
viril qu’à l’âge adolescent on a choyé en soi (ou
dans d’autres utilisés comme image de soi), conduite par
laquelle on est, paradoxalement, reste fidèle à la
mère. Proust insiste beaucoup sur l’idée que
l’église se développe dans le temps, de sa crypte
à son clocher : développement architectural depuis le
Moyen Âge le plus reculé jusqu’à l’époque
moderne. On voit que cette image, très juste architecturalement,
a frappé Proust comme un symbole : il nous invite certes
à une archéologie, mais c’est l’archéologie de la
sexualité. L’histoire que raconte l’église, c’est celle
du développement de la sexualité depuis la
première enfance jusqu’à la puberté, depuis les
fantasmes de la crypte jusqu’aux images très
élaborées du clocher sexe en érection, depuis le
regret de la vie fœtale jusqu’à l’homosexualité.
D’où le
caractère souvent ambigu, troublant, des clochers, dont la
description semble quelquefois simple ornement, dans laquelle le
lecteur est seulement alerté par un ton sentimental et attendri
qui pourrait être mièvre si on ne sentait que justement
cette puérilité (« mais... c’est dans mon cœur
») n’est que l’expression enfantine d’une obsession profonde ;
mais dès que la description s’étoffe, et que les
qualifications et les métaphores se mettent à
proliférer, un certain nombre d’éléments
apparaissent, toujours les mêmes :
- les formes peuvent évoquer soit
le sein (images de coupole et de rondeur, mais aussi, même dans
des représentations « allongées » de
clochers, la présence de la pointe), soit l’organe masculin,
soit les deux à la fois, l’imprécision renvoyant à
la liaison profonde des deux fantasmes.
- l’aspect du clocher est en
général « appétissant » : même
quand la métaphore-pâtissière (à laquelle
renvoient le « doré », le « cuit »,
etc., mais aussi la présence d’égouttements
crémeux, – lait ou sperme) n’est pas présente, d’autres
adjectifs, d’autres métaphores renvoient à l’idée
de gourmandise, de comestibilité, et de succion.
Sans faire un inventaire exhaustif de
ce matériel, je peux donner un exemple de cette
équivalence du dôme et du clocher en analysant l’aspect de
la fameuse église de Balbec (I, 658-659). Par «
équivalence », j’entends bien sûr que dôme et
clocher renvoient au même processus, mais pris à des
stades différents du développement de la
personnalité. L’église de Balbec, dans la lecture de
notre « grimoire fleuri », présente entre autres
caractéristiques d’être une sorte de « pierre de
Rosette », en ce sens qu’elle a à
la fois un clocher en forme de sexe (où nous retrouvons
les oiseaux tournoyants) et une coupole placée juste «
à côté », coupole dont voici la description :
la coupole moelleuse et gonflée sur
le ciel était comme un fruit dont la même lumière
qui baignait les cheminées des maisons, mûrissait la peau
rose, dorée et fondante (I, 659).
La coupole
évoque des impressions tactiles et orales, par
l’intermédiaire de l’image de fruit, qui permet d’introduire
l’idée de « peau », et, beaucoup plus importante que
les couleurs appétissantes, l’idée même de succion
(« fondante »).
Cette analyse des clochers me pose
deux problèmes : elle m’incite à réfléchir
sur le degré de conscience de ces images ; mais, d’abord, elle
montre avec évidence que si le sexe de la mère figure
dans le texte comme objet de désir ayant une forme
déterminée, c’est du côté du sein ou du sexe
masculin qu’il faut chercher, et non pas du côté des
parties génitales féminines. Alors, que vient faire dans
le texte la petite madeleine ?
4
- RETOUR À LA PETITE MADELEINE
La présence d’un sexe féminin, sous la forme
stylisée et appétissante de la madeleine, peut surprendre
d’autant plus que dans l’histoire du petit garçon, la
découverte de l’anatomie féminine correspond à la
fois à une déception (le sexe de la mère
imaginé analogue à celui du petit garçon) et
à une angoisse : peur de la castration. Cette angoisse de la
castration est d’ailleurs inscrite dans l’ouverture de la Recherche sous la forme du
rêve-souvenir : l’oncle qui veut tirer les boucles (I, 4)
angoisse si fondamentale qu’elle réveille l’adulte quand le
rêve la ressuscite, et qu’avant de se réenfoncer dans le
rêve, l’adulte se protège les cheveux avec un oreiller
(symbole humoristique de l’inadaptation de la conduite de l’adulte dans
la vie courante, se protégeant de dangers qui n’existent plus).
Symboliquement aussi, cette terreur de castration est mise en
parallèle avec la jouissance solitaire dans le rêve (I,
4-5). On conçoit dans ces conditions que le sexe féminin
soit plutôt l’objet de répugnance que d’attirance : il
évoque une sorte de menace de mort. Cette angoisse devant le
vide, chez l’enfant ; cette répugnance, chez l’adolescent, pour
cet organe à la fois vide, compliqué et pileux, nous
pouvons d’ailleurs la lire dans deux textes très
révélateurs.
La description du
ventre d’Albertine (III, 79) que j’ai utilisée pour
éclairer l’image de la petite madeleine, doit en effet
être lue à l’envers,
puisque les relations du narrateur et d’Albertine sont l’image
inversée des rapports de l’auteur avec les êtres qu’il a
aimés. Alors que l’histoire de ces relations comprend tant de
digressions sur le baiser et les caresses, et l’évocation
d’orgasmes en marge du sommeil d’Albertine, elle ne comprend bien
entendu aucune évocation de rapports sexuels entre un homme et
une femme. Proust a eu beau s’évertuer à la transposer en
termes hétérosexuels pour donner le change, l’histoire du
narrateur et d’Albertine reste purement homosexuelle, transparente. Et
dans les passages où il se force pour donner un aspect vraiment
hétérosexuel à leur relation, cela sonne
particulièrement faux, ou, disons, ambigu. Je peux lire ce texte
de deux manières différentes : a) d’abord, je peux tout
simplement inverser : je ne crois pas Proust quand il dit que le sexe
de l’homme lui semble laid : il le trouve beau, alors que le sexe de la
femme est pour lui angoissant parce qu’il porte la marque du «
descellement » des organes masculins arrachés, la place
béante, la cicatrice du crampon mâle qu’on a
arraché. Je traduis : « le ventre de la femme montre,
descellée et béante, la place qui chez l’homme s’embellit
de son sexe ». b) mais en même temps, je vois que cette
lecture à l’envers ne concerne que la parenthèse,
c’est-à-dire la portion du texte où figure une
comparaison des deux sexes, alors que dans la phrase elle-même,
Proust s’efforce réellement de trouver des charmes au sexe
féminin, malgré
l’angoisse de castration inscrite dans la parenthèse. Pour ce
faire, il est amené à gommer du sexe féminin tout
aspect inquiétant et réaliste, en quelque sorte à
le rendre plein et rassurant, dans une sorte d’idéalisation qui
se traduit par un double mécanisme. Le premier mécanisme
est négatif : enlever toute réalité sexuelle
à ce sexe : de même que la petite madeleine évoque
plutôt un sexe impubère qu’un sexe de femme et
suggère une certaine plénitude (puisqu’il est le positif,
en pâte pleine et solide, de la coquille dans laquelle il a
été « moulé »), de même le
ventre d’Albertine ne comporte plus aucun organe (ce qui serait bizarre
si Proust décrivait des rapports hétérosexuels) et
se trouve réduit à un ventre de statue : l’emploi du mot «
statue » dans la parenthèse, à propos du «
crampon fiché », oriente l’imagination vers le ventre
chaste et asexué des statues classiques, où le sexe
féminin n’a même pas besoin d’être dissimulé
par une feuille de vigne, puisqu’il est gommé, cicatrisé,
toute pilosité et tout relief étant aboli dans le
mouvement des deux courbes qui se rejoignent mystérieusement
entre les cuisses de pierre. On voit que Proust compense la castration
angoissante du sexe féminin par une seconde castration, en le
désexualisant complètement, en lui ôtant toute
réalité sexuelle. Ainsi nettoyé, le ventre
d’Albertine devient disponible pour subir les opérations du
second mécanisme idéalisateur, positif cette fois ;
Proust peut réassocier des images maternelles rassurantes : la
courbe, l’enveloppement, le sommeil, l’église.
Cette angoisse
devant le sexe de la femme, on peut la lire aussi dans les
différentes versions de l’église de Criquebœuf. Il
s’agit, près de Trouville, d’une « pauvre petite
église », « toute pelotonnée sous son lierre
», à laquelle Proust dit « de tendres choses
», - ou plutôt il charge Louisa de Mornand de les lui dire
de sa part, dans une lettre (3) . L’église est
ici une petite vieille ratatinée, pour laquelle on
éprouve de la pitié et de la tendresse. Dans l’œuvre,
cette église change d’aspect, de connotation, et de fonction ;
le développement des métaphores fait apparaître des
choses que la banalité de la correspondance ne laissait pas
soupçonner. Dans le texte de L’Église
de village (Figaro, 3
septembre 1912), elle est utilisée pour compléter la
description de « l’église synthétique » du
village qui deviendra Combray (CHR, 119). Dans la Recherche, au contraire, elle est
disjointe de l’église-mère et retrouve son autonomie pour
devenir l’église de Carqueville (I, 715). J’aurai à
m’interroger sur le sens de cette disjonction, et sur la fonction du
texte dans sa nouvelle place. Voici le premier texte :
L’autre porche qui était de ce
côté était complètement recouvert par le
lierre, et il fallait pour reconnaître une église dans le
bloc de verdure faire un effort qui ne me faisait d’ailleurs serrer que
de plus près l’idée d’église (comme il arrive dans
une version ou un thème où on approfondit d’autant mieux
une pensée qu’on la dépouille des formes
accoutumées) pour reconnaître que le cintre d’une touffe
de lierre était celui d’un vitrail ou qu’une saillie de verdure
était due au relief d’un chapiteau. Mais alors un peu de vent
soufflait ; les feuilles déferlaient les unes contre les autres,
et, frissonnante, la façade végétale semblait
embrasser avec elle les piliers onduleux, caressés et fuyants (GHR,
119).
Ce passage
évoque l’idée du sexe féminin en partie
dissimulé par la « touffe de lierre » de la
pilosité pubienne, et que l’on a du mal à
reconnaître ; la fin très gracieuse (où l’on peut
rapprocher les piliers, – des cuisses ?) présente la
façade comme reflétée dans une surface d’eau
ondulante. La description est jolie, nullement angoissante ; elle
présente simplement un problème d’ordre «
intellectuel » (« serrer une idée »,
comparaison avec la « traduction », – dans laquelle je vois
une incitation voilée à traduire la description en un
autre langage ; problème de « reconnaître »
quelque chose, qu’on imaginait donc sous une forme différente
?). Voici le second texte :
Dans le bloc de verdure devant lequel on
me laissa, il fallait pour reconnaître une église faire un
effort qui me fit serrer de plus près l’idée
d’église ; en effet, comme il arrive aux élèves
qui saisissent plus complètement le sens d’une phrase quand on
les oblige par la version ou par le thème à la
dévêtir des formes auxquelles ils sont accoutumés,
cette idée d’église dont je n’avais guère besoin
d’habitude devant les clochers qui se faisaient reconnaître
d’eux-mêmes, j’étais obligé d’y faire
perpétuellement appel pour ne pas oublier, ici que le cintre de
cette touffe de lierre était celui d’une verrière
ogivale, là, que la saillie des feuilles était due au
relief d’un chapiteau. Mais alors un peu de vent soufflait faisait
frémir le porche mobile que parcouraient des remous
propagés et tremblants comme une clarté ; les feuilles
déferlaient les unes contre les autres ; et, frissonnante, la
façade végétale entraînait avec elle les
piliers onduleux, caressés et fuyants (I, 715).
Ce texte accentue
et précise le « problème intellectuel » qui
se pose, et dont on saisit plus nettement qu’il a rapport à la
curiosité visuelle pour l’anatomie féminine quand on voit
que : 1) le verbe « dépouiller » a été
remplacé par le plus explicite « dévêtir
», 2) il est maintenant précisé qu’il s’agit de
dévêtir l’église (la femme) des formes accoutumées, 3)
que ces formes accoutumées, qui permettaient de
reconnaître l’église (la femme), ce sont les clochers (les
seins) ; on voit que le problème n’est plus tout à fait
le même que dans la première version, ou plutôt
qu’il y a deux
problèmes de reconnaissance différents et
superposés : au premier problème, qui semble un
problème déjà assez élaboré,
reconnaître l’anatomie d’un sexe impubère sous la toison
du sexe adulte, se substitue un autre problème, semble-t-il plus
primitif et fondamental, celui de reconnaître dans la femme au
sexe châtré la même personne que la femme aux deux
seins dont on a l’habitude ; cette idée de « castration
» que l’on pourrait m’accuser d’introduire arbitrairement, elle
figure dans le texte sous la forme de l’absence de clochers, et de la
perplexité qu’elle cause. Et cela n’est possible que parce que
Proust a restitué dans ce texte son anatomie primitive à
la petite église, la séparant de l’église de
Combray, où le problème intellectuel n’aurait pu prendre
cette forme.
De la phrase
gentillette de la correspondance à la première version,
de celle-ci à la seconde, le problème change de nature ;
le fantasme (découverte de l’absence de sexe mâle chez la
mère) contribue à remodeler l’évocation du
réel, en remontant progressivement vers ce qu’il y a de plus
profond et de plus essentiel. Mais on voit qu’ici cette
régression éclaircissante, malgré tout, n’a pas
abouti : les deux problèmes intellectuels se chevauchent, il
reste dans la description un certain nombre d’éléments
non-assimilés.
Mais l’existence de
ce problème profond, je la perçois dans un autre signe
qui révèle la présence, jusqu’alors
insoupçonnable, de l’angoisse. Ce signe, c’est la place du passage, et sa liaison
avec les épisodes voisins. S’il y a une amorce d’angoisse dans
notre texte, elle est due peut-être profondément à
la peur de la castration, mais de manière très explicite
à la rupture de communication : ne plus reconnaître ce
qu’on croyait connaître, l’angoisse d’étrangeté. Or
notre texte précède (il est juste séparé
par l’épisode de la jeune pêcheuse, qui pose d’ailleurs
lui aussi, en sens inverse, le problème de la communication et
de la reconnaissance) un des textes les plus importants du livre pour
le problème de la réminiscence : l’épisode des trois arbres (I, 717-719),
c’est-à-dire le problème de la réminiscence
incomprise, au point qu’on se demande même si c’est une
réminiscence. L’épisode rappelle au narrateur celui des
clochers de Martinville (trois
clochers aussi) ; pour le lecteur, il entre en résonance avec
l’église-lierre (métamorphoses parallèles de la
pierre au végétal : église/lierre, clochers/arbres
; « problème » analogue d’une reconnaissance
difficile dans le premier cas, impossible dans le second cas) : figure
de l’inhibition, – (ou même transfert d’inhibition ?), et rupture
(provisoire) de communication avec les fantasmes maternels.
À la
lumière de ces analyses on peut se demander quelle est la
fonction de la forme de la
petite madeleine, question que j’avais laissée sans
réponse, alors que le nom ou la saveur semblaient plus faciles
à interpréter. L’hypothèse la plus vraisemblable
est qu’il s’agit de la résurgence, au sein de ce «
complexe », de l’angoisse de castration. La petite madeleine
semble être l’image voilée, rassurante, du sexe auquel
l’enfant a craint d’être réduit, et dont la
découverte chez la femme (la mère) l’a angoissé.
5
- DEGRÉ DE CONSCIENCE DANS LA MÉTAPHORE
Dans quelle mesure les descriptions et métaphores que j’ai
analysées étaient-elles « conscientes » chez
Proust ? Une seule chose est évidente, il ne s’agit pas dans le
cas de la madeleine, de la maison de Falaise ou de l’église de
Criquebœuf, d’un jeu délibéré : l’étude de
l’écriture des différentes versions montre qu’à la
différence de ce qui s’est passé pour le récit de
la masturbation (clair dans la première version, voilé
pudiquement dans la seconde), la première version est toujours
anodine, et qu’elle se transforme peu à peu, sous l’effet du
travail stylistique, jusqu’à manifester le fantasme de
manière de plus en plus transparente. C’est par le travail de
l’écriture que Proust est amené à découvrir
des choses qui n’étaient pas présentes dans sa conscience
au début : qu’il ait lui-même compris exactement ce qu’il
avait écrit, dans tel ou tel cas, nous n’en saurons jamais rien,
chacun peut, faire là-dessus les suppositions qu’il veut. S’il
l’a compris, c est en tant que premier lecteur de son propre texte ; il
a pu être frappé des images qu’il découvrait,
organiser discrètement leur émergence ; et, même
dans ce cas, il est fort possible que tout en étant conscient de
la présence de ces
images, il n’en ait pas compris le sens.
Cette fonction
« heuristique » de l’écriture et de la
métaphore, Proust nous en a laissé pourtant une sorte de
« modèle théorique », récemment
analysé par S. Gaubert (4) , qui va nous
éclairer à la fois sur les fantasmes proustiens, mais
surtout sur l’attitude qu’il adoptait lui-même sur le
problème théorique évoqué ci-dessus : du
rapport du fantasme avec l’écriture et la conscience. Il s’agit
du morceau de bravoure d’Albertine sur les glaces, dont je vais faire
une double étude (III, 129-131).
a) le Palais de Dame Tartine.
Albertine vante les glaces que les pâtissiers font « dans
ces moules démodés qui ont toutes les formes
d’architectures possibles » (III, 129) ; elle imagine à
son tour toutes sortes d’architectures et de paysages en glace qu’elle
se mettrait à sucer et à absorber, comme une sorte
d’ogresse sensuelle et sadique ; le narrateur souligne à
plusieurs reprises (avec une gêne et une jalousie croissantes) le
caractère érotique de cette consommation orale du monde.
Je retrouve ici, rassemblés en un seul développement,
tous les fantasmes que j’ai déjà rencontrés :
fusion de structures architecturales ou de paysages, qui
représentent en réalité toutes les parties
désirées du corps humain, avec le thème de la
pâtisserie et de la nutrition. La glace, de plus, se consomme par
succion, fond dans la bouche (comme d’ailleurs la madeleine
s’amollissait et fondait dans le thé). Voici les
différents paysages : d’abord les obélisques de framboise
qu’Albertine veut faire fondre jusqu’au fond de sa gorge (fellation) :
Ils font aussi des obélisques de
framboise qui se dresseront de place en place dans le désert
brûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose au fond
de ma gorge qu’ils désaltéreront mieux que des oasis (et
ici le rire profond éclata, soit de satisfaction de si bien
parler, soit par moquerie d’elle-même de s’exprimer par images si
suivies, soit, hélas !, par volupté physique de sentir en
elle quelque chose de si bon, de si frais qui lui causait
l’équivalent d’une jouissance). (III, 130).
Ensuite elle
évoque des demi-glaces au citron pas trop blanches mais un peu
jaunâtres qui figurent des montagnes (des seins) ; puis, par
l’intermédiaire de l’image annexe et bizarre des jardins
japonais, elle désigne le sexe féminin, la petite «
rigole » entourée d’une « forêt » qui
descend vers un fleuve « où les petits enfants se
perdraient » (réapparition dans l’image qui devrait
être voluptueuse, de l’angoisse de castration). Enfin,
scène de sadisme, analogue à celle où nous avions
vu Gilberte détruire un « gâteau architectural
» (I, 506). Proust a essayé de faire exprimer par
Albertine, sous le biais de la succion d’un univers en glace, le
rapport oral d’une homosexuelle avec le corps de l’autre, mais il n’a
pu s’empêcher ici encore de parler en homosexuel masculin. Le
fantasme de la fellation qui vient le premier est le plus
réussi, les autres sont moins convaincants, et même Proust
s’est arrangé pour que le sexe féminin soit décrit
non pas directement en terme de glace que l’on sucerait, mais par
l’intermédiaire d’une image non-nutritive.
Après la
lecture d’un texte de ce genre, naturellement, la
légitimité des déchiffrements que j’ai
proposés me semble bien établie. Cela confirme
l’importance extraordinaire qu’a le rapport oral avec le monde dans tout le
roman, en particulier dans la relation amoureuse. Le corps humain est
ici une sorte de Palais de Dame Tartine ; et la nostalgie fondamentale
du narrateur, c’est que le corps humain (de l’autre) ne soit pas comestible : donnée
susceptible d’éclairer tout un pan de la psychologie proustienne
de l’amour. De là l’incommunicabilité, la solitude
fondamentale : jamais on ne pourra retrouver une liaison aussi intime
que celle de la succion infantile qui vous unit profondément au
corps de l’autre. C’est ce fantasme qui sert de point de comparaison
implicite dans la grande analyse où Proust explique
l’insuffisance tragique du baiser (II, 364), passage curieux où
il souligne l’absence chez l’homme d’un organe qui servirait uniquement
au baiser (sans faire la moindre allusion aux autres organes que la
nature pourrait avoir prévus pour l’union des sexes).
Ce passage met
aussi en évidence dans ces fantasmes les rapports du «
grand » et du « petit », la taille de l’enfant, du
héros, par rapport au monde : d’habitude petit, mais dans
l’expérience fantasmatique de la nutrition, immense par rapport
à un monde tout petit, dont il devient l’ogre. L’image du jardin
japonais évoqué par Albertine (l’univers en miniature) me
rappelle le jeu japonais (I, 47) auquel est comparé l’effet de
la réminiscence (l’univers dans un bol de porcelaine rempli
d’eau avec des petits morceaux de papier qui s’étirent) : tout
Combray dans une tasse de thé. Ces jeux de proportion
s’observent bien évidemment dans toutes les métaphores
où des architectures sont comparées à des
gâteaux, agrandissant implicitement celui qui imagine qu’il les
mange et l’amenant à une position de supériorité
par rapport au monde. (On verra d’ailleurs que les masturbations
produisent un effet analogue).
Le couplet
d’Albertine sur les glaces, prononcé par Albertine,
écouté par le narrateur, mais, finalement, écrit
par Proust, présente donc une synthèse, visiblement
travaillée, de la plupart des fantasmes que j’ai
rencontrés. Il est d’autant plus intéressant de savoir ce
que Proust en pensait.
b) Proust au miroir : le discours
d’Albertine est présenté de manière
étrange. Sous l’influence de la cohabitation avec le narrateur,
l’intelligence et le goût d’Albertine se développent, et
elle se met à utiliser dans la conversation
un style écrit. Serge
Gaubert a analysé ce que cette ambiguïté signifie
par rapport à la dialectique proustienne de la conversation et
de l’écriture. Cette affabulation permet à Proust de se
dédoubler (ne dit-il pas d’Albertine « elle est mon œuvre
», affirmation que nous pouvons appliquer directement à la
tirade sur les glaces, qui figure, d’une certaine manière,
l’œuvre de Proust) ; d’un côté, un Proust-Albertine
s’abandonnant à l’inspiration et révélant par le
biais de la métaphore qu’il file avec volupté les aspects
les plus secrets de sa sexualité sans s’en rendre compte (la
preuve qu’Albertine ne se rend compte de rien, c’est que ces
révélations sont de nature à lui nuire
auprès du narrateur : si elle avait conscience de ce qu’elle
dit, elle s’arrêterait aussitôt) ; de l’autre
côté, un Proust-Narrateur qui écoute le discours et
le déchiffre au fur et à mesure à la fois
commentant sa tonalité (de la sensualité au sadisme) et
laissant clairement entendre qu’il en comprend le contenu (c’est le
narrateur qui explicite pudiquement le fantasme de fellation). Donc,
l’artifice de la conversation est là pour figurer sur le mode de
la simultanéité et de l’échange entre deux
personnages, ce qui s’est passé en réalité dans la
succession chez l’auteur, entre le moment où il écrit son
texte en obéissant à une inspiration aveugle et celui
où le relisant (étant le premier de ses lecteurs) il en
déchiffre le contenu. L’épisode serait donc comme une
sorte de répondant de l’épisode des clochers de
Martinville : à l’écriture aveugle répondrait la
lecture lucide. Cette évolution de l’attitude de Proust en face
de sa propre écriture, la grille d’interprétation qu’il
propose de son propre texte, tout cela me confirme dans l’idée
que les images que j’ai analysées sont chez Proust des
trouvailles arrachées à l’inconscient par l’exploration
stylistique, mais qu’elles ont pu, une fois découvertes, faire
l’objet d’une certaine élaboration esthétique et d’une
réflexion critique de la part de Proust lui-même. Notre
travail de lecture de ces signes ne fait que continuer sur le plan de
la critique la tentative d’élucidation entreprise par Proust.
TROISIÈME
PARTIE
De nouvelles surprises m’attendaient. Reprenant le texte de la petite
madeleine pour vérifier mes interprétations et me
rassurer sur l’étrange surdétermination du choix de
l’objet, je m’aperçus que fasciné à mon tour par
la petite madeleine, j’avais complètement oublié de
réfléchir sur le récit de la réminiscence
qui la suit immédiatement.
1-
LE MODÈLE DE LA RÉMINISCENCE
Voici comment Proust décrit le début de la
réminiscence :
je
tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en
moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la
notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de
la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa
brièveté illusoire, de la même façon
qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence
précieuse ou plutôt cette essence n’était pas en
moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir
médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir
cette puissante joie ? (I, 45).
Si l’on compare ce
texte à celui du Contre
Sainte-Beuve, on s’aperçoit que cette insistance sur le
bonheur, cette comparaison avec l’amour, cette puissante joie qui
permet de nier la mort, ne figurent pas dans la première
version. On lit seulement :
je
ressentis un trouble, des odeurs de géraniums, d’orangers, une
sensation d’extraordinaire lumière, de bonheur (CSB, 54).
Le bonheur est nommé mais sans
que rien soit fait pour préciser sa nature et sa portée.
Le narrateur du Contre Sainte-Beuve,
identifie tout de suite le souvenir, puis rappelle d’autres
réminiscences, réfléchit sur l’opposition de la
mémoire volontaire et de la réminiscence, etc. Dans la Recherche, au contraire, le double
suspense a pour fonction d’accentuer et de mettre en question cette
idée de bonheur : le premier suspense (reconnaissance du
souvenir différée) donne l’occasion d’insister sur la forme de ce bonheur
indépendamment de sa cause (texte ci-dessus) ; le second
suspense (« quoique je ne susse pas encore et dusse remettre
à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me
rendait si heureux », I, 47) réserve jusqu’à la fin
du livre la réponse à la question essentielle : que la
réminiscence est en quelque sorte une métaphore de la
métaphore, et que celle-ci permet d’atteindre l’essence, un peu
de temps à l’état pur.
On voit donc l’importance capitale de
cette différence entre la première et la seconde version.
Mais en continuant à lire le Contre
Sainte-Beuve, j ai remarqué un texte où l’on parle
aussi de bonheur, de puissante joie, de mort vaincue, dans des termes
analogues à ceux que le narrateur emploie dans la Recherche pour parler de la
réminiscence ; au point que l’épisode de la madeleine a
l’air d’être une synthèse de deux épisodes de la
première version : celui de la biscotte, et celui de la
première masturbation. Ce texte sur la masturbation la
décrit en effet comme une « recherche », «
à la recherche d’un plaisir que je ne connaissais pas »
(CSB, 64). C’est une recherche analogue qui se fait dans l’ordre de la
chair et dans l’ordre de l’esprit, une suite d’efforts pour amener le
plaisir à son terme, et pour élucider la joie en faisant
céder les cloisons qui l’empêchent de jaillir («
soudain les cloisons ébranlées de ma mémoire
cédèrent », dit Proust dans l’épisode de la
biscotte, CSB, 54). Voici le texte :
À tout moment je croyais que
j’allais mourir. Mais que m’importait ! Ma pensée exaltée
par le plaisir sentait bien qu’elle était plus vaste, plus
puissante que cet univers que j’apercevais au loin par la
fenêtre, dans l’immensité et l’éternité
duquel je pensais en temps habituel que je n’étais qu’une
parcelle éphémère. En ce moment, aussi loin que
les nuages s arrondissaient au-dessus de la forêt, je sentais que
mon esprit allait encore un peu plus loin, n’était pas
entièrement rempli par elle, laissait une petite marge encore.
Je sentais mon regard puissant dans mes prunelles porter comme de
simples reflets sans réalité les belles collines
bombées qui s’élevaient comme des seins des deux
côtés du fleuve. Tout cela reposait sur moi,
j’étais plus que tout cela, je ne pouvais mourir. Je repris
haleine un instant [...]. Enfin s’éleva un jet d’opale, par
élans successifs, comme au moment où s’élance le
jet d’eau de Saint-Cloud, que nous pouvons reconnaître [...] dans
le portrait qu’en a laissé Hubert Robert [...] (CSB,
64-65).
La première
masturbation produit les mêmes effets que la réminiscence
: puissance, éternité, immensité. La mort est
vaincue, l’esprit englobe l’univers. Le moi découvre son essence
et triomphe du monde. Les deux expériences se déroulent
suivant le même rythme, avec la même tension et la
même délivrance lorsque le jet d’opale
s’élève ou que le souvenir surgit, et la même
sensation d’extase. Le moi est obligé d’agir sur lui-même,
manuellement ou spirituellement, pour faire éclore cette joie
qui est lui.
Ce rapprochement ne
surprend guère, dans la mesure où la comparaison entre
l’orgasme et l’inspiration est presque un lieu commun dans les textes
d’écrivains depuis le romantisme : on se souvient des termes
crus et gaillards d’un Th. Gautier rapprochant l’écriture et
l’activité sexuelle, des « éjaculations de
l’âme » de Flaubert et de la manière dont il liait
dans la théorie (et dans la pratique) la masturbation et
l’écriture ; ou, dans une atmosphère plus
raffinée, du « spasme mortel » de l’inspiration dont
parle Claudel dans La Muse qui est
la Grâce. On pourrait réunir toute une anthologie
de textes sur ce sujet en puisant dans Gide, Valéry, Rilke, Joe
Bousquet et des dizaines d’autres. On se souvient d’autre part à
quel point le vocabulaire employé par les mystiques pour
décrire leurs extases peut paraître indécent, et
quel usage sublime ils font du mot « éjaculation ».
Mais il n’est
même pas besoin d’invoquer la tradition littéraire ou
mystique pour justifier ce rapprochement. Non seulement la comparaison
des textes est éloquente, mais elle renvoie à une
analogie qui était consciente chez Proust et qu’il a
lui-même formulée dans des textes qui ne laissent place
à aucun doute. Il s’agit d’un passage recueilli dans le Contre Sainte-Beuve, et
intitulé La contemplation
artistique. Texte écrit d’ailleurs de manière
très lourde, presque naïve parfois, où l’on voit
Proust filer laborieusement (comme s’il était en train de la
découvrir) l’analogie entre la fécondité
biologique et la fécondité spirituelle. Dans sa
comparaison, il est bien sûr gêné, parce que la
fécondité biologique suppose l’accouplement, alors que
pour lui le rapprochement n’est pas à faire entre l’inspiration
et le coït, mais entre l’inspiration et l’onanisme
(l’autoérotisme), et qu’au contraire le rapprochement et
l’accouplement avec le réel débande son énergie.
On sent la gêne que lui procure ce décalage (le fait que
la métaphore « boite », si l’on peut dire) : et on
ne peut s’empêcher de penser en lisant cet exercice aux longs et
étranges développements que Proust a consacrés au
début de Sodome et Gomorrhe
à ce qu’il appelle « l’autofécondation » (en
fait, l’autoérotisme, où l’adolescent accomplit un acte
sexuel en circuit fermé, dans une jouissance narcissique de son
propre sexe ; et qui n’aboutit pas à la fécondation
biologique, mais à une forme de fécondation spirituelle).
Voici le schéma de sa métaphore : le poète est
comme un esprit en érection, envahi par une force qui le
dépasse, qui se manifeste à travers lui, et
l’amène à répandre hors de lui un sperme
spirituel. La présence d’autrui relâche sa tension et le
distrait. Il a besoin de la solitude pour mener à bien cette
« procréation » spirituelle. L’extase de
l’inspiration est comparée à celle de
l’éjaculation, c’est un transport mystérieux :
l’espèce humaine tend à tout
moment, chaque fois qu’elle se sent assez forte et qu’elle a une issue,
à s’échapper, dans un sperme complet qui la contient tout
entière, de l’homme d’un jour qui peut-être mourra ce soir
[...]. Quand elle est ainsi aspirant à se répandre, voyez
le poète marcher : il craint de la répandre avant d’avoir
le récipient de paroles où la verser (CSB, 351).
Que cette comparaison soit
cohérente ou non n’est pas mon problème. Elle
paraît assez forcée (qu’est-ce que ce «
récipient de paroles » ? Il doit s’agir de féconder
l’écriture ? À moins que le sperme ne soit
l’écriture elle-même ?). Mais plus elle est forcée,
plus elle est révélatrice du désir qu’avait Proust
d’établir, contre la logique s’il le fallait, l’analogie
profonde des deux phénomènes. Profonde, mais pas
complète : une hiérarchie s’établit naturellement.
Proust souligne que le plaisir des sens s’épuise, et que le
plaisir de la création artistique ne s’épuise pas : il
tient les promesses que l’autre a déçues. Il donne
éternité et puissance, non pas dans l’instant, mais dans
une durée sans cesse continuée.
Jusqu’à l’âge même
où il n’a jamais connu cette propriété de sa
nature, ce que chacun appelle plaisir ne lui en donnant pas, il est
très triste de la vie. Mais plus tard il cesse de chercher le
bonheur autrement que du point de vue de ces moments
élevés, qui lui semblent la véritable existence
(CSB, 352-353).
2
- L’OBJET DE LA RÉMINISCENCE
Eclairé par mon analyse de la petite madeleine, je suis
aussitôt amené à proposer une hypothèse :
cette analogie entre le déroulement de la réminiscence,
et celui de la masturbation, qui ne figurait pas dans la
première version, mais qui a été découverte
et ajoutée, n’indiquerait-elle pas en réalité
aussi l’objet profond de la réminiscence ? Cela expliquerait que
Proust n’ait pas été gêné par le
caractère malgré tout un peu arbitraire de la
superposition ; cela expliquerait aussi que le rapprochement ne lui
soit pas venu tout de suite sous la plume mais soit apparu seulement au
cours de l’élaboration : la nécessité du
rapprochement est d’un autre ordre, plus profond. Explorer cette
hypothèse, c’est peut-être à la fois comprendre un
des principes générateurs du récit, mais aussi
rendre compte de ce « charme » qu’on trouve à la
lecture du texte...
En effet, ce qui
investit de leur intérêt, de leur « charme »
tous les souvenirs de Combray, chez le narrateur, c’est probablement la
manière dont ils sont associés à la liaison orale
avec la mère et à la volupté solitaire de la
masturbation, qui elle-même n’est que la forme que prend au
moment de la puberté la liaison avec la mère.
L’unité profonde des associations se ferait autour de ce foyer
central, sous la forme infantile orale, ou sous la forme adolescente de
l’onanisme narcissique, symbolisé dans le texte par l’image du Jet d’eau dans le tableau d’Hubert
Robert (cf. CSB, 65) : le jet d’eau fait partie des tableaux
accrochés dans la chambre de l’enfant (I, 40) ; la grande
description du jet d’eau dans Sodome
et Gomorrhe (II, 656-657) met l’accent sur le dynamisme en
circuit fermé, l’espèce d’autofécondation
permanente de l’eau qui sans cesse rejaillit d’elle-même (alors
que le jet de sperme est discontinu et éphémère) ;
le narrateur compare Combray à un bassin unique d’où sont
sortis une série de jets d’eaux parallèles qui se
rejoignent finalement dans le Temps
Retrouvé (III, 968), ce qui suggère que l’œuvre
est une architecture de jets jaillis d’une source unique : Combray...
Mais on peut cerner autrement que par
la métaphore du jet d’eau cette présence centrale de
l’orgasme. Malgré les innombrables « glissements d’accents
» qui la dissimulent, elle apparaît clairement par exemple
dans des textes moins élaborés, plus naïfs mais
très conscients, du Contre
Sainte-Beuve qui expliquent à mots à peine
couverts le principe d’association qui réunit les
éléments du récit, par exemple dans Sommeils (CSB, 61-67). On trouve
dans ce passage tous les thèmes qui figureront dans les trois
premières pages de la Recherche.
Mais ici Proust enchaîne, assez gauchement, l’histoire des
boucles tirées (castration) avec le récit de la
première masturbation, alors que dans la Recherche, ce récit sera non
seulement disjoint, mais voilé dans un style allusif. Voici le
texte :
Et avant de me
rendormir, me rappelant bien que le curé était mort et
que j’avais les cheveux courts, j’avais tout de même soin de me
cimenter avec l’oreiller, la couverture, mon mouchoir et le mur un nid
protecteur avant de rentrer dans ce monde bizarre où tout de
même le curé vivait et j’avais des boucles.
Des
sensations, qui, elles aussi, ne reviendront plus qu’en rêve,
caractérisent les années qui s’en vont, et, si peu
poétiques qu’elles soient, se chargent de toute la poésie
de cet âge, comme rien n’est si plein du son des cloches de
Pâques et des premières violettes que ces derniers froids
de l’année qui gâtent nos vacances et forcent à
faire du feu pour le déjeuner. De ces sensations, qui revenaient
quelquefois dans mon sommeil, je n’oserais pas parler si elles n’y
étaient apparues presque poétiques,
détachées de toute ma vie présente, blanches comme
ces fleurs d’eau dont la racine ne tient pas à la terre. La
Rochefoucauld a dit que nos premières amours seules sont
involontaires. Il en est ainsi aussi de ces plaisirs solitaires
(CSB, 63-64).
Suit le
récit de la première masturbation, dont j’ai donné
plus haut les passages essentiels. On voit combien la transition est
embarrassée : bien sûr, ce n’est pas le caractère
« peu poétique », mais le caractère «
peu décent » de la masturbation qui arrête Proust,
puisque justement il nous dit dans la phrase suivante, avec prudence,
qu’elle lui apparaît « presque poétique ».
Mais surtout, il improvise une théorie sur l’association des
souvenirs parfaitement exacte, à condition qu’on la lise à l’envers, comme il nous y
invite en fait par le retournement surprenant à la fin du
passage cité. Je résume la théorie : la
masturbation serait un élément a-poétique qui
serait simplement, accidentellement, mécaniquement lié
dans notre souvenir aux « sensations poétiques » de
notre jeunesse ; et c’est le caractère poétique de ces
sensations qui, par contiguïté, rejaillirait sur la
masturbation. Il faut lire le contraire : c’est la masturbation qui
donne de l’intérêt et du charme à toutes les
sensations liées à elle ; ce sont ces sensations qui
servent de moyens pour remonter à la joie fondamentale. Ce
« glissement d’accent » dans l’association, qui permet
à Proust de se trouver une excuse, semble d’ailleurs assez
conscient. La première masturbation est en réalité
l’élément poétique par excellence ; c’est autour
d’elle que se regroupent en faisceau les sensations et les
expériences de 1’adolescent. Et c’est elle qui est l’objet de la
réminiscence. Et si le lecteur trouve tant de « charme
» aux évocations de Combray, de Guermantes et de
Méséglise, c’est qu’il y goûte inconsciemment
l’enivrement des premières voluptés, délicieuses
et crucifiantes, peintes par Proust, la puberté dans toute sa
fraîcheur et sa vigueur. Le temps retrouvé, ce n’est pas
le temps à reculons, le temps momifié des fines
floraisons de tilleul, mais le temps en pleine expansion, le temps qui
éclate, le temps de l’orgasme.
Cette place
centrale, cette fonction totalisatrise de la masturbation et de
l’orgasme dans l’architecture secrète de l’œuvre, que l’analyse
des textes m’a amené à souligner, j’en trouve une
confirmation indirecte, mais précieuse, dans le récit que
Gide a fait de l’une de ses conversations nocturnes avec Proust, dans Ainsi soit-il. Il s’agit là
bien sûr, non de l’écriture, mais du comportement sexuel
de Proust dans la vie réelle, à la fin de sa vie, ce qui
n’est pas l’objet de mon étude. Mais Gide lui-même
souligne l’analogie, ayant l’intuition que la puissance de
synthèse de l’orgasme, artificieusement sollicitée dans
la vie, était, sur le plan symbolique, au cœur du
mécanisme de croissance de l’œuvre.
Lors d’un
mémorable entretien nocturne (il n’y en eut pas tant que je ne
puisse me souvenir de chacun), Proust m’expliqua sa
préoccupation de réunir en faisceau, à la faveur
de l’orgasme, les sensations et les émotions les plus
hétéroclites. La poursuite des rats, entre autres, devait
trouver là sa justification : en tout cas, Proust m’invitait
à l’y voir. J’y vis surtout l’aveu d’une sorte d’insuffisance
physiologique. Pour parvenir au paroxysme, que d’adjuvants il lui
fallait ! Mais qui servaient, indirectement, pour ses livres, au
prodigieux foisonnement de leur touffe. (5)
CONCLUSION
Une étude fondée sur l’analyse de trois ou quatre
passages, fussent-ils centraux, et qui comporte autant
d’hypothèses que d’affirmations, ne saurait prétendre
apporter une « con-clusion » sur un ensemble aussi complexe
que l’œuvre de Proust. J’ai seulement voulu raconter l’exercice de
lecture auquel une découverte fortuite m’a
entraîné, en exposant les méandres et les
hésitations de ce déchiffrage. Qu’on prenne donc ceci
pour un simple journal de lecture, dont j’espère qu’il aura mis
en évidence l’existence et la complexité du
problème. Cette complexité apparaît à deux
niveaux :
- mes
interprétations n’ont de sens que dans la mesure où elles
s’intègrent dans une étude « plurielle » de
l’œuvre et de sa genèse, comme j’ai essayé de le
suggérer à la fin de la première partie.
- même dans
la perspective très limitée que j’ai choisie, une
complexité apparaît qui n’est pas due uniquement aux
tâtonnements de la recherche, mais aussi à la surdétermination de
l’épisode de la petite madeleine. De même que
l’église de Combray réunit en un seul édifice des
styles et des matériaux datant de siècles
différents, certains matériaux d’une construction
antérieure pouvant avoir été utilisés dans
une nouvelle structure, de même l’épisode de la petite
madeleine unit en un seul récit des fantasmes issus des stades
successifs d’une même histoire. Il est impossible d’en donner une
traduction juxtalinéaire : le résultat serait
caricatural. Le déchiffrement doit être
archéologique ; il doit déplier le texte dans le temps,
en dissociant tout ce que le fantasme avait associé. C’est la
complexité de ces associations qui explique sans doute le
rôle déterminant joué par l’épisode dans la
mutation de l’écriture proustienne : c’est elle aussi qui fait
que tant de lecteurs, qui ont dû être alertés par
l’aspect « suggestif » de la madeleine, aient
renoncé à approfondir la question,
préférant goûter, sans le comprendre, le «
charme » de l’épisode.
NOTES
1. Cette différence était apparue
à beaucoup de lecteurs au moment de la publication, en 1954, du Contre Sainte-Beuve. Un critique
américain, Richard Switzer, a publié, en février
1957 (French Review, tome XXX,
4, pages 303-308) une étude comparative des deux versions de
l’épisode. Cette étude concorde avec la mienne sur
l’établissement matériel des différences entre les
deux versions, mais n’en présente pas la même
interprétation.
2. Pour les références,
j’emploierai les abréviations suivantes :
- Pour À la recherche du
temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, 3
volumes, 1954, j’indique directement en chiffres romains le tome, en
chiffres arabes, la page.
- Les autres volumes seront désignés par les initiales
suivantes : SL : John Ruskin, Sésame
et les Lys, traduction, notes et préface de Marcel
Proust, Mercure de France, 1906. CHR : Marcel Proust, Chroniques, Gallimard. 1928. JS :
Marcel Proust, Jean Santeuil,
3 vol., Gallimard, 1952. CSB : Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard,
1954.
3. Marcel Proust, Correspondance générale,
tome V (1935), p. 160.
4. Serge Gaubert, « La conversation et
l’écriture », in Europe,
août-septembre 1970.
5. André Gide, Journal 1939-1949, Souvenirs,
Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 1223.