Edgar Quinet

L'historien Edgar Quinet (1804-1875), au début de son autobiographie, Histoire de mes idées (1858), s'insurge contre les libertés que Jean-Jacques Rousseau a prises avec la vérité dans les Confessions et contre les justifications qu'il a données dans la Quatrième promenade.



    Quelle règle suivrai-je en recueillant mes souvenirs ?

    La réponse que J.-J. Rousseau a faite à une question semblable a été pour moi une triste découverte. Quelle n'a pas été ma surprise lorsque je l'ai vu appliquer son génie à rechercher en combien de cas il lui a été permis de déguiser la vérité dans ses récits ! Et les cas où il admet ces déguisements comme licites sont si nombreux que l'on ne sait plus quelle place il laisse à la réalité. Il admet que l'on peut sans mentir donner comme vrai ce qui ne l'est pas dans tous les cas qui suivent :

    Pour broder les circonstances ;

    Pour les exagérer, les amplifier, les outrer ;

    Pour remplir par des faits controuvés les lacunes des souvenirs ;

    Pour prêter à la vérité des ornements étrangers ;

    Pour dire les choses oubliées comme il semble qu 'elles ont dû être.

    Les raisons qu'il allègue contre un reste de scrupule sont : le plaisir d'écrire, le délire de l''imagination, ou ce qui s'appellerait plus exactement le besoin de produire de l'effet. Quant à la théorie dont il couvre ces motifs, elle se réduit à dire qu'il y a deux sortes de vérités, les utiles et les indifférentes.

    Le devoir qui engage envers les premières n'engage nullement envers les secondes. Déguiser celles-ci n'est point mensonge, mais fiction, d'où la possibilité de rester vrai tout en débitant une foule de faits controuvés que l'on donne pour des réalités.

    Où s'arrêter dans cette permission effrayante de mettre le faux à la place du vrai ? Sacrifier la vérité à l'effet ; que peut-il sortir de ce principe nouveau porté dans la société, dans la vie ? Je me le suis souvent demandé, au point de vue général. Il s'agit pour moi aujourd'hui de faire à cette singulière question une réponse pratique.

    Userai-je de la permission de mêler le vrai et le faux, si bien qu'il n'y ait plus ni vérité, ni mensonge ? M'autoriserai-je d'un grand exemple pour inventer des détails, faire des additions, broder les circonstances ? Je ne ferai rien de cela parce que ce mélange me déconcerte et me glace d'avance. À peine si je conçois qu'on y puisse trouver le moindre contentement.

    Je m'attachais aux choses que vous me racontiez en me tes présentant comme véritables. Depuis que je sais qu'une partie est controuvée, je m'occupe de discerner le vrai du faux sans pouvoir trouver la limite de l'un et de l'autre ! Je crains d'être dupe. Je sens même que je le suis infailliblement. Cela m'ôte toute sécurité et la moitié au moins de mon plaisir.

    Qui me dit que la broderie ne remporte pas sur le fond ? Dans une histoire privée je tiens aux circonstances autant qu'aux événements eux-mêmes. Ce sont elles qui donnent à ces faits leur caractère, leur esprit. Quand j'apprends que ces circonstances sont de pure invention, je ne sais plus à quoi me prendre. Il me semble que la vie et la nature même s'exhalent en rhétorique.

    Je ne parle pas de la conscience si évidemment blessée par cette facilité ouverte au mensonge. Qui vous garantit, en effet, que ces vérités que vous me déguisez me sont indifférentes ? Y en a-t-il de telles dans le monde ? Vous vous croyez en droit de me mentir, parce que cela, pensez-vous, ne me nuit en rien. Qui vous l'assure ? N'est-ce pas me nuire que m'introduire dans un monde faux où je ne puis m'armer d'aucune défiance ?

    Quand vous écrivez un roman et que vous me le présentez comme tel, je le lis dans l'esprit où vous l'avez conçu. J'ai sous les yeux une fiction ; je le sais et ne puis en être dupe que si je veux bien l'etre ; il n' en est pas ainsi quand vous écrivez l'histoire de votre vie ; si vous y mêlez des faits controuvés que vous me donnez pour véritables, vous me faites un tort réel. Je vous suis avec confiance, les yeux fermés, et vous abusez de cette confiance pour me tromper. Vous aveuglez, vous altérez mon intelligence, en l'asservissant à des choses dont je n'ai aucun moyen de reconnaître la fausseté. Vous m'asservissez à vous-même. Je deviens votre jouet. Vous faussez en moi l'esprit, l'imagination, la raison. C'est le plus grand mal que vous me puissiez faire. Les seuls livres dangereux pour moi sont ceux où l'on me donne comme réel ce qui ne l'est pas.

    Telle est la réponse que j'ai trouvée en moi en commençant ce récit. Je l'écrirai donc sans aucun ornement étranger, sans broder aucune circonstance, à bien plus forte raison sans en inventer une seule. Dans ces conditions, ce que nous appelons l'art est-il possible ? Nous avons contracté un tel besoin de faux, que nous voulons être trompés, même dans les choses qui n'ont de valeur que par la véracité. Est-il possible d'intéresser par un récit qui ne contienne que la vérité exacte sans aucune invention de détail ? Je l'ignore. Et qu'importe ? Je puis bien en faire l'essai, puisque je n'écris plus guère aujourd'hui que pour moi-même.

    En quoi la fiction même la plus belle pourrait-elle me plaire dans un pareil sujet ? Ne vaudrait-il pas cent fois mieux se donner carrière dans un roman, un drame, un poème ? Si je reviens à ce passé, c'est pour revivre de ma propre vie. Veux-je donc me tromper moi-même pour le plaisir de me tromper ? Non, je veux me donner le plaisir de la vérité. Tout ce qu'on va lire sera d'une exactitude scrupuleuse. J'en écarterai même la forme du dialogue, car il est trop difficile de se souvenir de chaque parole après tant d'années, et je veux qu'ici les paroles soient aussi sincères que les choses.


Introduction d'Histoire de mes idées, in Œuvres complètes, Germer Bailler, 1878, tome X, p. 98-101.