Archéologie de
l’intime :
Rétif de la Bretonne et son
journal
in Métamorphoses du journal personnel,
Catherine Viollet et Marie-Françoise Lemonnier-Delpy
éd., Louvain-la-Neuve
(Belgique), Academia Bruylant,
2006, p. 11-28.
(version mise à jour)
Au dix-huitième siècle, la
pratique du journal
existait, mais son « intimité » restait
à inventer. Les métamorphoses
du journal de Rétif de la Bretonne (1734-1806) tracent l’un des
chemins de
cette invention. Le récit que je vais en faire doit beaucoup, et
même presque
tout, aux recherches de Pierre Testud. Ma tâche sera de les
condenser et de les
diffuser en-dehors de l’univers immense mais clos des études
rétiviennes. Rares
sont ceux qui ont lu le journal de Rétif. Il est resté
longtemps
difficilement accessible : pour la partie 1779-87, une édition
en 1889, avec un reprint en
1980 ; une seconde partie, 1787-1796, récemment
retrouvée, a été intégrée par Pierre
Testud dans une édition scientifique qui couvre pour l'instant
la période 1779-1789 - c'est à cette édition que
je renverrai. Mais surtout, du fait même de son intimité,
il est souvent
difficile à comprendre.
Pourtant son histoire est passionnante. Elle comporte trois
étapes. Voici le
scénario. Première étape : de sa jeunesse
à sa maturité, jusqu’en 1785 (il
a alors 51 ans), Rétif note, sur des cahiers d’abord, puis de
1779 à 1785, sur
les murs de l’Île Saint-Louis, les
« dates » de faits mémorables dont
il souhaite pouvoir fêter l’anniversaire, sorte de liturgie
intime destinée à
exorciser la mort. Seconde étape : entre le 1er
septembre et le
4 novembre 1785, en deux mois, il relève et glose sur papier
toutes les
« dates » inscrites sur l’Île
Saint-Louis ; ce texte, qui n’est
pas un journal, mais l’autobiographie des dates et du dateur,
était destiné à
servir d’annexe à Monsieur Nicolas,
son autobiographie en cours de rédaction. Troisième
étape : le 5 novembre
1785, l’autobiographie des dates ayant rejoint le présent, le
texte de Rétif se
transforme en un journal quotidien, à lui seul destiné,
en somme un journal
intime, qu’il tiendra sans doute jusqu’à sa mort.
Les dates
(jusqu’au 4 novembre 1785)
Depuis son enfance, Rétif a eu la
passion des
« dates » et des anniversaires, passion qui,
comme sa manie d’écrire,
est une réaction à l’angoisse de l’origine et de la mort.
Il s’agit de
quadriller le temps, de l’enserrer, à partir du présent,
dans une grille qui
l’étende progressivement en amont et en aval et qui
éloigne le vide d’où sort
notre vie et où elle s’évanouira. Dates et graphomanie
sont deux aspects d’une
même conduite. La date est une écriture qui signifie le
présent de deux
manières : comme trace (inscription faite le jour
même – une date recopiée
n’est plus qu’un ersatz) et comme message (mention du jour,
identification de
l’événement mémorable). Toute date en appelle une
autre, une suite
d’autres : l’écriture de ses relectures. Très
tôt, Rétif a tenu des
cahiers qui lui servaient à la fois à fixer ses
compositions littéraires et à
noter ses dates, les deux choses étant liées, puisque ses
compositions étaient
souvent commémoratives. Aucun de ces cahiers n’est parvenu
jusqu’à nous. Rétif
les avait auprès de lui lorsqu’il composait Monsieur
Nicolas (de 1783 à 1785 pour l’essentiel, puis jusqu’en
1794), sauf
certains passages de ses cahiers des années 1753-1754 qui
auraient été surpris
et détruits par sa belle-mère. Nous en sommes donc
réduits à croire Rétif, ce
qui est peut-être hasardeux, Monsieur
Nicolas étant une autobiographie… largement brodée et
fantasmée.
Faisons-lui néanmoins crédit lorsque, appuyant son
récit sur ses cahiers, il
donne des éléments de description de ceux-ci. Pierre
Testud a fait un relevé
systématique de ces mentions, travail en quelque sorte
archéologique, pour
imaginer ce que pouvaient être ces fameux cahiers, que
Rétif nommait simplement
« Codex » au moment où il les
écrivait, mais qu’il rebaptise
« Memoranda »
quand il les utilise comme source dans son autobiographie. Je
résume. Cahiers
« d’étude », remontant à 1749,
cahiers de poésie (Carmina) à partir
de 1752, où les poèmes (autobiographiques) sont
accompagnées de notes précisant
ses états d’âme, donnant des détails anecdotiques,
marquant des dates
anniversaires. Les renvois aux cahiers sont fréquents dans Monsieur Nicolas pour les années 1752-1760, et,
pour certains
épisodes (ses relations avec Rose Lambelin en 1755),
Rétif semble s’appuyer sur
des notations quotidiennes. Ensuite, ces renvois s’estompent.
Rétif renonce à
la poésie en 1760, il traverse des « années de
mort » avant que sa
pulsion créatrice ne le pousse à partir de 1765 à
écrire et publier des romans
et des essais. À plusieurs reprises, il suggère qu’il a
eu, depuis sa jeunesse,
une activité régulière de diariste, mais presque
toutes les informations
semblent renvoyer à une activité
irrégulière, compulsive, de notes greffées sur
d’autres modes d’expression. L’idée de régularité
est sans doute une
reconstruction qui lui a été agréable sur le tard,
quand réellement son journal
est devenu autonome et régulier.
Mais croyons Rétif quand il nous
explique la logique
des « anniversaires », dans le passage de Monsieur Nicolas que voici, écrit en 1794. Dans
ces poèmes d’amour,
composés à dix-sept ans, il nous suggère que la
date était aussi importante que
l’amour, et qu’il s’agissait moins d’obtenir des rendez-vous de ces
jeunes
filles (il ne leur montrait pas ses poèmes) que de se donner
à lui-même des
rendez-vous dans l’avenir !
Je donnai mes vers à Madelon,
dès qu’ils furent
copiés, c’est-à-dire le 27 novembre [1752], le lendemain
du jour où je les
avais finis. Je dis, en les donnant : « Vous chantez
comme les
fées ; je fais des vers comme je puis, et je pense comme
vous m’y
forcez… » Je ne sais si elle comprit parfaitement mon style
provincialement oraculeux ; mais
voyant un papier entre ses doigts, elle sourit et parut
empressée de le lire.
Il ne faut pas croire que cette pièce,
de plus de cent
cinquante vers, fût la seule qui m’occupât en novembre. Ma
conduite m’étonne
aujourd’hui ! Je travaillais à mon Séjour
des Grâces, où entraient Mlles Laloge, Lalois,
Dugravier, Hollier ; où
devaient entrer les Éloges
séparés
des demoiselles Baron, Maîne Blonde, Carouge, Annette Douy,
Bourdillat, Léger,
Gremmeray, Nombret, Gendot, Dhall, Morillon, Meslot, Tangis, Mailly,
Servigné,
Marianne Roullot, Ferrand, Linard aînée, Imbert
aînée, Bourdignon, [les] sœurs
Duchamp, Hélène Luidivine, Valois, Laconche, Lambelin,
Edmée Julien, Hérisson,
Maufront, Sophie Xavagny, Drin, Goton chambrière-Hollier, Marote
et Toinette…
Car, en disant à toutes ces filles que je les aimais, je disais
ce que je
pensais ; mes déclarations, mes apostrophes admirantes, ou désireuses,
étaient autant de vérités.
Et si je n’avais pas sous les yeux les originaux datés, cet
enchevêtrage de
goûts, de passions même extrêmes, j’aurais peine
à me persuader que je ne
confonds pas les événements. Mais les voilà, ces
antiques cahiers, depuis
quarante à quarante-cinq ans dépositaires fidèles
de toutes mes pensées,
écrites à mesure pour moi-même, non pour tromper
les autres ; je les
dérobais à tout le monde, Madelon Baron exceptée,
car ne m’en croyant ni
amoureux, ni aimé, je lui montrais toutes mes fredaines. J’avais
pour but
principal de me ménager des anniversaires,
goût que j’ai eu toute ma vie, et qui sera sans doute le dernier
qui
s’éteindra. L’avenir est pour moi un gouffre profond, effrayant,
que je n’ose
sonder ; mais je fais comme les gens qui craignent l’eau ;
j’y jette
une pierre : c’est un événement qui m’arrive
actuellement ; je
l’écris, puis j’ajoute : « Que penserai-je dans
un an, à pareil jour,
à pareille heure ?… » Cette pensée me
chatouille ; j’en suis le
développement toute l’année ; et comme presque tous
les jours sont des
anniversaires de quelque trait noté, toutes les journées
amènent une jouissance
nouvelle. Je me dis : « M’y voilà donc, à
cet avenir dont je n’aurais
osé soulever le voile, quand je l’aurais pu ! il est
présent ; je le
vois ; tout à l’heure il sera le passé, comme le
fait qui me paraissait
l’annoncer ! ». Je savoure le présent, ensuite
je me reporte vers le
passé ; je jouis de ce qui est comme de ce qui n’est
plus ; et si mon
âme est dans une disposition convenable (ce qui n’arrive pas
toujours), je
jette dans l’avenir une nouvelle pierre, que le fleuve du temps doit,
en
s’écoulant, laisser à sec à son tour… Voilà
quelle est la raison de mes dates,
toujours exactes dans mes cahiers, et de celles que je fais encore tous
les
jours. Mais dans mes douze années de mort, à la fleur de
mon âge, de 1755 à
1765-1766, je ne datais rien, ou peu de choses… (Monsieur Nicolas,
Pléiade, I, p. 480-481)
De ces cahiers, il ne nous reste rien. La
situation
n’est pas la même pour les inscriptions lapidaires sur les murs
de l’Île
Saint-Louis, qui prirent la suite des cahiers à partir de
1779-1780 : les
inscriptions elles-mêmes ont disparu, mais leur texte a
été par lui approximativement
transcrit et abondamment commenté. Même en supposant des…
adaptations, on peut
se faire une idée de sa pratique. Ce qui nous permet de
dégager un profil
général simplifié, en six points, que voici :
-
L’inscription
ne
concerne que des moments vécus spécialement forts (au
départ, et d’ailleurs par
la suite, surtout liés à l’amour)
-
elle
porte sur un
sujet unique
-
elle
n’est pas
quotidienne
-
elle
est brève et
allusive (écrite uniquement pour soi)
-
elle
est faite
pour provoquer une écriture ultérieure, secrète,
sur le même support
-
elle
peut être le
point de départ d’une écriture développée,
à destination publique
J’appelle ce profil
« simplifié » parce
qu’il correspond plutôt à ce qu’on peut deviner de la
pratique initiale. Comme
on va maintenant le voir, pendant la période 1779-1785, dont
nous avons un
témoignage indirect, mais précis, les choses se
compliquent singulièrement.
L’autobiographie
des dates : Mes inscriptions
(du 1er
septembre au 4 novembre 1785)
Pendant une période très
brève (deux mois et quatre
jours, du 1er septembre au 4 novembre 1785), une entreprise
étrange
a bouleversé le système : à fin d’adjonction
au patch-work de son
autobiographie, Monsieur Nicolas,
dont il vient de rédiger l’essentiel, Rétif décide
de faire sur papier une
édition critique de ses inscriptions lapidaires, depuis
1779-1780. Ce texte,
qui n’a pas lui-même la forme d’un journal (même si
quelques dates d’écriture
apparaissent ici ou là) est à la fois un relevé
des inscriptions lapidaires de ces six années, avec mise
en ordre chronologique (elles sont arrachées à
l’ordre topographique qui est le leur), et une glose de ces inscriptions : leur
traduction en langage clair, leur développement sous forme de
récit, et leur
évaluation autobiographique. Le texte se présente sous
forme de paragraphes
numérotés, chaque paragraphe correspondant à une
inscription, ou à un ensemble
d’inscriptions. Cette numérotation sera maintenue après
le 4 novembre, quand le
texte changera de statut, passant de l’autobiographie au journal,
chaque paragraphe
correspondant désormais à une entrée datée
(la date suit le numéro). La
numérotation établira donc une continuité
formelle, une sorte de
« fondu-enchaîné », entre deux
textes hétérogènes. Si la lecture du
journal proprement dit, après le 5 novembre 1785, est assez
simple, celle du
texte qui occupe les paragraphes 1 à 550 donne le tournis. C’est
l’écriture sur
papier, en deux mois, de la relecture d’un journal écrit sur la
pierre pendant
cinq ans. Tout est double et le lecteur passe son temps à
loucher, entre un
objet invisible mais fascinant, elliptique et allusif, et un
commentaire
proliférant, lui-même inscrit dans un temps que l’autre
doit finir par
rejoindre – dans une sorte de course-poursuite qui aboutit à
leur fusion. Je
vais essayer de maîtriser mon vertige en sériant les
questions – allant de
l’objet commenté (la pratique des inscriptions lapidaires,
étalée sur cinq ans)
au commentaire (qui, en deux mois, la décrit).
Avec quoi
inscrivait-il ?
Il ne mentionne qu’une fois un
instrument : une clef.
On peut y voir un symbole…
C’est à l’occasion d’une de ses toutes
premières
inscriptions, la troisième :
Je ne fis plus d’inscripcion, depuis la
première,
jusqu’au 1er janvier 1780. Ce jour-là, je me
promenais autour de
l’Ile, souffrant ; une idée me frappe : Combien
d’êtres commencent
cette année, & ne la finiront pas ? Serai-je du nombre
de
ces Infortunés ? Plein de cette réfleccion,
je prens ma
clef, & j’ecris sur
la pierre, à côté du premier des deux petits
jardins ouverts qu’on voit en
venant du pont-rouge par le quai-d’Orleans : 1°
Anni 1780 (Mes inscripcions, op.
cit., p. 33).
De quand
datent les premières inscriptions lapidaires ?
Il décide d’abord de prendre pour
origine
l’inscription qu’il fit le 5 novembre 1779 (5â
9bris malum), à l’époque de son premier mal de
poitrine. Mais il se
souvient d’une inscription antérieure faite la nuit du 24 au 25
août 1776,
quand il venait de quitter Virginie (25â
augusti). Les dates sont souvent celles de souffrances ou
d’épreuves. La
date de 1776 n’ayant pas eu de suite, il préfère dater
l’origine de son journal
lapidaire du 5 novembre 1779. Un peu plus tard, il se souvient d’une
inscription encore plus ancienne, faite il est vrai, non à
l’Île Saint-Louis,
mais au Marais, le 14 septembre 1769, inscription destinée
à célébrer un
événement heureux, le jour où il avait
possédé Victoire. Cette inscription fut
« renouvelée », en pleurant,
l’année suivante. Mais, pas plus que
celle de 1776, elle n’eut de suite immédiate.
Donc l’origine est pour lui le 5 novembre
1779.
À quel
endroit inscrivait-il les dates ?
Deux cas sont possibles : le lieu est
motivé, ou
non. L’inscription de 1769 se trouve « au mur du jardin qui
fait angle
avec les 2 rues Saintonge et
de Normandie » (Mes inscripcions, p. 81-82), dans
la
rue qui vit le
bonheur, et où il aime à faire pèlerinage :
« je me detourne
toujours, lorsque je suis dans ces quartiers, pour y passer, & voir
mes
dates » (ibid., p.
83). Mais il semble que
presque tous
les autres lieux soient sans rapport avec l’événement
inscrit. Ils sont choisis
en fonction des circonstances, ou de commodités, de
manière arbitraire :
l’Île Saint-Louis est comme un grand cahier avec des tas de pages
blanches, qui
n’a ni début ni fin, et qu’on peut ouvrir n’importe où.
L’important est que
toutes les inscriptions soient dans l’île, devenue symbole de sa
personne.
Elles ne débordent jamais sur la terre ferme, où il
habite, rive gauche.
« Je vais, depuis dix ans, faire une promenade sur
l’Île St Louis,
après dîner » (4 janvier 1786, ibid.,
p. 247). Pour chaque inscription, il
choisit un
endroit. Quelquefois, une suite de dates est marquée au
même endroit. Question
pratique : si l’inscription permet de fixer dans un lieu une date
dont on veut
se souvenir, qu’est-ce qui va permettre de se souvenir du lieu
où est cette
date ? La réponse est évidente : toutes ces
dates sont inscrites dans
un petit périmètre. Chaque jour, Rétif fait soit
le tour complet de l’île, soit
un demi tour (oriental ou occidental) : ce sera un des leitmotive
de son
journal écrit sur papier. Si des persécutions
l’empêchent de faire son tour, il
se plaint en ces termes : « Il faut que je renonce au
seul plaisir
qui me restait, de faire le tour de l’Ile, & d’y voir des dates
qui expriment
ordinairement la situation de mon âme » (4 janvier
1786, ibid., p. 248). Le temps est projeté dans
l’espace, le passé est
devenu un territoire, qu’il a marqué, comme
certains animaux marquent le leur. Mais en se territorialisant, le
temps a
perdu tout caractère linéaire : il est
dispersé. En tournant une rue, on
monte ou redescend le temps, et cela sans doute vingt fois en cinq
minutes. Il
ne s’agit pas d’un trajet concerté, comme dans Le
Temps immobile de Claude Mauriac, mais d’un parcours en partie
aléatoire – même si on peut penser que Rétif, au
cours de ces promenades
quotidiennes, révisait et ruminait en permanence sa vie
récente. La marche à
pied est un « art de mémoire »,
au sens que l’on donnait à cette expression dans
l’Antiquité.
Renouveler
les dates.
L’expression revient souvent. Les dates sont
écrites pour être renouvelées.
D’une manière
générale, l’autobiographie cherche à coloniser le
passé, le journal à coloniser
l’avenir. L’autobiographie cherche à boucher le trou de
l’origine, le journal
le trou de la mort. Toute écriture personnelle réalise un
dosage de ces deux
postures, de ces deux réponses à une même angoisse,
en arrière et en avant.
Chez Rétif, ces exorcismes de la naissance et de la mort sont
spectaculaires.
Les « Revies » qu’il écrira plus tard font
partie du même système de
protection. Côté naissance, ce sont les
généalogies imaginaires dont il se dote
dans La Vie de mon père et dans Monsieur
Nicolas. Côté mort, ces dates à
renouveler, gravées dans la pierre : il passe son temps
à se donner des
rendez-vous dans l’avenir – assez prudemment, puisque la dose est
presque toujours
un an, rarement deux – pour ensuite venir
« émarger », si je puis
dire, et jouir de sa survie. L’Île Saint-Louis devient une sorte
d’anti-cimetière, le lieu d’une perpétuelle
résurrection, où chaque année victorieusement
franchie est la promesse d’un sursis équivalent. Mirage
consolant : le
temps semble, en miroir, autour de la date, s’allonger autant dans
l’avenir que
dans le passé. Au bout de quatre
« renouvellements » de dates, ce sont
quatre années nouvelles qu’on peut espérer : plus on
vieillit, plus la
mort s’éloigne… J’exagère peut-être en formulant
ainsi ce fantasme, mais à
peine. Faisons une pause, pour écouter cette musique
consolante :
5. Je ne retrouve point de date existante,
avant
le 3
mars ; les intermediaires sur le rebord de pierre, sont
effacées ;
mais celle du trois mars étant sur le trumeau, au
coté occidental du 1er
jardin, en-venant du pont-rouge, à deux piéds de
l’année
1780, 2de inscripcion,
elle subsiste encore : j’y rens compte de mon mal de poitrine avec
ce vif
sentiment d’un Homme qui désire de revoir pareille époque
l’année suivante.
6. Ce sentiment est plûs fortement
& plûs
clairement
exprimé à une date du 3 avril
suivant, gravée sur
la grande pierre à balcon qui
est couchée près la rue Guillaume
: Elle est ainsi
conçue : 3 aprilis -80. Videbone 1782.
C’est que
plûs j’avançais, plûs je sentais que mes dates
seraient un
jour interessantes
pour moi, au point qu’elles me donneraient les jouissances les
plûs
delicieuses. En effet, je revis cette date avec un
attendrissement inexprimable
le 1er janvier 1782, &
j’ecrivis, au-dessous, video 1
jan.-82 : mes
larmes coulèrent en-me rappelant tout ce qui m’était
arrivé depuis
l’inscription première. (ibid.,
p. 35-36).
Quelles
dates ?
Au tout début, cette pratique
d’inscription lapidaire
est faite pour noter des choses exceptionnelles : une bonne
fortune, une
maladie, etc. C’est leur rareté qui rend ces
événements mémorables. Mais il
semble que Rétif ait pris goût à ces inscriptions,
et qu’une logique opposée se
soit progressivement ajoutée, puis en grande partie
substituée, à la première,
allant finalement jusqu’au souci de se souvenir de tout ce qu’il fait
chaque
jour ! Voici le nombre de jours notés chaque
année : en 1780, 21
jours ; en 1781, 121 jours ; en 1782, 49 jours ; en
1783, 143
jours ; à partir du 1er janvier 1784, on peut
considérer que
les inscriptions sont strictement quotidiennes. Cette montée en
puissance, avec
une retombée passagère en 1782, s’explique en grande
partie par la mise en
marche successive de deux « moteurs » :
l’amour et le travail.
Fin décembre 1780, c’est l’amour qui frappe : Rétif
prend sous sa
protection la jeune Sara, c’est sa dernière grande aventure,
qu’il racontera
aussi (on peut comparer !) dans Monsieur Nicolas. Sara le
charme,
le trompe, le fait marcher, l’exploite. Cette aventure suscite
l’inscription
fréquente, mais irrégulière, de dates : il y
a des périodes d’intensité,
d’urgence, de rebondissements, et puis des creux, des
jachères ;
néanmoins, dans l’ensemble, ça l’amène, comme il
dit joliment, à
« surcharger les parapets » tout au long de
l’année 1781 ; la
fièvre retombe progressivement en 1782 : exit Sara. Mais
fin août 1782, un
autre moteur se met en marche, plus sûr, plus puissant, plus
régulier : le
travail. « J’ai oublié de marquer que, le 29 Auguste,
j’avais commencé à
dater mes Contemporaines-du-commun
sur la pierre vis à vis l’hôtel Lambert, & que toutes ces
dates subsistaient
encore en -1783 ; mais elles sont effacées
aujourd’hui » (n° 193, ibid.,
p. 106). Il se met à noter systématiquement la
progression
quotidienne de son
travail d’écrivain et d’imprimeur, qui lui tenait autant
à cœur que ses amours,
et peut-être même plus. Très fréquentes en
1783, les inscriptions deviennent
quotidiennes à partir de 1784. À la différence des
inscriptions amoureuses,
longuement glosées, celles-ci se passent de commentaires, et
s’alignent
sèchement, comme les entrées d’un livre de comptes. Mais
cette discipline a des
effets secondaires : puisque chaque jour il a l’occasion
d’écrire, il y
mêle épisodiquement des notations sur le temps, sur sa
santé, ses différends
familiaux (avec sa femme, ses filles, son gendre), ses rencontres – il
ratisse
plus large que le simple champ professionnel, préfigurant peu
à peu, sur la
pierre, ce que sera le journal généraliste tenu sur
papier à partir du 5
novembre 1785.
Pourquoi
écrire sur la pierre ?
Rétif était imprimeur, graveur,
fasciné par la
typographie et le papier. Et d’ailleurs, à partir de 1785, il va
revenir au
papier, et au manuscrit, pour sauver, développer et prolonger
les inscriptions.
Pourquoi cette régression « lapidaire »,
sur le plan technique ?
Pourquoi cette agression, sur le plan social – car s’approprier les
murs d’autrui
ou les murs publics et les dégrader de graffiti était
certainement, à l’époque,
quelque chose comme un délit. Si tout le monde en faisait
autant ! – Il
est vrai que tout le monde en fait autant – du moins depuis le XIXe
siècle dans les lieux touristiques, et tente d’éterniser
son passage en y
gravant son nom. – En tout cas, Rétif était bien connu
dans l'Île-St-Louis comme un maniaque pittoresque, qu'on appelait
« le griffon »
et qui se faisait moquer par tous les gamins. – Mais
n’est-ce pas
un paradoxe que
d’éparpiller son intimité aux quatre coins de la
ville ? Non, puisqu’elle
est codée : une date, parfois rien de plus ! Et ce
qu’il y a de plus
que la date est en latin, en abrégé, parfois en
initiales, ne saurait avoir
aucun sens pour personne – au point d’ailleurs qu’on se demande parfois
comment
Rétif pouvait accrocher sa mémoire à si peu de
choses. Quand, dans son Mes
inscriptions, il donne des explications d’une page entière
pour une
inscription qui tient en quelques lettres, on est tenté de dire,
comme M.
Jourdain, « quelle belle langue que le
turc ! ». Les
inscriptions de Rétif manifestent une des
caractéristiques capitales de
l’écriture du journal : c’est un texte qu’aucun lecteur ne
peut lire comme
le lit son auteur. La part de l’implicite et de l’allusion y est
immense, et
chez Rétif elle est parfois quasiment… totale. J’ai eu tort de
parler plus haut
de « codage » : il n’y en a aucun autre que
l’ellipse,
l’abréviation et l’emploi du latin. S’il écrit sous une
date « Felix », il saura pourquoi
(et avec
qui !) et vous pas.
Une première réponse est
donnée par Rétif en tête du
manuscrit : « Je les ai copiées sur ce
cahier, depuis qu’un
infâme s’est avisé de les effacer et qu’il a fait pis
encore en me fesant
insulter, depuis le mois de 7bre 1785, au point que je ne puis
faire mon tour
que le soir plus tard » (ibid.,
p. 31). Cet
« infâme », c’est son gendre Augé.
L’ensemble de l’affaire est récapitulée dans
l’entrée du journal du 4 décembre
1785 (n° 586, ibid., p. 230-234). Mais en lisant Mes inscriptions, on voit que souvent Rétif fait
mention de dates
qui ont été effacées sans que la malveillance en
soit cause : usure due aux intempéries, travaux de
maçonnerie, etc.. On est frappé du
côté fragile de ces inscriptions, alors que dans notre
imagination, ce qu’on a
gravé dans la pierre devrait défier le passage du temps.
Si Rétif écrivait
facilement sur la pierre, l’opération inverse devait être
aussi facile. D’autre
part, il y a quelque chose de faux (par omission) dans le NOTA de
Rétif :
« je les ai copiées ». Il les a aussi glosées, ce qui n’était pas
nécessaire pour les conserver. Mes inscriptions
ne sont pas une simple
copie, mais une œuvre très compliquée. Dès le
départ, Rétif s’adresse à un
lecteur : c’est qu’il entend faire de ce texte un
« complément »
de son autobiographie, Monsieur Nicolas, qu’il a
commencé à composer le
14 novembre 1783, et dont nous pouvons justement suivre le calendrier
de
rédaction… grâce à Mes inscriptions !
Au début de la publication,
en 1794, il annoncera que son œuvre sera suivie d’une série de
« compléments », dont « Mes
dates » ; plus tard, il
dira à ses lecteurs que, faute de place, il y a renoncé.
C’est parce qu’il y a
renoncé que nous possédons (en partie) ce manuscrit,
puisqu’il avait l’habitude
de détruire ses « avant-textes » une fois
l’œuvre imprimée. S’il
avait tenu parole, et publié Mes inscriptions à
la suite de Monsieur
Nicolas, une question s’impose : où aurait-il
arrêté la
publication ? Sans doute au 4 novembre 1785, puisque le texte
change alors
de statut. Mais qui peut en être sûr ?
Mes inscriptions ne sont donc pas une
« copie » des inscriptions réelles,
mais une œuvre nouvelle qui opère, à partir d’elles, un
renversement complet, passant
de la dispersion spatiale à l’ordre chronologique, et de
l’implicite à
l’explicite. Ce travail ne correspond sans doute qu’en partie à
une écriture
des « lectures » spontanées qu’il faisait
dans ses promenades. On
s’étonne un peu que Rétif ait pu rétablir du
premier coup, sans relevés
préparatoires, l’ordre de ces centaines
d’inscriptions. Mais il est
évident que c’est le cas : l’allure du texte, avec ses
légers décalages,
ses retours en arrière, est celle d’une authentique
archéologie intime, qui
restitue avec aisance un ordre que ses lectures pédestres lui
ont rendu
familier. Autre renversement : le texte, destiné à
la publication, va
exhiber systématiquement ce qui était caché. Mais
la différence capitale est
que l’on passe de la logique du journal, tendu vers l’avenir, à
la
reconstruction du passé, donc à celle de
l’autobiographie. Non seulement Rétif
explicite tout, mais il passe son temps à commenter, à la
lumière d’un avenir
qu’aujourd’hui il connaît, les faits commémorés.
Mais plus son enquête avance, plus
l’écart se
rétrécit.
Si nous nous fions au texte, ce travail a
été commencé
le 1er septembre 1785 (n° 535, ibid.,
p. 195) et
« achevé » (c’est-à-dire rejoignant
le présent) le 4 novembre 1785
(n° 551, p. 206), donc en un peu plus de deux mois,
Rétif a écrit ces
551 notes qui fixent et récapitulent toutes les inscriptions
lapidaires faites
en six ans depuis 5 novembre 1779. Si j’ai été attentif,
il n’y a guère qu’une fois
où il date le moment où il écrit : n°
459, au 31 décembre 1784, il dit
qu’il écrit ceci le 31 octobre 1785 (ce qui sera confirmé
plus loin, au n° 549,
quand il en arrivera à cette date – question : quand le 31
octobre lui-même
a-t-il été écrit ? Entre le 31 octobre et le
4 novembre. Probablement le 4
novembre. On arrive au moment où l’éventail se replie,
où les jeux de miroir
s’abolissent, où l’on se retrouve seul, simple et nu face
à l’avenir.
Le journal
intime (à partir du 4 novembre 1785)
551. 4 9b (aujourd’hui), j’en suis
parvenu
ici, ce matin, pour le relevé de mes Inscripcions :
j’ai-pensé, cette nuit, à mettre, à la suite de
cet ouvrage, un Detail de mes
Infirmités. Je continuerai, desormais, à
écrire, jour-par-jour, tout ce qui
m’arrivera, jusquà la fin de ma vie : J’emporte aujourd’hui ce
papier dans ma
chambre de la rue Stjacques, afin qu’il ne soit pas vu…
Ces quelques lignes forment charnière
entre le projet
des Inscriptions (achevé, il prend statut
d’« ouvrage »,
auquel Rétif pense ajouter un complément) et un projet
nouveau dont le profil
s’est construit au cours des deux dernières années
(inscription quotidienne,
mais laconique), puis des deux derniers mois (glose écrite des
inscriptions) –
projet, lui, voué à l’inachèvement, qui n’aura
d’autre fin que la mort. Ces
lignes forment donc aussi charnière entre deux conceptions du
temps : le
temps circulaire de la liturgie, le temps linéaire de
l’histoire. Certes, ces
deux conceptions restent co-présentes chez Rétif (comme
en chacun de nous),
mais leur articulation bascule. Rétif n’abandonnera pas les
dates anniversaires
et leurs « renouvellements » (il continuera un
certain temps à graver
dans la pierre, à le noter sur le champ dans son journal et
à y commémorer les
dates passées), mais ces rites se trouveront maintenant
emportés dans le
mouvement d’un texte qui avance de manière irréversible
vers la mort. Ce qui
compense cet abandon au flux du temps, c’est le projet nouveau
d’écrire
absolument tout. Non seulement tous les jours, comme il le fait
depuis
deux ans, mais, pour chaque jour, « tout ce qui
m’arrivera » (je note
qu’il n’écrit pas « tout ce que je ferai, penserai,
etc. »). Chacun
des mots de ces trois phrases mériterait d’être
glosé : Rétif définit l’archétype
du journal moderne, il se place brusquement au cœur d’une pratique qui
pour
nous aujourd’hui, est banale, mais qui était à son
époque une sorte de nouvelle
frontière. Ce qui rend la formulation de ce programme
saisissante, c’est qu’il
l’a totalement réalisé : à partir de ce 4
novembre il a tenu un journal
strictement quotidien, « exhaustif » et secret
probablement jusqu’à sa
mort : si nous ne possédons ce journal que jusqu’en 1796,
alors qu’il est
mort en 1806, c’est dû sans doute aux aléas de la
transmission.
« 4 novembre
(aujourd’hui) » : la parenthèse
dit l’essentiel, la coïncidence de la date racontée et de
l’acte d’écriture. On
a quitté l’autobiographie, désormais chaque jour sera
« aujourd’hui ». Et cet aujourd’hui va être
raconté d’une façon toute
nouvelle : en détail, dans l’ordre chronologique, du matin
au soir, un
emploi du temps de la journée. Bien sûr,
« tout » n’est pas raconté, seulement
le « mémorable », mais ce mémorable
n’a plus de rapport avec
l’exceptionnel ou l’intense qui motivaient les inscriptions sur la
pierre. On
le voit d’autant mieux que les deux systèmes continuent
parallèlement un
certain temps : le journal contient infiniment plus d’information
que les
inscriptions. Il est saturé de routine : travail surtout,
famille, rencontres,
santé – avec parfois, au début, des expansions et des
commentaires, mais assez
vite on entre dans un rituel de notations laconiques et multiples.
Voici quatre
jours, du 17 au 20 avril 1786 (op. cit., p. 288-289) :
697. 17 Ap. matin, 4 pages Muette :
Lettre de Saint-Mars hier-soir, & ce matin, en réponse
à Marianne, pour y aller dîner
demain : promenade au Luxembourg
avec mes Filles. Lu une épreuve d’I xxi
vol.
698. 18 ap. matin & soir, 6
pages Muette :
Dîner-chés saint-mars ;
été en
carrosse avec Cugnot :
pluie : balançoire : mr Vignon,
mme Mesnager.
699. 19 Ap.
matin fini Muette. remis les épr. à l’impr. de
tout mon Drame, &
autres, comme R pet. rom. xix
volume et C. iii volume
Fr.
Fait le tour entier de l’Ile avec le
jeune Morel : Le soir, mr
Toustain rendu C iii vol.
700.
20 Ap.
5e
Anniversaire de la date 20
Ap.
cum Sarâ in hâc Insulâ :
Matin, 5 pages, qui finissent la Dissipée :
A l’Imp.
remanié la correction des Status Parisiennes : Granger,
relu 2de I ;
je vais dîner chés mr Beaumarchais.
J’ai été dîner :
Beaumarchais était chés mr
de la
Reynière
père : Le Fils est furieux dans son exil, à ce que
m’a conté
mad. de Villiers :
J’ai causé
avec Eugénie,
qui m’a montré ses Métamorses
d’Ovide :
J’ai lu mon article de
Figaro & laissé
mon Prospectus du Contradicteur.
Le
« style télégraphique », on le
voit, a été inventé avant le
télégraphe. Liste de choses faites, ou qui vont
être faites (je vais dîner)
puis ont été faites (j’ai été dîner).
Peu de commentaire, aucune explication.
C’est un texte vraiment intime, en ce sens qu’il suffit que son
rédacteur se
comprenne lui-même. Les inscriptions, plus elliptiques encore,
avaient été peu
à peu expliquées et glosées dans Mes
inscripcions. On assiste ici au
mouvement inverse : le journal, assez explicite dans les premiers
temps,
rétrécit progressivement. Mais il ne s’agit plus de
notations isolées :
c’est un texte immense qui est fait de milliers de détails
allusifs bien faits
pour décourager la curiosité des étrangers.
Amusons-nous à pratiquer la
« lecture anniversaire », sautons sept
années pour lire les 17-20
avril de 1793 (Études rétiviennes, n° 36,
décembre 2004, p. 210-211) :
3083 : 17 Ap. fini Loup blanc ; 3
p. Merigot
dédit de XVI Nuits : Garnery jardine ; soucis en aff re
Artaud, son imp. sa maison café M ri Fil te
in fundo.
3084 : 18 ap. chés Cordier
pour n tes
écr. à Merigot p r n tes :
22 : D ne
ch[am n] café M ri Fil te
à lœvà ; Merig t.
3085 : 19 ap. 229-232 Nîtri :
1 res
F-G Juillet : café M ri m lleures
nouv
lles.
3086 : 20 ap. sur Nîtri s.
Aug.gr.
œil : chés Artaud & sa M sse pleurs de
celle-ci : [–]
pr[epar.] Livres à imp. &c. col re de Titres
derang. &c a
Merigotes : café M ri.
Avec
une infinie patience et familiarité, Pierre Testud
éclaire de notes complices
ces indications rapides. Avouons qu’un lecteur non-spécialiste
aura du mal à
concentrer son attention et pratiquera souvent le survol. Quand on a vu
les
manuscrits de ce journal (de 1785 à 1787 à l’Arsenal, de
1787 à 1796 à la
Bibliothèque nationale), feuilles saturées
d’écriture serrée sans paragraphe,
on se demande même si Rétif était capable de se
relire, ou de naviguer entre
des anniversaires perdus dans cette fourmilière. Sans doute
est-ce mal poser le
problème : l’écriture du journal est moins faite
pour remplacer la mémoire
que pour la construire.
En
tout cas, le programme du 4 novembre 1785 l’affirme clairement :
le
nouveau texte va être caché, Rétif l’emporte dans
sa retraite secrète de la rue
Saint-Jacques. Jusqu’en octobre 1786, il
lui arrivera encore d’y penser parfois comme à une œuvre
destinée, au moins en
partie, à la publication. Mais ensuite, plus de trace d’une
telle intention, au
contraire. Le 13 novembre 1786, quand il abandonne sa chambre
secrète et
rapatrie le journal dans le logement familial de la rue de la
Bûcherie, tout se
passe comme si cette nouvelle domiciliation faisait entrer pour de bon
le
journal en clandestinité. Il reprend alors le statut que, dans
le long passage
de Monsieur Nicolas cité plus haut, Rétif
attribuait à ses anciens
cahiers : « Ces antiques cahiers, depuis quarante
à quarante-cinq ans
dépositaires fidèles de toutes mes pensées,
écrites à mesure pour moi-même, non
pour tromper les autres ; je les dérobais à tout le
monde… ». Cette
assertion, puisqu’elle se trouve dans Monsieur Nicolas,
pourrait certes nous
paraître suspecte. Ce qui la rend crédible est la
gentillesse avec laquelle
Rétif suggère indirectement à ses lecteurs qu’il
peut les tromper. Pierre
Testud ne
nous permet pas de douter de
la sincérité de Rétif dans ce journal, et de son
caractère secret : à
partir de la fin 1787, en effet, Rétif y parle
régulièrement de ses relations
incestueuses avec ses deux filles, relations qu’il a niées
farouchement dans tous
ses textes publiés en réponse aux accusations
(justifiées) de son gendre Augé,
qu’il appelle « le monstre » (Pierre Testud,
« Le Journal inédit de Rétif
de la
Bretonne », op. cit., p 1578) :
Le journal ne permet plus de douter que
Rétif ait eu
avec ses deux filles des relations incestueuses. Jusqu’en 1793, il eut
surtout
des rapports avec Agnès, qui, séparée de son mari,
vivait avec lui (elle quitta
le domicile paternel en 1793, une fois son divorce prononcé). On
lit par
exemple, le 19 décembre 1787 : « non
réussi avec Agns » ;
le 31 : « raté As, querelle,
pleurs » ; le 4 mai
1788 : « f u Senga » ; le
29 : « b sé
Senga en Lev te », le 24 juin :
« Senga plen o
c no f u à 4h et demie, habillée,
chaussée » ;
le 3 juillet : « Senga m’a
refusé » ; le 8 :
« le soir Senga malgré elle » ; le
29 : « bene futua
Senga », etc.
J’abrège cet inventaire qui se
poursuit par les
rapports entretenus avec les chaussures d’Agnès, puis avec
Marion, sa seconde
fille. Cet aspect du journal de Rétif fait penser au journal
érotique tenu à la
même époque (1779-1785) par un jeune notaire de la
région de Grenoble,
Pierre-Philippe Candy, avec cette différence que ce jeune homme
affichait sur
son cahier le désir d’être lu (« Delicia mea
nota sint omnibus ») et
suggérait qu’il avait peut-être exagéré ses
prouesses (« Omnis homo
mendax »), tandis que Rétif ne peut que vouloir
cacher des ébats illicites
qu’il ne semble guère exagérer.
Prenons maintenant un peu de recul pour
évaluer le
chemin parcouru depuis le petit « profil »
dressé au début de cette
étude à propos des « dates ».
L’écriture du nouveau journal s’y
oppose totalement sur les trois premiers points :
-
L’écriture
concerne tous les aspects de la vie
-
Chaque
entrée
porte sur une pluralité de sujets
-
L’écriture
est
quotidienne
Pour les autres points, l’écart est
grand. En
particulier le nouveau journal, même s’il comporte parfois des récits de
« renouvellement » de
dates inscrites ailleurs, n’est plus en lui-même un
réservoir de dates à
renouveler, la multiplicité des sujets et leur
quotidienneté semblant
l’exclure. En tout cas, il n’y a pas signe que Rétif ait
pratiqué la chose
régulièrement, se reportant chaque jour, dans ce journal
même, un an, deux ans,
etc., en arrière. Il faudrait un autre dispositif
d’écriture pour rendre cette
gymnastique possible : c’est celui qu’inventera à la
génération suivante Hyacinthe Azaïs (1766-1845),
dont l’extraordinaire
journal-anniversaire
fera la synthèse entre les dates-anniversaires et le journal.
Pour le secret,
on a vu aussi la différence : le journal va plus loin.
Au terme de ce débrouillage (novembre
2005), et après la publication par Pierre Testud de la nouvelle
édition de Mes inscipcions,
il apparaît que la réflexion sur la naissance de
l’écriture intime en
France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
malgré le beau livre de Pierre
Pachet, en est encore à ses débuts, faute de base archéologique.
En
effet, il est utile, mais insuffisant, de s’appuyer sur les textes
déjà publiés,
qui sont d’ailleurs, pour cette époque, relativement rares.
L’intime reste tapi
dans l’ombre. Si nous voulons suivre les métamorphoses du
journal en cette fin
de siècle, c’est vers les archives qu’il faut désormais
tourner nos regards.
D’autres Rétif sans doute nous y attendent.
*
Sur le journal de Rétif de la Bretonne
·
Rétif
de la
Bretonne, Mes inscripcions, Journal intime de Restif de la Bretonne
(1780-1787), publié d’après le manuscrit autographe
de la Bibliothèque de
l’Arsenal, avec préface, notes par Paul Cottin, Plon-Nourrit,
1889, 328 p. (Reprint
en 1983, aujourd’hui épuisé, aux Éditions
Aujourd’hui). [Bibliothèque de
l’Arsenal, Archives de la Bastille, n° 12469]
·
« Le
journal
inédit de Rétif de la Bretonne »,
édition par Pierre Testud, en feuilleton
dans les Études rétiviennes depuis le n° 2,
mars 1986 (la publication en
est arrivée, dans le n° 36, décembre 2004, au 30
avril 1793). [Bibliothèque
nationale de France, Département des manuscrits, N. a. fr. 22772]
·
Rétif
de la
Bretonne, Mes Inscripcions (1779-1785) - Journal
(1785-1789), texte établi, annoté et
présenté par Pierre Testud, Editions Manucius (9 rue
Molière, 78800 Houilles), 2006, 845 p.
·
Rétif
de la
Bretonne, Monsieur Nicolas, édition
établie par Pierre Testud, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1989, 2
volumes, 1594 p. et 1852 p.
·
Pierre
Testud,
« Le Journal inédit de Rétif
de
la Bretonne », Studies on Voltaire
and the Eighteenth Century, volume XC, 1972, p. 1567-1593.
·
Pierre
Testud, Rétif de la Bretonne et la création
littéraire, Droz, 1977, 729 p. (en particulier sur le
journal, p. 563-615)
·
Site Web : http://www.retifdelabretonne.net
Autres études