Je ne sais pas
peindre. Je ne « connais » rien à la
peinture. Je visite des musées,
J’ai eu des histoires d’amour avec des portraits. À Florence, au
palais Pitti,
il y a vingt ans, j’ai aimé un Portrait d’inconnu,
du Titien. On l’appelle aussi l’Homme aux
yeux verts, ou gris. Je viens de
le revoir. Si précieux, si fragile, qu’on l’a mis sous verre.
Quand je m’avance
vers lui, je vois venir vers moi dans le reflet de la vitre un autre
inconnu,
que d’abord je ne reconnais pas – moi.
Depuis
plusieurs
années, dans mes visites, je recherche les autoportraits. Comme
tout le monde,
j’ai été frappé par des séries – celle des
Rembrandt, par exemple, éparpillée
aux quatre coins du monde. Au même instant, plus ou moins
âgé, Rembrandt se
regarde à Amsterdam, New York, Paris, Florence, dans les yeux de
centaines de
touristes. D’un musée à l’autre, on le reconnaît,
c’est un vieil ami. C’est
rassurant. On a besoin d’être rassuré. On ne sait jamais
trop bien ce qu’on
regarde, dans un musée.
En
face des
autoportraits je me suis mis à noter mes doutes, mes erreurs,
mes questions.
Bien sûr, je pensais à mes perplexités
parallèles devant les textes
« autobiographiques ». Faute de compétence
en peinture, j’ai laissé à
mes remarques, que voici, leur aspect de notes prises sur le vif, de
journal.
Elles ne parlent pas de la peinture elle-même, mais de sa réception. Elles tournent autour de deux questions
très simples :
À
quoi
reconnaît-on un autoportrait ?
Quel
intérêt
spécial peut-il y avoir à regarder un autoportrait ?
Trois méprises.
Décembre 1978. New Haven (Conn.), Mellon
Collection. Un autoportrait de Hogarth fait pendant à un
autre portrait
peint aussi par Hogarth et représentant l’un de ses amis. En
entrant dans sa
salle, je suis persuadé que ce second portrait est un
autoportrait de Hogarth :
il ressemble comme deux gouttes d’eau au souvenir que j’ai d’un autre
autoportrait de Hogarth (vu à Londres ?), où il
s’est représenté avec une
espèce de bouledogue. J’ai vu mon erreur en consultant les
étiquettes, mais j’étais
si surpris que je me suis demandé s’il n’y avait pas une erreur
dans les
étiquettes !
Tout
tient à l’étiquette.
Dans un musée, les gens passent presque plus de temps à
lire des étiquettes qu’à
regarder des tableaux. On dose son admiration, on accommode son regard,
en
fonction de l’auteur ou du sujet. Ça vous donne une contenance.
Pour lire une
étiquette, il faut à la fois s’approcher et se pencher.
L’ignorant qui cherche
à se raccrocher à de l’écriture prend la pose d’un
expert qui vérifie.
Si ce n’est pas un autoportrait, il faut que je change mon regard. Je me suis mis en frais pour rien, je peux remballer mes angoisses métaphysiques. Mais vraiment, comment se fait-il qu’il n’y ait pas de signe interne qui permette de distinguer un autoportrait d’un portrait ? Peut-être que la peinture ignore la « première personne »...
New York, Frick Collection. Un superbe
autoportrait de Rembrandt, et l’esquisse d’un autoportrait de Van Dyck.
Puis
deux autres tableaux, que de loin je prends pour des autoportraits,
cette fois
pour des raisons « internes » parfaitement
sérieuses,
Un
homme est
représenté regardant vers nous, avec à la main
droite un pinceau. Pas de chance :
Frans Hals, A Painter. J’aurais dû m’en
douter : il tient son pinceau sans vraiment peindre, comme un
musicien
aurait à la main un instrument de musique, pour indiquer sa
profession. Et puis
il le tient de la main droite (qui est à gauche du tableau). Or
tout le monde
sait bien que l’image dans le miroir, elle, est inversée :
votre main
droite vient à droite de l’image, donc paraît votre main
gauche. Je tiens mon
critère ! Si le peintre peint de la main gauche, c’est un
autoportrait, de
la droite, un portrait. Mais même là rien n’est
sûr : il existe des
peintres gauchers... Et rien n’empêche un peintre de se
représenter, comme
Vélasquez l’a fait dans les Ménines,
tel que les autres doivent le voir.
Voici
un autre
homme, qui regarde aussi vers nous, il a devant lui un papier, un
pinceau à la
main, et il peint. Le dispositif est typiquement celui de
l’autoportrait, cette
fois. Rembrandt, Portrait of an Artist.
Et bien sûr cet artiste n’est pas Rembrandt, dont l’autoportrait
est sur le mur
d’en face. Portrait d’un collègue (qui peut-être peignait
Rembrandt en train de
le peindre, lui ?). On s’entre-portraiturait.
Malgré
l’existence
de gauchers et de collègues, reste que la représentation
d’un homme en train de
peindre (sur une toile qu’on ne voit pas, ou dont on voit de biais ou
de dos le
châssis) et qui se tourne, le pinceau levé, pour regarder
vers le spectateur
comme si celui-ci était un miroir – cette représentation
induit chez le
spectateur l’« effet-autoportrait » .
Même si c’est l’étiquette
qui a le dernier mot.
Mais
si c’était
une fiction ? Je m’étais posé cette question devant
un tableau
vertigineux, le Triple
Autoportrait
de Norman Rockwell.
Norman
Rockwell, Triple autoportrait (1960).
Reproduit
dans Norman Rockwell, soixante ans de
rétrospective, Éditions du Chêne, 1977, p. 111.
Original (huile) pour la
couverture du Post du 13 février
1960. Collection personnelle de Rockwell.
On
voit l’artiste
de
dos,
assis sur un tabouret, se
penchant pour se regarder dans un miroir posé sur une
chaise (miroir
où nous voyons son reflet presque (?) comme il doit le voir
lui-même), tandis
que sa main reste levée avec le pinceau sur la toile qui est
devant lui et où
commence à apparaître son autoportrait. Le peintre et son
image dans le miroir
se correspondent parfaitement : même taille (le peintre de
dos en entier,
l’image de face et seulement en plan américain), mêmes
lunettes (qui nous
cachent le regard). L’autoportrait sur la toile est, lui, beaucoup plus
grand
que « nature », sans lunettes,
agréablement stylisé. La pipe qu’il
fume est horizontale, et non pas tombante comme dans la
« réalité ». En
même temps qu’il oppose la
« réalité » (fictive) à la
fiction, le Triple Autoportrait articule les trois
« degrés » possibles de l’autoportrait.
Sur la toile, soi-même peint
comme un autre, un simple portrait ; dans le miroir, un portrait
de soi en
train de se peindre, penché et tourné, la palette
à la main ; dans la
« réalité » (c’est-à-dire le
tableau que nous regardons), le rapport
des deux premières images avec le peintre, rapport qui ne peut
apparaître qu’à un autre, ou à
soi-même par un recul
imaginaire (à moins qu’on ne suppose des jeux de miroirs bien
compliqués,
permettant de se voir de dos en train de se regarder de face...).
Accrochés à
droite et à gauche en haut de la toile ébauchée,
deux séries d’« origines »
de l’autoportrait : une feuille d’esquisses de l’autoportrait
lui-même
(quatre têtes et une main tenant une pipe) – c’est l’avant-texte
et de l’autre
côté les reproductions de quatre autoportraits
célèbres (Dürer, Rembrandt,
Picasso, Van Gogh) – c’est l’intertexte.
Ce
tableau, quand
on le voit pour la première fois, paraît être,
autant qu’un autoportrait, une
sorte d’exercice pédagogique et humoristique sur le thème
de l’autoportrait. Le
triangle des supports (tabouret, chaise, chevalet), le couple de
l’aigle et du
casque « coiffant » le miroir et la toile, le
livre ouvert sur la
chaise sont là aussi pour prêter à...
réflexion. Rockwell tire un effet saisissant
du croisement de deux genres très classiques :
l’autoportrait, et l’« atelier
du peintre ». Et ce qu’on voit là, c’est justement
à la fois ce que le
peintre ne peut pas voir, et ce qu’imagine
le spectateur d’autoportrait.
Mais il n’imagine pas tout, puisqu’il faudrait aussi imaginer Rockwell peignant cela – ce qui ferait un « quadruple » (auto)portrait : quand on en voit trois, c’est qu’il y en a quatre... Je m’étais protégé de cette fuite vertigineuse (comme toutes les mises en abyme) en me demandant si l’homme qu’on voyait au travail, écartelé entre le miroir et le chevalet, était bien Rockwell, l’auteur du tableau. Rien ne le dit ? Si : la toile sur le chevalet est signée de lui. D’autre part, dans le titre du tableau, « triple » n’a aucun sens pour l’homme qui est dans le tableau (il n’a devant lui qu’un seul autoportrait), ça ne peut donc renvoyer qu’à l’auteur lui-même.
Et
si l’étiquette
était dans le tableau lui-même ?
Si le pacte proposé était inscrit sur la toile,
tatoué, incrusté à même la peinture ?
Cela pourrait se faire de deux manières. Allusivement, par un
rappel d’autres
œuvres, supposées déjà connues, « du
même auteur » (ce qui implique
déjà la notion d’auteur, et l’existence de sa marque, la
signature). Le
peintre, dans son atelier, identifié par ses propres tableaux,
comme
personnage, et par sa (double) signature, comme peintre de
lui-même. Ou bien
explicitement, par une inscription disant en substance :
« Je suis
Untel, et c’est moi que je peins (ou c’est moi qui me suis
peint) ». Cela
semble s’être pratiqué au XVIe siècle, dans les
débuts de l’autoportrait, à une
époque où on avait l’habitude, pour les portraits
eux-mêmes, d’inscrire le nom
du modèle (et son âge) sur la toile. Je me promène au Prado, et sur l’autoportrait de
Dürer je déchiffre :
1498 / Das malt Ich nach meiner gelstalt
/ Ich war sex und zwansig jor alt / Albrecht Durer. Voilà
qui est
clair. Aux Offices, l’autoportrait de Holbein porte l’inscription
suivante :
ioannes holpenius basileensis sui
ipsius effigiator ae xlv, « Autoportraitiste »
se dit donc en latin sui ipsius
effigiator. C’est clair, et joli (mais est-ce Holbein qui l’a
écrit ?).
Hélas, on s’est vite éloigné de cette
clarté des premiers temps, on a renoncé à
mettre les noms sur les portraits. Par discrétion ? Pour
purifier la
peinture de toute écriture ? On s’en est remis à
l’étiquette, et l’étiquette
valse.
Le
visiteur de
musée est souvent frappé par cette infirmité de la
peinture, « De l’école
d’Untel », « Attribué
à ». Mais aussi « Portrait
d’inconnu ».
Sans compter les copies, avouées, et les
« faux ». Mais cette
infirmité n’existe que parce que nous vivons, depuis la
Renaissance, dans une
véritable obsession de l’auteur. Qui
accepterait de visiter un musée sans noms propres ? – Je ne
sais trop
depuis quand on signe les toiles. Portent-elles, parfois, au dos,
d’autres
indications permettant de les identifier ?
Pour l’autoportraitiste, le problème d’identité est double (comme auteur et comme modèle). Mais justement ce n’est pas un problème pour lui. S’il néglige d’établir qu’il s’agit de son propre portrait, c’est sans doute parce que, pour lui (comme pour ses familiers), la chose est évidente ! Il ne pense pas qu’à cent kilomètres de là, ou dans cent ans, personne ne sera plus en mesure d’être sûr que c’est bien lui. Supposons que Jérôme Bosch ait peint son propre visage au milieu du panneau de droite du Jardin des Délices dans l’attirail fantasmagorique des supplices : tous les gens qui le connaissent s’en sont bien aperçus. Private joke, dont les étrangers et la postérité ne pourront goûter le sel (sans doute peu lui importait... ). Une identité, c’est une relation établie entre une image et un nom propre – comme ces photomatons réclamés par les administrations et qui perdent tout sens si vous n’avez pas pris soin d’écrire votre nom au verso.
Dans les musées, je regarde les portraits comme je regarde les autres visiteurs ou les gardiens assis sur les chaises. Bien sûr, avec le filtre supplémentaire de la peinture. Mais comme des autres. Parfois le regard des modèles me trouble, comme dans un conte fantastique où les yeux d’un tableau sont vivants et, horreur, vous suivent quand vous bougez. Ou bien je renverse les rôles et j’imagine que ce sont eux qui nous regardent les regarder. En face de portraits officiels ou de portraits-charges défilent des spectateurs qui ne leur cèdent en rien pour la raideur ou le ridicule. J’imagine tout cela pour m’arracher au côté mortuaire du portrait (d’ailleurs on devrait dire : un mortrait, un automortrait). Septembre 1981, j’ai une heure avant mon train à Victoria, j’entre flâner à la National Portrait Gallery (sans équivalent en France, sinon l’astucieuse exposition « La famille des portraits » en 1979 au musée des Arts décoratifs). Ici l’amusement fait vite place au cauchemar. Têtes, têtes, têtes. Au-delà des variations sociales et historiques (changements dans la fonction du portrait, et dans les techniques de peinture), monotonie, caractère figé et stéréotypé de l’art du portrait lui-même. Cadrage d’un individu solitaire dans un décor de convention (quelle que soit la convention). Pris d’angoisse, je ne lis plus que les ressemblances. Et voilà que j’imagine, comme aurait pu le faire Swift, l’effet que produirait une galerie de portraits de caniches ou de chevaux. Quelle obstination maniaque à peindre et repeindre sans cesse, depuis des siècles, la même chose, toutes ces têtes d’animaux dépassant de collerettes ou d’étoffes, coiffées, affublées, et toutes si profondément sérieuses. C’est cela : le sérieux de la tête qui pose, et dont on fait un plat. Car le portrait ne marche qu’avec ce présupposé : cet individu a une valeur sociale, et, plus fondamentalement : l’homme a une valeur. D’ailleurs toutes les représentations, aussi bien d’objets que de paysages, sont fondées sur un présupposé dérivé métonymiquement de celui-là. Ne marchent que comme signes de l’homme. Je vois alors l’autoportrait comme une situation particulière, un tantinet biscornue, où fait brusquement irruption au milieu du genre le plus codé (le portrait) une étincelle (qui n’est parfois que dans l’esprit du spectateur) donnant à voir de manière vertigineuse l’essence de l’art : l’autoreprésentation de l’homme (et non la représentation du monde), l’autoportrait devenant allégorie de l’art lui-même.
Une
étincelle.
Devant un autoportrait, je revois, je revis (parfois jusqu’à
l’hallucination)
mes propres stations devant le miroir. À dire vrai, cela ne
marche pas pour
tous les autoportraits, et cela marche parfois pour de simples
portraits (par
exemple pour l’Homme aux yeux verts
du Titien, dont j’avouerai, bravant le ridicule, que j’avais fait mon autoportrait). Dès que j’imagine que
ce que je vois est un homme se regardant dans un miroir, je ne vois
plus que
son regard, et je suis pris au piège. S’il a le pinceau à
la main, le corps de
biais, et se tourne vers moi, au moment où j’arrive j’ai
l’impression qu’il
vient de se retourner, donc d’arriver, lui aussi, et nous nous trouvons
brusquement face à face, nous interrogeant du regard, et je lis
dans son regard
l’étonnement d’être moi, ou disons d’être...
ça.
C’est
un roman.
Un fantasme. Peut-être que tout le monde n’est pas comme moi, ne
sent pas cela.
On va me dire : comment, en regardant un autoportrait de
Delacroix, ou de
X..., tu peux t’identifier totalement ? Eh bien oui, à
condition qu’il ait
l’air attentif. Car si je ne ressemble pas à Delacroix,
Delacroix non plus.
Personne ne se ressemble. Rien en moi
n’implique nécessairement la couleur de mes yeux, la longueur de
mon nez, ni le
reste. Je m’y suis habitué, mais d’une habitude qui ne
résiste pas à la
surprise d’un passage devant une glace, ni à une
autocontemplation un peu
obstinée. Les yeux dans les yeux, je me dissous. Le pinceau
à la main, je me
reconstruis, je colmate les brèches, je me cerne, je me
restaure, je me remets « en
l’état », en scène,
pour autrui, comme un autrui. Mais ce n’est jamais très solide,
il reste cette
étincelle d’étonnement, un éclair de blanc dans la
prunelle.
Lecture anachronique sans doute, peu adaptée à tant de placides autoportraits anciens (ou modernes) où l’artiste se place sans emphase dans la série de ses modèles, si modeste que, sans l’étiquette, vraiment, on n’aurait jamais cru. Peut-être aussi ai-je été influencé par les autoportraits d’écrivains – dessins à la plume faits sans idée d’ostentation, sans la préméditation et la lenteur que suppose l’exécution d’un tableau –, physionomie et regard attrapés impromptus dans la marge d’un texte. Je pense aux noirs autoportraits de Baudelaire, aux croquis de visages et de mains que l’on trouve régulièrement dans les Cahiers de Valéry, aux dessins d’Antonin Artaud. L’angoisse et l’interrogation s’y lisent plus clairement que dans bien des autoportraits de peintres – mais comment ne pas supposer que le peintre lui aussi, s’il fait son portrait, est passé par là ? « Moi - ça ? ».
Le
peintre est
là, le pinceau à la main. Il a peint, il peindra (sur une
toile que je ne vois
pas, et qui est justement celle que je regarde). Mais en ce moment il
ne peint
pas. Il se regarde. Et ce regard vaut
pour la peinture. Moi qui ne sais pas peindre, je trouve là
un biais
« existentiel » pour entrer (m’imaginer entrer)
dans l’activité de l’artiste.
De même le lecteur de Proust privilégie
l’expérience de la réminiscence, qu’il
peut partager avec le narrateur, sans bien saisir qu’elle n’est qu’une
métaphore de l’activité, invisible mais
omniprésente, qui le sépare de lui :
l’écriture.
Si
j’imagine que
la toile est miroir, elle disparaît comme peinture.
L’autoportraitiste voyait
dans son miroir un tableau (à faire) ; moi je vois dans son
tableau (fait)
un miroir. Le tableau est comme une glace sans tain : le peintre
est
derrière (de l’autre côté par rapport à
moi), et moi je le surprends en train
de se regarder. Du coup nous devenons... contemporains. L’autoportrait
est le
seul genre pictural qui m’ait donné le sentiment poignant, que
Barthes décrit
si bien à propos de la photographie dans la
Chambre claire, d’avoir sous les yeux non une image du
passé, mais une
trace directement inscrite par lui... Illusion, bien sûr. Nous
sommes par un
joli matin d’automne 183..., un peu frais, et, au lieu d’aller arpenter
la
campagne romaine, je suis resté dans mon atelier, et cet homme
que je vois là
dans la glace avec sa visière, et qui me regarde, et que je vais
peindre, c’est
moi, Camille Corot.
Donc si le peintre apparaît la peinture disparaît. D’ailleurs, peut-on peindre la peinture ? Et quels sont les arts, ou les médias, qui permettent une autoreprésentation de l’art, ou de l’artiste ? La musique, guère. Malgré les apparences, le cinéma non plus, Elizabeth Bruss l’a montré. Pour la première personne, l’écriture est imbattable. Des autosculptures ? Des autobustes ? Oui, mais plus mortuaires encore que l’autoportrait (se modeler, se façonner, se couler dans le bronze – tourner autour de soi-même… ) et donnant moins au spectateur les charmes de l’hallucination spéculaire. Longtemps je m’étais demandé ce que pouvait être l’autoportrait en photographie. À treize ans, quand j’ai eu mon premier appareil photo, une des premières choses que j’ai faites a été de tenir l’appareil à bout de bras devant moi, vers moi retourné, et de faire feu. Très frustrant et bizarre. J’avais une face de lune toute floue. Plus tard les retardateurs, c’est un peu « va voir là-bas si j’y suis ». Je n’ai pas dû savoir m’y prendre (depuis, je m’en suis tenu aux atroces stations dans les cabines de photomatons). Pourtant, l’autoportrait photographique est un genre très fréquenté (je proposerai d’appeler cela de la phauto). Et beaucoup plus inventif que son cousin pictural puisque, étant admis qu’on ne s’est pas vu, on est plus libre de s’imaginer et de se mettre en scène, et même de jouer de l’étiquette pour appeler, par métaphore, autoportrait n’importe quoi.
Le peintre est, dans l’autoportrait, doublement présent : comme personnage représenté, et par la peinture elle-même. Pour le spectateur, une fois évaporée la magie du regard réflexif, il peut être difficile d’établir un lien entre ces deux aspects. Illusoire pierre de Rosette. Lire l’autobiographie d’un écrivain apporte des informations nouvelles sur lui en tant qu’homme et en tant qu’artiste, cela ouvre un nouvel espace d’interprétation pour une lecture ou une relecture de ses autres textes. Rien de tel en peinture. La rencontre de l’image du peintre a chance de paraître anecdotique, du côté du personnage, et tautologique, du côté de la peinture. Chagall peint par Chagall peut n’être qu’un Chagall de plus. Possible que l’autoportrait soit, pour le spectateur, relativement insignifiant. Et même que, loin d’éclairer le reste de l’œuvre, il ait au contraire besoin d’elle comme toile de fond pour produire sa petite lueur.
Mars 1982. Florence. C’est la troisième
fois que je viens à Florence, et j’apprends que le corridor
Vasari – ce couloir
aérien qui relie le palais de la Seigneurie au palais Pitti et
passe par-dessus
l’Arno au premier étage du Ponte Vecchio – est truffé
d’autoportraits ! Au
XVIIe siècle, Corne III de Médicis avait entrepris une
collection d’autoportraits,
raflant à n’importe quel prix tous ceux dont il entendait
parler, et depuis on
a continué. Actuellement il y en a plus de mille ! Son già mille tre ! Un harem de regards, un
corpus de
consciences. Quelle idée ! Au fond, je suis jaloux :
depuis plusieurs
années je réalisais le même projet, en plus
modeste, en achetant des cartes
postales à la sortie des musées... Un harem bien
gardé. Fermé au public. Ne se
visite qu’en groupe et sur rendez-vous. Actuellement, pourtant, on
expose dans
une salle des Offices les plus récentes acquisitions, 90
autoportraits
modernes, souvent donnés par les artistes eux-mêmes,
principalement des
Italiens. Par faveur, j’arrive un matin à me joindre à
une visite du corridor
lui-même, et je passe, hélas au pas de course, entre deux
haies d’autoportraits,
« qui m’observent avec des regards familiers ».
J’éprouve d’abord un
sentiment religieux, presque terrifié, comme si, sous la
conduite de quelque
Virgile, je visitais l’un des cercles de l’au-delà – âmes
captives, ensorcelées
dans leur miroir, attendant on ne sait quelle délivrance. Je
suis même un peu
scandalisé par les remarques terre à terre du guide, qui
connaît bien ses
pensionnaires, signale ici un détail pittoresque, là un
personnage célèbre
perdu dans la foule (tiens, un Rembrandt). Mais, au bout de quelques
centaines
d’autoportraits, je me sens gagné par cet esprit profane et
réducteur, à la
fois anecdotique et statisticien. Un homme nu, c’est une
académie; cent, c’est
un conseil de révision. Je sens que mon guide est blasé.
Moi je ressors du
corridor perplexe, et je vais méditer dans les jardins Boboli
les pensées que
voici.
D’abord
le
« contrat de lecture » qu’impose la collection
elle-même. Plus d’hésitation
à avoir, le caractère « auto » est
garanti. Moins de surprise, donc
moins de plaisir. Une nouvelle fantastique de Maupassant, si je la
découvre
dans un recueil où rien ne la fait attendre, me fait plus
d’effet que dans ses Contes fantastiques complets. Les
anthologies annoncent toujours trop la couleur. Reste seulement
à deviner qui
est le peintre ou à consulter l’étiquette, qui le dit
toujours (pas d’autoportrait
anonyme).
La
collection
aplatit, amortit les effets essentiels de l’autoportrait. Impossible
pour un
spectateur d’avoir dix, cent fois de suite le genre d’émotion
« existentielle » que j’ai décrit. En
revanche, très vite on a l’impression
d’assister à un concours, en même temps que par la
superposition des images se
dessinent les « règles »
élémentaires du genre, une rhétorique à
laquelle il est impossible d’échapper, et qui lasse.
Écrasement fallacieux, dû
à la présentation en série. Car l’autoportrait est
d’abord fait pour être vu au
milieu d’autres œuvres du même peintre : c’est là
qu’il respire, qu’il
joue, qu’il signifie vraiment quelque chose, par ressemblance et
différence,
par rappel ou rupture. Arraché à ce milieu naturel, il
perd une bonne partie de
son sens. Tout autoportrait fonctionne un peu comme celui-ci, qui m’a
frappé :
un peintre du XVIIe siècle, spécialisé dans les
natures mortes (en particulier
les fleurs), peint en trompe-l’œil une de ses propres toiles,
crevée au centre,
avec son propre visage narquois qui apparaît dans la
déchirure. Si l’on ne sait
pas ce que déchire l’autoportrait, il est moins...
déchirant. L’attente n’est
pas la même pour un autoportrait de portraitiste ou de
paysagiste, pour un
peintre de batailles ou pour un peintre abstrait. Rothko, qui peint
d’immenses
toiles monochromes, de quelle couleur se voit-il ? Et puis la
fonction de
l’autoportrait a dû beaucoup varier, à la fois
historiquement, et d’un peintre
à l’autre. Geste social ou familial, pour les uns, quête
intime pour d’autres.
On ne les regarde pas du même œil. La litanie des autoportraits
de Rembrandt, la
complaisance de Courbet, la « crise » de Van Gogh
deviennent pour le
spectateur occasion de jouer au psychologue, de bâtir des petits
romans, d’imaginer
des drames, de lire le passage du Temps... Mais à l’obsession
des uns répond l’abstention
des autres : certains peintres ne se sont jamais peints. Les
Offices
pourraient les intégrer à peu de frais dans la
collection. Des cadres vides,
pour les peintres invisibles. Car l’autoportrait
est vraiment, au sens religieux, une apparition. L’esprit
créateur s’incarne
dans une des figures de sa création. S’ewisage, et se
dévisage...
Mais
trêve de
métaphysique. Place à la statistique. Sur les 90
autoportraits contemporains
exposés aux Offices, 86 représentent des hommes et 4 des
femmes. Ce qui est un
net progrès : car dans le corridor Vasari, je n’ai pas
souvenir d’avoir
rencontré de femmes (mais nous sommes passés si vite).
Affinons l’analyse. Il
faudrait connaître, pour chaque époque, la proportion de
femmes peintres, pour
voir si la femme peintre a plus ou moins tendance que l’homme peintre
à se
prendre au piège du miroir. En attendant, je puis classer les
genres en
fonction du sexe du modèle : pratiquement toujours masculin
dans l’autoportrait,
masculin ou féminin (fifty/fifty)
dans le portrait; pratiquement toujours féminin dans le nu.
D’ailleurs le seul
des 90 autoportraitistes à s’être représenté
nu(e) est une femme. Il y a bien
un homme qui a essayé, mais il s’est arrêté en
chemin : Mario Fallani est
torse nu, en pantalon, un pied chaussé l’autre pas, la chaussure
à la main.
Je
puis continuer
à compter. Les jeunes, les vieux. Seuls ou en compagnie
(très rare). De face,
de trois quarts, de profil, de dos (presque jamais). Figure seule, plan
américain, ou en entier. Suggérant qu’ils sont en train
de se peindre (une
quinzaine environ, soit un sur six). Intégrant un rappel de
leurs autres
tableaux (rare). Plus grands ou plus petits que nature. Etc., etc. Ceux
qui n’en
ont fait qu’un, et les récidivistes (l’exposition ne permet pas
de le savoir –
sinon pour les deux masques saisissants du sculpteur Giulio Pierucci,
métamorphoses du même visage à huit ans
d’intervalle).
Mais
je ne sais
plus très bien ce que je compte. Je suis surtout sensible aux
écarts. Quand le
peintre fait son portrait, il vit une expérience unique,
d’autant plus
« sincère » et
« naturelle » qu’il choisit le dispositif le
plus simple, celui que la situation impose, le cadrage ordinaire du
portrait.
Quand je vois son autoportrait à côté d’autres,
cette simplicité me paraît
banale, poncive, ou du moins subie plus que choisie. Du coup je
préfère ceux
qui ont cherché un effet plus original, qui ont pensé
à un spectateur, ou
réfléchi au genre lui-même. Même si le
résultat est visuellement médiocre, ce
qui est le cas ici : montage allégorique mélangeant
ou confrontant photo,
dessins et courbes de niveaux du visage – ou même assemblage de
radiographies
médicales (quoique rien ne vous soit plus étranger, et
plus invisible, que
votre propre squelette). Moi-même, qui ne sais pas peindre,
n’ai-je pas depuis
longtemps le projet de construire mon
« autoportrait » par un collage
(que j’imagine impressionnant !) de tous les photomatons que j’ai
agrafés
depuis plus de vingt ans sur tant de pièces d’identité.
Quel relief temporel,
quelle leçon d’humilité... Le tout est d’être le
premier à avoir l’idée, et j’arrive
sans doute trop tard. C’est même peut-être
déjà un poncif...
Il
est midi, et
je sors des jardins Boboli par la Porta Romana.