par Philippe Lejeune
7 à 8 % de la population française de plus
de 15 ans (soit environ 3 millions de personnes) répondent "oui" quand
on leur demande si, dans l'année qui vient de s'écouler, ils ont fait
la chose suivante : "Tenir votre journal intime, noter vos impressions
et réflexions". Cette question figure depuis 1988 parmi celles que le
service des enquêtes du Ministère de la Culture pose périodiquement aux
Français (depuis 1988, l'enquête sur les "Pratiques culturelles" a été
faite trois fois : 1988, 1997, 2008).
Ces chiffres sont à prendre avec précaution. D'un côté, ils sont
peut-être légèrement sous-estimés (l'enquête ne prend en compte que la
population à partir de l'âge de 15 ans, or on sait que c'est entre 10
et 15 ans que s'écrivent, chez les filles, le plus de journaux). D'un
autre côté, ils sont certainement sur-estimés (la question est formulée
en termes vagues, et les réponses peuvent correspondre à des pratiques
éphémères).
Ils montrent néanmoins, sur une vingtaine d'années, une grande stabilité de la pratique : ni effondrement, ni explosion.
Olivier Donnat, responsable de ces enquêtes, en a présenté et analysé
les résultats dans trois volumes publiés à la Documentation française.
On pourra lire ci-dessous les présentations que j'ai faites dans La Faute à Rousseau des deux dernières éditions de l'enquête.
La Faute à Rousseau, n° 20, février 1999, p. 72.
Depuis
1988, le Ministère de la Culture compte les diaristes.
La Faute à Rousseau (n° 12, juin 96) a
déjà
consacré un long article à l’enquête de 1994 sur Les
Amateurs, qui faisait état de 3% de diaristes.
C’était
un chiffre surprenant, puisque l’enquête de 1988 sur Les
Pratiques
culturelles des Français avait donné le chiffre de
7%.
D’où venait la différence ? Peut-être du contexte
général
des deux enquêtes, certainement de la formulation
différente
de la question. En 1988, elle était très large : “ Tenir
votre journal intime, noter vos impressions et réflexions ”,
tandis
qu’en 1994 il s’agissait seulement du journal intime.
Pour la première fois aujourd’hui on possède,
à
neuf ans d’intervalle, des chiffres vraiment comparables.
L’enquête
sur Les Pratiques culturelles a été refaite en
1997
avec, pour la partie qui nous concerne, exactement la même
formulation.
Ses résultats ont été publiés (La
Documentation
française, 1998, 360 p), et Olivier Donnat, auteur de
l’enquête,
a eu la gentillesse d’établir spécialement pour La
Faute
à Rousseau des résultats plus détaillés
par sexe. On en trouvera ci-dessous une partie, l’ensemble du document
étant consultable au siège de l'APA, à La
Grenette.
Tout peut se résumer en deux chiffres : entre 1988 et
1997, on est passé de 7% à 8%. La tendance est donc
à
la hausse. Cette hausse, d’autre part, semble plus sensible chez les
femmes
(de 8% à 10%) que chez les hommes (toujours 6%). Les autres
variations
semblent moins significatives, sauf peut-être le changement de
profil
de la pyramide des âges chez les hommes : à la
différence
de ce qui se passait en 1988, les hommes de 20 à 24 ans tiennent
plus de journaux que les adolescents de 15 à 19 ans, et presque
autant que les femmes du même âge.
Cette hausse de la pratique du journal peut aussi être
confrontée au caractère relativement stationnaire des
écritures
littéraires : “ écrire des poèmes, des
nouvelles,
des romans ”, de 1988 à 1997, reste à 6%.
Il faut être prudent dans l’interprétation de ces
résultats, qui, de plus, recouvrent des réalités
diverses
en étendue et en nature. On peut aussi se demander si
l’augmentation
des réponses positives ne correspond pas, autant qu’à une
augmentation des pratiques, à un changement de l’opinion
publique
qui les rend plus avouables.
Quoi qu’il en soit, voici les chiffres. Les colonnes de gauche
donnent les chiffres de 1988, les colonnes de droite, en
caactères
gras, ceux de 1997.
Et un grand merci à Olivier Donnat !
Question
n° 93
Activités pratiquées en amateur au cours des 12 derniers
mois
“ Tenir un journal intime, noter vos impressions et
réflexions
”
1988 |
1997 |
1988 |
1997 |
1988 |
1997 |
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Source
: Ministère de la Culture
Département des études et de la prospective
Le
Ministère de la Culture fait périodiquement une enquête sur Les Pratiques culturelles des Français.
Lors des deux premières enquêtes (1973 et 1981), on n’avait pas pensé à inclure
la tenue d’un journal dans la liste des « pratiques amateurs »,
lorsque l’on demandait : « Au cours des 12 derniers mois avez-vous
pratiqué, pour votre plaisir, une ou plusieurs des activités
suivantes ? ». L’oubli fut réparé lors de la troisième enquête
(1988). Figurait dans la liste : « Tenir un journal intime,
noter vos impressions ou réflexions », formulation assez large. Il y eut 7% de réponses positives (8% pour
les femmes, 6% pour les hommes), ce qui, par un calcul assez simple, m’amena à
dire qu’il y avait en France trois millions de diaristes – au moins
occasionnels.
L’enquête suivante (1997) confirma la tendance :
9% de réponses positives (11% pour les femmes, 6% pour les hommes), l’écart
entre les deux sexes étant le plus fort au moment de l’adolescence, et la pratique
diminuant avec l’âge (La Faute à Rousseau
n° 20, février 1999, p. 72).
Où en sommes-nous maintenant ? Les résultats de l’enquête 2008 viennent de
paraître (Olivier Donnat, Les Pratiques
culturelles des Français à l’ère numérique, Enquête 2008, La Documentation
française, 2009, 282 p.). Le titre souligne la mutation qui a eu lieu. En 1997,
seulement un ménage sur cinq possédait un ordinateur, et la population
d’internautes en France était inférieure à… 1% ! Entre 1997 et 2008 il
s’est produit une vraie révolution. La nouvelle enquête s’est donné pour tâche
de repérer en quoi nos pratiques ont été bouleversées. Il fallait donc à la
fois poser les mêmes questions qu’en 1997 (pour pouvoir comparer) et en forger
de nouvelles (pour saisir la mutation et préparer les comparaisons futures).
La presse, en rendant compte de l’enquête, a tenu un
discours plutôt alarmiste, déplorant l’explosion de la « culture
d’écran » et la baisse des consommations traditionnelles (moins de
« grands lecteurs », etc.), sans guère souligner la stabilité des « pratiques en amateur » et
l’essor de nouveaux types de production.
Si l’on prend le journal comme baromètre, il n’y a pas lieu de s’alarmer : la population des diaristes se maintient à 8%. L’enquête 2008 a ajouté une sous-question qui n’existait pas en 1997. À ceux qui tiennent un journal, on a demandé de préciser sur quel support : « Sur un cahier ou des feuilles de papier seulement / Sur un ordinateur seulement / Les deux ». Le plus simple est de laisser la parole à Olivier Donnat qui, se souvenant sans doute des curiosités que l’APA avait manifestées auprès de lui lors de l’enquête précédente, a choisi de faire un petit bilan spécial centré sur la pratique du journal : sachez que le papier résiste victorieusement à l’écran !
" Il est intéressant de noter que le
succès des blogs et des sites personnels n’a pas condamné le journal intime
puisque cette forme d’écriture conserve sensiblement le même niveau de
diffusion qu’en 1997 et que le profil des pratiquants n’a guère changé :
les femmes sont dans l’ensemble deux fois plus nombreuses à se consacrer à
cette activité (10 % contre 5 %) ; notamment lors de la période
adolescente et étudiante (un quart des jeunes filles en cours d’études tiennent
un journal intime contre 9 % de leurs homologues garçons).
De plus, les
modalités d’écriture semblent avoir relativement peu évolué puisque le recours
au papier demeure largement majoritaire, quel que soit l’âge des
personnes : 74 % de ceux qui écrivent un journal utilisent un cahier ou des
feuilles de papier, 18% un ordinateur et 8% ont recours aux deux
supports . Toutefois, il semble que le journal intime constitue à cet
égard un cas particulier et que le transfert vers l’écran ait été plus massif
pour d’autres formes d’écriture personnelle. […]
Les écrivants
restés fidèle au papier sont le plus souvent des femmes et sont dans l’ensemble
plus âgés et moins diplômés que les autres. Ce choix s’explique notamment par
le fait que certains d’entre eux ne disposent pas d’ordinateur, mais le fait
que les deux tiers soient internautes montre à l’évidence qu’il s’agit dans la
plupart des cas d’une réelle préférence pour le papier, au moins pour certaines
formes d’écriture." (Olivier Donnat, op. cit., p. 202-203)