Journal 3 octobre - 7 novembre 2000
27 septembre 2002
Voici mon journal du 3 octobre au 7 novembre 2000 ; je l’ai tenu
pour
faire le point et baliser le temps – fonctions classiques du journal !
En
effet, un an avant, le 4 octobre 1999, j’avais commencé une
enquête
sur les journaux en ligne sur Internet, en tenant moi-même, non
sur
Internet, mais sur mon ordinateur, le journal de cette aventure. Ce
journal
était devenu une partie essentielle du livre qui rendait compte
de
l’enquête : « Cher écran… » Journal
personnel,
ordinateur, Internet (Seuil). Le livre devait sortir dans le courant
d’octobre
2000 : j’ai décidé de reprendre ma souris pour suivre,
pendant
un mois, ce qui allait se passer au moment de la publication : les
réactions
des lecteurs du livre, celles des diaristes dont je parlais, et les
miennes.
C’est donc une sorte de post-scriptum du livre, un chapitre posthume.
Mais
j’espère qu’il pourra aussi bien lui servir d’introduction. Et
rien
ne dit que, d’ici quelques années, l’envie ne me reprendra pas
de
passer à nouveau mon mois d’octobre à lire des journaux
sur
le Web, et à le noter…
©
Philippe Lejeune, 2002
mardi 3 octobre 2000, 21 h.
Un
an... moins un jour ! « Cher écran... »
paraît
dans deux semaines, je reprends ce journal pour faire face à
l’échéance.
D’abord on écrit son livre, ensuite on doit le parler. Cela
m’effraie
un peu. La forme « journal » fixait les nuances et les
vibrations
d’une découverte. Je vais me trouver devant des questions
tranchées,
il faudra dire blanc ou noir, généraliser, jouer à
l’expert.
L’interview parue dans Lire me consterne : j’ai dit ça ?
Et
il y en a d’autres à l’horizon... J’ai peur de ressasser, de
moudre
des banalités – sur un sujet qui s’estompe dans ma
mémoire
(j’ai décroché depuis le printemps) et qui a
changé
: en six mois le paysage s’est élargi... je vais parler de
vieilles
lunes. Cet après-midi je me suis donc plongé dans le
catalogue
de la Communauté des écrits virtuels. J’ai pioché
le
début. Conseil aux diaristes : prenez un titre qui commence par
A
ou B ! Au rythme actuel, je n’irai pas jusqu’à Z !
Ce sont des journaux frais, pleins de l’ardeur de la jeunesse, des
journaux
de quelques mois qui découvrent le monde. « Et le premier
soleil
sur le premier matin », comme disait Péguy. Je croyais
être
blasé, n’avoir plus rien à apprendre. Mais c’est à
nouveau
le charme. Six ou sept journaux en éventail : une fille qui veut
maigrir,
un homme qui tient (avec photos) le journal de la naissance de son
enfant,
une femme qui a une liaison – déchirante – avec un homme
marié,
et se replonge dans ses anciens journaux, un garçon qui a du mal
à
aborder les filles et analyse dans des entrées espacées,
mais
démesurément longues, son malaise, un peintre qui, la
trentaine
venue, voit son couple se défaire... On écrit parce que
ça
va mal, mais aussi parce qu’on aime écrire. Et on lit pour se
comparer...
22 h.
Le
jeudi 21 septembre, à 14 h. j’avais rendez-vous sur le Pont des
Arts avec Mongolo et Mme BB. Il a lui-même raconté notre
rencontre.
Je dirai seulement, moi, qu’ils forment un adorable couple d’amoureux.
J’ai
parlé surtout avec elle, apparemment ; mais son silence à
lui
n’avait rien d’embarrassé. La situation était
forcément un peu gauche au début - ça n’a pas
duré. On ne s’est pas répété ce qu’on
savait déjà. Je leur
ai dit le trajet qui m’a mené de la première ligne de mon
journal
en octobre 1953 (il y a 47 ans !) à cette conversation avec eux
dans
un café du Palais-Royal. Et lui, à ma demande, m’a
expliqué
le sujet de sa thèse – l’élaboration d’une base de
données
capables de classer toutes les descriptions possibles des
végétaux
! – Je suis peut-être indiscret, ce sujet le fera
reconnaître...
Mais pourquoi porte-t-il – même quand il va chez ses parents ! -
un
T-shirt « Mongolo’s Diary » avec l’adresse de son site... ?
mercredi 4 octobre, 10 h.
Cette
entrée d’hier, c’était des retrouvailles avec mon sujet,
mais aussi avec ma manière. Je suis devenu incapable
d’écrire sans corriger. Si les opérations que j’ai faites
avaient laissé des traces, ma feuille serait toute
biffurée, comme ces brouillons de Marie d’Agoult qui me
sidèrent. Tant de travail pour arriver à
quoi ? A un texte limpide, certes, mais simplet. Les corrections
n’ajoutent
rien, elles dégrossissent, décantent, un premier jet
profus.
Je viens d’employer deux verbes, un seul suffirait, lequel irait le
mieux
avec « profus » ? Je traque les répétitions,
j’organise
les assonances. Et surtout je me surveille, je me retiens. Je suis en
scène
: ne pas vexer l’un (la journaliste de Lire était tout
à
fait sympathique, elle a bien fait son travail), ne pas compromettre
l’autre
(vais-je raconter, par exemple, mon dialogue par e-mail avec
l’Idéaliste,
sur la manière dont mon journal d’octobre dernier a
circulé
en fraude sur Internet ?). – Ai-je à côté un autre
journal
où je déverserais franco, sans correction ni prudence,
toute
la vérité ? Non non, je suis muselé,
gominé,
condamné à l’élégance. Mais il faut
distinguer
: écrire « propre » n’est pas mentir. Au contraire !
La
limite, c’est la politesse qui me l’impose, et surtout le champ
étroit
auquel je restreins ces confidences.
vendredi 6 octobre, 12 h.
Je
note au galop les deux faits majeurs d’hier.
Le matin, long coup de téléphone avec Isabelle Rüf (
Le Temps, Genève). Je la connais bien, elle m’a plusieurs
fois
interviewé, en duplex de Paris, pour Radio Suisse Romande, je
suis
en confiance avec elle. Au fond de moi, j’aimerais mieux qu’on
écrive
un article sans m’interroger. Il y a déjà tout dans mon
livre.
Elle me dit : c’est juste des questions complémentaires, juste
dix
minutes - et on reste au téléphone une heure et demie !
Mais
c’est agréable : elle me force à faire une
synthèse, ça m’entraîne, je n’aurais plus
qu’à ressortir ça aux autres, quel auto-perroquet je vais
faire...
Journal et ordinateur, points principaux ? 1) la trace (a, regret ; b)
soulagement
et distanciation : point essentiel, montrer l’ambivalence, ça
vaut
pour la suite ; 2) la correction ; 3) l’encombrement (pas commode, mais
fécondité
des contraintes, etc.) ; 4) la discrétion (dire que c’est
kif-kif)
; 5) la conservation (problème du retour au papier). Ne pas
oublier
le problème des « deux espaces » (répartir
ses
écritures entre deux champs), et tout ce qui est de l’ordre de
l’imaginaire.
Bon. Seconde partie du livre, qui intéressera plus (tout
simplement
parce que chacun peut participer, comme lecteur ; et parce qu’on est
d’abord,
bêtement, indigné : mais ce n’est pas intime !). Quel est
le
pacte ? Là, elle me coince..., pof ! un pacte d’amitié
! Je développe. Prendre les gens à rebrousse-poil en
leur expliquant
que ce n’est pas le journal intime sur Internet qui est monstrueux,
contre
nature, mais le journal intime sur cahier ! Ce n’est pas «
naturel
» d’écrire en secret dans un cahier ! C’est toujours un
temps
de retrait et de ressort avant un retour à autrui. Nous
n’existons
qu’en relation. Internet offre un dispositif qui permet dans la
même
expérience le retrait et le retour ! J’explique (du moins pour
les
journaux francophones) l’usage systématique du pseudonyme, qui
permet
de séparer deux champs d’expérience, et la
présence
du e-mail, qui permet le dialogue (protégé) avec le
lecteur
âme-sœur et confident. L’appel à l’autre, les compteurs...
Mais
aussi le fait que les diaristes se lisent entre eux. C’est ça
que
j’appelle un champ d’amitié : pas uniquement des relations
duelles,
mais un esprit de groupe, une solidarité. Bon. Alors bien
sûr
c’est pas pareil qu’un cahier. Pof, encore une liste. 1) la
régularité
(sans ça, vous perdez votre public) ; 2) le désir de
plaire
(c’est sûr, vous êtes en scène) ; 2) l’autocensure
(distinguer
les journaux chroniques des journaux vraiment intimes). Et puis,
ça
j’avoue, on perd la dimension du temps, puisque le journal va
être
lu tout de suite, d’une certaine manière on reste
embrayé,
alors que le cahier sans lecteur, débrayé, peut ouvrir
sur
un espace de méditation plus libre. Développement
(brillant,
banal ?) sur la manière dont Internet troque le temps contre
l’espace,
et ce qu’on y perd. Mais dites donc, est-ce que, aussi,
l’écriture
ne s’appauvrit pas, ou change ? – Ma bonne dame, par rapport à
quoi
? Avez-vous réellement vu des cahiers-papiers ? Cette
oralité
de certains journaux en ligne se retrouve dans beaucoup de journaux
d’adolescents,
qui écrivent comme ils parlent. Impossible de
généraliser.
Présence sur Internet de gens qui écrivent admirablement
–
comme Zuby. – Mais alors, quel effet ça ferait sur papier,
pourrait-on
publier les journaux on-line ? – Non non ! Pas parce qu’ils sont
moches,
mais parce que ce pauvre papier est infirme ! Le livre est toujours
rétrospectif et global, alors que sur Internet vous lisez un
journal au rythme où il s’écrit ! Le lecteur partage le
temps du diariste ! C’est totalement différent ! Un feuilleton !
– De là on passe justement à mon expérience de
lecteur. Bien sûr, je suis un lecteur bizarre, au second
degré, je fais de l’ethnologie participante... Bon, portrait du
vrai lecteur... D’abord il explore au hasard, fait son marché,
puis
rapidement se fixe sur quatre ou cinq chéris qu’il suit, chaque
soir
il regarde où ils en sont – comme quand vous rentrez à la
maison
et que vous écoutez à table ce que les vôtres ont
fait
de leur journée...
Voilà la trame de ce qu’on s’est dit pendant une heure et demie.
Je
n’ai plus qu’à broder. Illustrer par des citations. Par exemple
ce
soir, je vais à Valenciennes, conférence à 18
heures à la Bibliothèque, je choisirai dans le train les
extraits que
je vais lire. Peut-être n’y aura-t-il personne à ma
conférence... je vous raconterai !
Ma seconde rencontre d’hier, au téléphone aussi, c’est
avec
Annabelle Klein, une jeune assistante au département de
communication à l’Université de Louvain. En juillet,
à la décade de Cerisy, Françoise Simonet lui a dit
que je travaillais sur le même
sujet qu’elle, ou presque : elle finit une thèse sur les pages
personnelles,
vues comme « récit de soi ». Son but est de montrer
que,
même quand elles sont une sorte d’autoportrait ou de
cartographie,
les pages personnelles sont des « configurations »
narratives
au sens où l’entend Paul Ricœur. Les journaux ne sont, pour
elle,
qu’une catégorie particulière de pages personnelles.
Discussion
là-dessus. Ça va être passionnant de lire son
travail
(illico je lui ai commandé un article pour la Faute à
Rousseau
). C’est une zone aveugle du mien, ça complétera.
J’avais,
j’ai toujours, un préjugé contre les pages personnelles :
on
ne peut les lire qu’une seule fois. C’est une expérience pauvre.
Tandis
que le journal construit une vraie vie commune, inscrite dans le temps,
avec
un rythme, des risques, une attente enrichissante... Peut-être
que
je me trompe ?
14 h. Départ pour Valenciennes.
samedi 7 octobre, 23 h.
Je
suis devin : à Valenciennes, hier, chou blanc ! Peu importe,
j’ai relu dans le train mes tirages – frappé des crises que
traversent souvent les cyberdiaristes. Crises de doute, ou de
dégoût. Insatisfaction
d’une communication qui reste imaginaire, désir d’un «
coming
out » dont ils n’ont, malgré tout, pas le courage...
Exemple
: ma chère « Incrédule » a donné
à
son journal une nouvelle formule, après une crise où elle
a
manifesté le désir de ne plus se cacher de son entourage,
de
« sortir de sa coquille » (14 septembre) – mais en quoi son
nouveau
journal résout-il le problème ? Autre exemple : «
Anomalie
» (30 avril 2000), dans sa grande tartine intitulée
«
Au delà de l’écœurement (Écœurement d’un
internaute. Part II) », exprime le désir de «
fracasser son écran » et de « voir le visage »
de tous ceux avec qui il communique depuis si longtemps... Tenir son
journal « en ligne » est un supplice
de Tantale, une double vie, meilleure que l’étouffement certes,
mais
frustrante. On effleure un rêve de transparence, on pointe le
nez,
on recule effrayé... Je repense au beau texte que Francis Aubrey
avait
écrit pour présenter son journal (73 cahiers)
déposé
– sous pseudonyme - à l’APA : « Tout jeune
j’étais
déjà froussard et, pendant les parties de cache-cache, je
craignais
tellement de n’être pas trouvé, d’être oublié
dans
ma cachette que je criais, si l’on feignait de ne pas me voir en
faisant
mine de quitter la pièce où je me dissimulais : Je suis
ici
! je suis ici, ou, plus exactement : Je suis-t-ici !, car dès ce
moment
je n’avais qu’une idée approximative du français, de
l’orthographe
et des liaisons ».
Le cas de mon ami l’Idéaliste est différent. Il avait
fantasmé
sur la convivialité d’Internet. Au bout d’un mois son
enthousiasme
retombe devant, dit-il, « les bavardages creux, les querelles
inutiles,
l’orgueil mal placé et surtout l’intolérance ». Eh
bien
oui, l’homme est partout le même... Le monde virtuel ne le rend
ni
meilleur, ni pire. Il y aurait sûrement une étude à
faire
sur les fantasmes qu’a suscités Internet. D’un côté
l’Utopie,
le Phalanstère, le Monomotapa. De l’autre l’Enfer, Sodome et
Gommorhe,
Big Brother. On est encore dans cette phase mythologique. C’est le
chemin
de fer vers 1840. Diabolisation, que ce soit Dominique Wolton, ou cette
enseignante
égarée qui hier, du fond d’une salle vide, m’accusait de
perversion
et d’américanisme – quia corrumperet juventutem ! Du
calme...
Vous n’allez pas condamner l’automobile parce que des gangsters peuvent
s’en
servir ! À vous de savoir comment faire appliquer les lois sur
le
nouveau média. C’est sûr que j’ai plutôt tendance
à
trouver des vertus à Internet, qui favorise l’initiative
individuelle,
la prise de parole et la vie associative : c’est un média
soixante-huitard
!
mercredi 11 octobre, 15 h.
Hier,
épreuve du « service de presse ». On a beau avoir
l’habitude... que de papier gâché ! Mon livre est gros
(444
pages), cher (145 F), beau certes (j’aime le dessin d’Alice, qui lui
donne
une note « cool »), mais quelle pitié de le voir
arriver
en packs de dix sous cellophane comme des briques de soupe, quel boulot
de
lacérer l’emballage qui résiste, quelle honte d’avoir
à
polluer chaque exemplaire d’un gribouillis insipide et insincère
!
Parodie d’offrande à des journalistes submergés qui, neuf
fois
sur dix, auront d’autres livres à fouetter... On s’abaisse
à
faire ça dans l’espoir du dixième... De forts gaillards
les
remontent ensuite par cagettes vers la mise sous enveloppe et
l’expédition, chaque livre comme un poisson mort tirant la
langue beige de son étiquette adhésive. Vous vous dites
qu’il y en a de pleins mètres cubes, par votre faute, chez
l’imprimeur, vous avez honte, comme d’excréments impossibles
à cacher... Horrible à dire, hier au Seuil, dans le
sous-sol où se fait la chose, et que doivent traverser les gens
qui vont à l’unique Salle de Réunion, je repensais
à la « caverne fécale » de New York peinte
par Céline, chiottes collectives, car nous étions quatre
en batterie, installés à pousser laborieusement nos
productions vers le monde extérieur... Les membres du
Comité de lecture, au passage, venaient chacun encourager nos
efforts...
Et pourtant j’aime le livre ! Jamais je n’aurais voulu d’une «
édition
électronique ». Je dis que c’est parce que mon livre
s’adresse
aux gens qui ne sont pas encore habitués au Web. Est-ce la vraie
raison
? Non, j’ai peur de me dissoudre, de m’évaporer en gerbes
d’électrons
perdus. Pour moi, écrire sur le Web, c’est faire des bulles de
savon,
exercice merveilleux mais fragile. Internet, je l’ai dit, a fait mentir
l’adage
antique : désormais, scripta volant. Alors hier j’étais
bien
content de repartir du Seuil avec, dans le plastique qui me sert de
besace,
de bons bouquins sonnants et trébuchants !
jeudi 12 octobre, 8 h.
Mongolo
est écœuré. Je m’en doutais bien, depuis début
octobre je guettais la sortie du nouveau J-Mag, rien ! Comme il
est
hyperconsciencieux, c’est qu’il y avait un os : personne ne lui a
envoyé d’article ! Il a fini par tout rédiger
lui-même, comme Alec Guiness
jouant tous les rôles de Noblesse oblige. Son interview
de Shani,
en collaboration avec « Tehu », est excellente. Il remplit
les
autres rubriques en pleurant sur « égoïsme et
décadence
». Ça m’a fait sentir coupable – à tort. Dans son
numéro
d’août, j’ai lancé un appel à la lecture des
journaux
européens. En septembre, il y a eu une première
réponse
sur l’Allemagne. J’ai mis sur la piste, pour de futurs J-Mag,
mes
relations en Espagne, en Suède, et même au Japon. Moi non
plus
je ne peux pas tout faire. Depuis qu’on s’est vu, je lui ai
suggéré d’entreprendre les cyberdiaristes sur le
thème de la lecture. Comment les bouger ? - C’est vrai qu’on n’a
pas ce problème pour la Faute à Rousseau : mais
on est plusieurs, on a derrière nous une
association de 700 personnes, et puis on provoque les articles par des
commandes,
on n’attend pas qu’ils tombent du ciel.
jeudi 12 octobre, 22 h.
Déjeuner
avec Emmanuelle Peyret. Nous voilà ramenés trois ans en
arrière – car elle a gardé nos réactions d’alors :
ça ne peut pas être intime, ni sincère, ni
nature...
Elle voudrait que j’oppose les cahiers aux cyberjournaux – et moi de
chipoter,
- je nuance, j’hésite, je sèche... Elle oriente mes
réponses
et je renâcle. Pourtant elle est pleine de curiosité. Non,
ils
n’écrivent pas plus mal ; ni mieux... Si, ils sont aussi
sincères...
Avouons-le, je domine mal mon sujet... Les nouveaux journaux que j’ai
lus
ces derniers jours sont si variés, si riches ! J’ai de quoi
prouver
tout et son contraire ! Non, ce n’est pas le narcissisme, l’impudeur ou
la
censure qui m’obsèdent : au fond, je m’en fiche ! Ce qui me
frappe
c’est leur goût d’écrire et leur sérieux. J’ai de
l’estime
pour eux. Ils font une chose risquée, pas facile. Se regarder en
face,
s’offrir au jugement des autres. Si vous croyez qu’il n’y a pas de
censure
et de frime dans les cahiers manuscrits !... – Bon, et moi je me sens,
devant
eux, complice et curieux, je ne suis plus le moraliste crispé,
le
taste-vin élitiste...J’ai envie de dire aux agacés, aux
je-sais-tout
: détendez-vous, c’est pas grave, vous ne risquez rien... Car
ils
se sentent menacés ! Ils ont peur ! A l’idée d’avoir
à
faire pareil... ce que personne ne leur demande !... Il faut juste
débrayer,
se laisser aller, lire en sympathie... Laisser tomber qui vous
énerve...
Suivre les flux d’amitié, se guider à l’instinct...
lundi 16 octobre, 20 h.
Week-end
dans le Perche, à la Pellonnière... L’eau
s’égoutte lentement des arbres, je marche seul dans
l’allée qui mène du
village au manoir, humant le brouillard qui va se lever. On m’a mis
dans
la chambre de la marquise. Les repas se prennent au colombier, une
belle
bâtisse ronde du XVIIe siècle. Nous sommes une
quarantaine, membres
des groupes-lecture de l’APA, retirés là pour «
réfléchir
à notre pratique ». Notre pratique, depuis huit ans, c’est
lire,
chacun tout seul, dans le cadre du groupe, des textes autobiographiques
à
nous envoyés par des inconnus. Après, écrire notre
lecture,
et leur écrire. Nous pouvons les décevoir. Et eux, nous
déstabiliser.
Et cela, bien souvent, sans le savoir, ni les uns ni les autres.
Difficile
ajustement. Voilà. On réfléchit donc aujourd’hui
à
ces troubles d’une lecture qui devrait être fluide. Je marche en
pensant que l’offre d’écoute que l’APA fait à des
inconnus est inversement symétrique de la demande
d’écoute que lancent à d’autres inconnus les
cyberdiaristes. Ce n’est pas la même classe d’âge, ils sont
jeunes, nous vieux, ni le même média. Peut-on imaginer un
groupe APA lisant les journaux en ligne ? Inutile, puisqu’ils se lisent
entre eux. Je marche en humant le brouillard, et il me semble que cette
allée,
les arbres, la lumière, la fraîcheur, le porche
aperçu
là-bas, les pierres des douves, le pain du petit
déjeuner, les
conversations que nous allons avoir sont tous délicieusement
réels,
substantiels, adorables. Je suis libre, vivant, respirant à
pleins
poumons, miraculeusement échappé à Internet !
lundi 16 octobre, 22 h.
Samedi,
dans Libé, deux pages sur l’impossible archivage du Web.
Ce soir Emmanuelle Peyret m’envoie son article, qui doit paraître
mercredi. Il reflète notre conversation, ses réticences,
mes
hésitations, c’est un bon article, problématique et
ouvert, qui peut accrocher le lecteur. Il ne paraîtra pas dans le
supplément « Livres », mais en page Internet. C’est
bien, et c’est dommage : je voudrais toucher les gens du livre. Mais
peuvent-ils être touchés ? Ne vais-je pas au contraire les
conforter dans l’idée que c’est un
fatras de ratés, du n’importe quoi et la fin des Belles Lettres
?
Les livres envoyés mardi ont dû arriver, puisque je
commence à recevoir de petits accusés de réception
amicaux (de
ceux-mêmes que j’envoie par courtoisie), témoignant
parfois déjà
d’un coup d’œil jeté au livre – dont un chaleureux billet de
Dominique
Noguez qui me dit combien « Cher écran... »
l’a...
glacé ! Il n’y retrouve pas Gide, Léautaud, Kafka, ces
livres
« brûlants d’intelligence et de culture, d’intimité,
bruissants
de secrets, où il semblait qu’il n’y eût qu’une conscience
face
à une autre dans l’enclos d’un livre sur papier bible ».
Sa
lettre, très amicale, se termine par une taquinerie : « je
dois
avoir tort, il faut que je m’y fasse, je m’y ferai »... De fait
sa
réaction concerne peu Internet. C’est l’effarement d’un fin
lettré
devant les écritures ordinaires, d’habitude cachées, et
qu’Internet
porte sinon au grand jour, du moins fait affleurer dans une
lumière
crépusculaire, à perte de vue...
mardi 17 octobre, 10 h.
Hier
soir, douce veillée. Mon livre arrivera-t-il à
transmettre ce rapport au temps ? Je me suis mis « à jour
», en ouvrant
certains de mes chéris. Mongolo, bien sûr. Zuby – et
voilà
qu’elle raconte une douleur horrible qu’elle a eue en pleine nuit, elle
a
failli aller à l’hôpital, mais la douleur a brusquement
passé
: elle ne sait pas ce que c’est, et moi je reconnais au détail
près
tous les symptômes de mes crises de 1982, ce sont de petits
cailloux
coincés dans le canal cholédoque, il suffit d’enlever la
vésicule
biliaire ! En tout cas, ça ressemble comme deux gouttes d’eau !
La
manière dont la douleur irradie, la soudaineté du
soulagement.
C’est la première fois que j’ai envie de répondre
à
un diariste, malheureusement je n’arrive pas à ouvrir son
courrier
électronique, pour lui suggérer... de suggérer
ça
à son médecin. Le mien avait mis six mois pour trouver la
cause,
qu’est-ce que j’ai souffert... Peut-être a-t-elle autre chose,
mais
ça ne coûte rien de demander. – Et puis j’ouvre mes
nouveaux,
le peintre de trente ans, toujours pris dans les troubles de son
ménage,
et surtout Ariane Fabre. Hier lundi elle faisait le point sur la
rupture
définitive de son grand amour, et sur le
réaménagement
de son journal. J’aime sa manière souple d’écrire. J’aime
aussi
qu’elle s’interroge, comme elle le fait, sur les ressources nouvelles
de
l’écran. Elle explique son projet de le diviser en trois. Son
journal
actuel correspond trop « au format d’un journal papier, c’est un
peu
trop sage, trop plat pour le journal online à qui je veux ouvrir
d’autres
avenues afin d’être capable de communiquer davantage et autrement
».
Métamorphose à suivre. Celui qui aime la
littérature
et l’humanité, il doit être capable de voir la
beauté
d’un journal pareil, où une femme trace si bien les chemins de
sa
vie, même si ce n’est pas signé Kafka.
mercredi 18 octobre, 10 h.
C’est
le jour (théorique) de sortie du livre. L’article de Libé
sera pour plus tard, rien ce matin. Mais hier, une excellente nouvelle
:
Gretchen reprend le flambeau, ou plutôt la navette (?) du
Tisserand ! Les coquins, ils ont eux aussi rencontré Mongolo en
septembre. –
J’imagine quelqu’un zappant et tombant sur cette entrée – je
parle comme si mon journal était en ligne ! – et ne comprenant
pas qui est
qui... Me voilà passé de l’autre côté, entre
copains...
A mon âge ! Ce côté « petit clan »,
cyberVerdurin,
est agaçant pour les autres, mais ce sont des petits noyaux de
chaleur
bien réconfortants quand on est par ailleurs exposé au
vent
glacial des grandes steppes du Web... je reprends les métaphores
de
Dominique Noguez. – Ce matin, j’ai senti ce vent. - J’avais posé
par
mail des questions à Annica Tiger, qui gère un Webring en
Suède,
avec l’idée de faire un petit article pour le prochain J-Mag
de Mongolo. Or à côté de ce Webring, très
classique,
qui renvoie par des liens à des sites personnels, il y a en
Suède
un site « Dagbok Direkt » qui offre à n’importe qui
un
espace pour tenir un journal. Plus besoin de créer son site
soi-même.
On s’installe immédiatement, sans effort, sans initiative, dans
un
espace préfabriqué, type hôtel Formule-1 ou lopin
de
jardin ouvrier, et on y déverse n’importe quoi ! On n’a pas sa
propre
identité sur le Web, on n’existe que comme sous-case de cette
ruche,
ou de ce columbarium. J’ai appris, dimanche, qu’on appelait «
boulin
» ces trous dans la maçonnerie qui abritaient les couples
de
colombes... il y en avait plus de 2000 dans le colombier de la
Pellonnière.
Le site suédois est plus modeste (une cinquantaine) – mais
continuant
mon exploration côté anglophone, je tombe sur « The
Open
Diary », qui offre le même service (« Want to have
your
own online diary ? Click here to start a public or private diary. It’s
easy
and it’s free ! »), et dit proposer actuellement à la
lecture
152.274 journaux en lignes de 76 pays différents ! J’ai peine
à
le croire. Ne s’agirait-il pas plutôt du nombre des
entrées
? Toujours est-il qu’il y a un index par tranche d’âge, et par
pays.
Je clique sur Europe, il n’y a plus que 1.099 journaux, dont 729 en
Grande-Bretagne,
et... 9 en France, je clique encore, un seul des 9 semble être en
français,
« Aveu » de Nathalie Monique, 16 ans... j’ouvre : il n’y a
rien
dedans ! Je picore les autres, des petites jeunesses qui racontent
à
la sauvette, en anglais parfois phonétique, parfois
orthographié, leur quotidien... on est à mi-chemin du
journal et du « chat » - qui les lit ? Sûrement pas
des inconnus... elles doivent passer
l’adresse à leurs copines. Je ne suis pas le lecteur de
ça, je me suis vite sauvé, mais ça m’a
démoralisé, réfrigéré... je suis
fragile !
mercredi 18 octobre, 17 h.
Mon
amie Tazuko vient de m’envoyer du Japon l’article qu’elle m’avait
indiqué
en septembre. Imaginez : « Keeping a diary in cyberspace »,
par
Yasuyuki Kawaura, Yoshiro Kawakami et Kiyomi Yamashita ! C’est extrait
d’un
numéro spécial de Japanese Psychological Research
(1998,
vol. 40, n° 4, p. 234-245). Imaginez donc, à lire ce titre,
comme
j’étais excité ! et du coup la profondeur de ma
déception
!...
Le premier étonnement, c’est l’étendue du cyberdiarisme
nippon
: ces trois psychologues, en utilisant les moteurs de recherche, puis
en
contrôlant, auraient repéré 1.527 sites contenant
des
journaux en ligne ! A chacun d’entre eux ils ont envoyé un
questionnaire, et ils ont eu en gros un quart de réponses
exploitables (377, soit, précisons-le, 24,7%).
La déception, c’est la méthode employée. Car de
ces
1.527 sites, ouverts à la lecture, ils ne disent absolument rien
!
Pour être sûrs de rester objectifs, ils n’en ont pas lu un
seul
! Le questionnaire n’est pas établi d’après une
observation
préliminaire. Ils auraient pu, à partir d’un
échantillonnage,
étudier la morphologie et le fonctionnement des sites, dresser
une
typologie provisoire, puis tester et affiner leurs hypothèses
par
leurs questions. Pas du tout ! Ils ont fait dans l’abstrait,
d’après
les descriptions classiques des journaux sur papier, un classement
rudimentaire
selon deux critères : le destinataire (soi, ou les autres) et le
sujet
(les faits, ou les sentiments), et en croisant les deux ils obtiennent
quatre
types, dont ils vérifient l’existence dans le domaine du
cyberspace.
L’étude affiche une précision mathématique et
déploie
les apparences de la scientificité sur... du vide. C’est comme
si
on établissait, à grand renfort de décimales, que
les
gens de plus de 60 ans, sont, à une écrasante
majorité,
plus âgés que les gens de moins de 60 ans.
J’exagère
à peine. On apprend que ceux qui disent écrire pour
autrui
accordent plus de soin à faire référencer leur
site
que ceux qui disent écrire pour eux-mêmes. D’ailleurs
ça
paraît bizarre qu’on puisse dire qu’on tient un journal en ligne
uniquement
pour soi – mais tout est bizarre dans cette enquête où
jamais
n’est posé le problème de l’identité (le nom
propre,
les pseudonymes) ni celui des rapports réels que les diaristes
entretiennent
avec leurs lecteurs. Tournons la page, oublions cette parodie de
science...
jeudi 19 octobre, 9 h.
Hier
j’ai eu la tentation de mettre en ligne ce journal, en ouvrant une
page de plus dans « Autopacte ». Le plaisir d’être
autonome.
Ne rien demander à personne ! Tout seul comme un grand. Et
surtout,
sans l’annoncer. J’ajouterai une rubrique sur la page d’accueil. Ce
sera,
de facto, réservé en prime aux rares visiteurs du site,
qui
pour la plupart ne le remarqueront pas. Tranquille dans mon coin. –
Après
cette rêverie, la gêne reprend le dessus. Oui, je puis
mettre
en ligne d’un bloc tout ce que j’ai déjà écrit.
Mais
je n’arriverai pas à écrire une nouvelle entrée
sous
la menace d’une publication immédiate. J’ai beau composer dans
l’instant,
ne rien modifier après coup. J’ai beau. Pourtant. Pourtant j’ai
besoin
d’un temps devant moi. Un délai de sécurité (quand
je
parle d’autrui). Un temps de maturation. Que la pâte repose. Mon
écriture
éveille en moi des harmoniques que je dois laisser vibrer, pour
trouver
le fil de l’entrée de demain. En publiant illico, j’aurais
l’impression
de mettre la pédale sourde, de couper mes élans – Tu n’es
pas
forcé de faire ça chaque jour... tu pourrais mettre en
ligne
chaque semaine... « autopacte » hebdomadaire... –
Peut-être,
mais ça se rapprocherait du livre... – Tu fais bien, chaque
semaine,
une revue de presse pour tes étudiants, tu pourrais, sur
Autopacte,
tenir chronique de tes humeurs et de tes rencontres... Jusqu’à
présent
tu as publié des journaux spécialisés (Le Moi
des
demoiselles, « Sincérité », Lucile
Desmoulins,
« Cher écran... ») où tu mettais le
thème
principal en résonance avec des épisodes de ta vie
quotidienne.
Tu pourrais inverser, avoir une chronique générale qui
ferait
communiquer tes différents projets ?... – Je ne sais pas. Je
vais
voir.
vendredi 20 octobre, 8 h.
Délicieuse
journée, hier, à l’abbaye de l’Epau (Le
Mans), même si le sujet de la rencontre (la vieillesse)
était pénible. Dans le train, à aller, je lis,
acheté gare Montparnasse, le dernier livre de Dominique Wolton –
à peine un livre,
une interview où il ressasse ce qu’il a déjà dit
dans
Internet, et après ? Cet homme a l’air fâché. Il se
bat
contre une idéologie, celle de la « société
de
l’information ». D’accord. Mais comme elle fait d’Internet son
Dieu,
il se croit obligé d’en faire son Diable. Dommage. Tout ce qu’il
y
a de nuancé dans son propos est gâché par ce
fanatisme.
La déception vient aussi du vague de sa position personnelle. Le
seul
intérêt de l’interview aurait été de le
faire
parler de lui. Pourquoi est-il si aigre ? Quelle est son
expérience directe d’Internet ? A-t-il un site ? Qu’a-t-il
observé en surfant ? Jamais rien de précis. – Au kiosque,
on vendait aussi Les Folies d’Internet de Daniel Schneidermann,
rassemblant ses articles de cet été
dans Le Monde. Là, en revanche, c’est du concret. Le
journaliste
raconte son Odyssée ou sa descente aux Enfers, il vous fait rire
ou
trembler, tout est bouffon, extravagant, effrayant. Oui, c’est vrai,
dans
un espace sans tri ni censure, tout peut advenir. Oui, Internet demande
un
explorateur solide et avisé. Mais pourquoi ne pas penser que les
médias
devenus traditionnels, dont on vante le pouvoir formateur (alors qu’on
les
accusait il y a trente ans de nous décerveler !), ont rendu
l’homme
capable de se diriger dans le chaos d’Internet comme dans le labyrinthe
de
la vie ? – Je m’imagine, dans une table ronde ou une émission,
confronté
à Wolton ou Schneidermann. Ils ne feraient de moi qu’une
bouchée.
samedi 21 octobre, 9 h.
Moi
aussi, je vais finir par paraître aigri ! Wolton, c’est un
agité.
Les psychologues japonais, des savants pour rire. L’excellent Dominique
Noguez,
un lettré effaré. Et ainsi de suite. Il n’y a que moi
d’à
peu près potable ! Faut contrôler ses humeurs, surtout si
on
veut paraître en public... - Mais il faut lâcher ses
humeurs,
pour s’en libérer et les voir ! N’est-ce pas cela, le journal
intime
? - Mais pour bien les voir, il faut l’œil de l’autre, et c’est
l’idée
de publier qui le fait resurgir ! – Cette tension entre vidange et
contrôle,
expression et répression, c’est un accordéon
délicat.
Ne pas resocialiser (de suite, ni à terme) ses déchets
asociaux.
Se libérer de ses humeurs sans mariner dedans. – Mes coups
d’humeur
construisent, évidemment, l’image que j’ai de moi. Je suis,
sachez-le
bien, très nuancé, rien d’un polémiste.
Sérieux,
je pars toujours du réel. Et démocrate, ouvert à
l’expression
de tous. Suis-je cela ? C’est ce que je crois. Mais je suis aussi plein
de
passion, borné par mes œillères, et pas qu’un peu
sectaire...
– Et lucide, avec ça !... – Quand on publie un livre, on attend
de
se voir dans le miroir des autres. On doit effacer, comme la
buée
d’une vitre, la gentillesse...
J’ai besoin de temps pour ce journal. Il se fait en moi un travail qui
ne
saurait pas être coupé. Chaque chose est une suite, a une
suite,
c’est un lent tissage. Il y a ce que je diffère, qui mûrit
dans
ma tête, ou que je renonce à dire. Ce n’est pas le
feuilleton
d’une expression quotidienne, que je pourrais livrer « en ligne
».
Plutôt une sorte de composition musicale. Et puis j’ai besoin
d’être
à l’abri... Si bien qu’hier j’ai fini par une demi-mesure. J’ai
mis
en ligne la présentation de « Cher écran...
» rédigée en juillet pour la revue
électronique Bollettino
‘900. Peut-être un jour mettrai-je en ligne ce journal – mais
quand
il sera fini.
dimanche 22 octobre, 9 h.
Je
replonge dans le Web... Figurez-vous que mon peintre – celui dont le
ménage bat de l’aile, à qui sa femme a proposé un
contrat,
genre Beauvoir-Sartre, de liberté réciproque – eh bien sa
femme
a surpris une page imprudemment laissée sur l’écran, et
le
soupçonne de raconter leur histoire, à son insu, à
la
terre entière ! Et ça, c’est pas du tout dans le contrat
!
– Il a prétendu qu’il écrivait un roman ! Les noms sont
changés,
effectivement, mais alors pourquoi le narrateur s’adresse-t-il à
des
lecteurs, qui ont l’air d’être sur le Net ? Si peu avertie
soit-elle,
sa femme a bien dû comprendre. Du coup, à tout hasard, il
nous
fait ses adieux. Si on ne le revoit plus, on saura pourquoi ! – Le
premier
réflexe pourrait être de copier l’ensemble de ce journal,
qui
va sombrer, comme on jette une bouée à quelqu’un qui se
noie.
Finalement on se contente de méditer, comme Hugo devant
l’océan
: « Où sont-ils, les marins sombrés dans les nuits
noires
? / O flots, que vous avez de lugubres histoires... » - Les
histoires
ne sont pas toujours lugubres, et Ariane Fabre – qui m’étonne
par
la maîtrise de soi qu’elle garde dans ses épreuves
actuelles
– se lance dans un boulimique programme de lecture des cyberjournaux.
Chaque
jour, elle va indiquer son coup de cœur, faire un lien, et comme
ça
les autres journaux, grâce à elle (mais j’ajoute : si on
la
lit, elle !), trouveront le public après lequel ils soupirent...
Elle
lira « en sympathie », comme on dit à l’APA, sans
parler
de ce qu’elle n’aime pas (j’approuve). – Nous voilà revenus
à
la convivialité du Net. J’ai réfléchi à
l’actuel
échec de JMag et écrit à Mongolo pour lui
suggérer
un plan de redressement en trois points, inspiré de
l’expérience
acquise à la Faute à Rousseau : passer à
un rythme
bimestriel ; organiser chaque numéro autour d’un dossier dont le
thème serait annoncé à l’avance, sans
hésiter à commander des articles ; sortir JMag de
l’ornière des « Frequently asked questions » en
l’ouvrant à l’univers du livre et des arts
plastiques. Et puis le rendre plus attrayant sur le plan graphique et
l’illustrer.
Je lui propose pour novembre un article sur les webrings
suédois,
et pour janvier (nouvelle formule ?) une présentation des
enveloppes
de Marie-Dominique Pot. – Et du coup, cherchant dans l’index de «
Cher écran... » le passage sur Marie-Dominique, je
tombe
sur ma première coquille : ça renvoie p. 309, alors
qu’elle
est p. 399. Mea culpa.
mardi 24 octobre, 8 h.
L’article de Libé est sorti hier. Il y a eu aussi les deux pages d’Isabelle Rüf dans Le Temps, très bien. Sur mon écran je regarde, comme un contrôleur aérien, circuler l’information : le Tisserand, un des premiers à recevoir le livre, lui a consacré une page dans son journal, Mongolo (l’Écosse est loin, il n’a encore rien eu) s’en fait l’écho, puis c’est Fran, Thierry Tuborg, etc. Pour l’instant, cela reste dans le champ des « collaborateurs ». Tous semblent heureux qu’on parle d’eux, et que le cyberjournal soit légitimé par un livre. Et moi qu’ils parlent de moi, et d’avoir l’onction du Web. Du coup je jette aussi un œil aux forums, baromètres de la vitalité des cercles. La SDV agonise (totalement vide, sauf des querelles puériles). La CEV a le vent en poupe (c’est mérité, le cercle est bien géré, les discussions gentilles). La liste de Mongolo est pleine de sérieux, mais peu fréquentée. Il y a mis un résumé de mes propositions pour relancer J Mag. On verra si on nous répond. La position d’animateur bénévole est difficile : on attend tout de vous, on ne se manifeste que pour râler, et vous, vous avez pris des engagements qui parfois dépassent vos possibilités. Tension, aigreurs. Pour que JMag marche, il faudrait être plusieurs. J’ai donné des conseils sans pouvoir m’y engager. La Faute à Rousseau absorbe mes énergies. Mais ça m’aurait tenté...
9 h.
J’indique
parfois l’heure, comme ici, pour séparer les sujets. Je
n’aime pas faire des paragraphes, qui pourtant faciliteraient la
lecture. J’aime écrire d’une seule coulée.
Dimanche soir, explorant au hasard de nouveaux sites, je lis la
dernière entrée, 19 octobre, d’une certaine Frannie... et
je tombe en pleine crise : cette jeune fille de dix-neuf ans, qui a
commencé en avril, avoue à ses lecteurs que depuis le
début elle leur a menti !
– Un cas d’école ! Toujours la question qu’on me pose : et si on
vous
mentait ? si c’était inventé ? Je réponds que
ça
doit être rare, parce que mentir longtemps est un boulot monstre.
Et
puis c’est la rançon du pacte, je prends le risque. – Frannie,
au
bout de six mois, a craqué. Elle s’était inventée
une
sœur, dont elle parlait peu. Ses histoires de copains, pas très
claires
mais banales, transposaient l’histoire du vrai copain, qui d’ailleurs
lisait
le journal. Et puis elle a brouillé les pistes sur son domicile
et
celui de ses parents. Un cocktail de roman familial (la sœur), de
pudeur (le
copain) et de prudence. Le tout ne concernant qu’une portion minime du
journal,
le reste garanti vrai. Vrai de vrai, Frannie, maintenant ? On va te
croire
? Est-ce que t’es pas un vieux moustachu qui se fiche de nous, et
redouble
sa tromperie en la mettant en abîme ? – Mais non... J’ai lu le
journal
depuis le début, en entier, ce sont des ruses candides...
Frannie
est jeune d’esprit, sérieuse, douée pour écrire
(quoique
un peu longuette)... Elle s’est emmêlée dans ses jeux de
rôle.
Dès le début – c’est ça le vertige - elle parle de
son
goût pathologique des déguisements (29 avril), j’avoue
pourtant
douter de ses perruques... Mais voici que, le 1er mai, elle dit vouloir
faire
une étude sur les journaux virtuels, et se demande si Philippe
Lejeune
n’est pas déjà sur le coup ? Elle pose la question
à
La Luciole (indiscrète et chère Luciole !) qui – j’en
apprends
de belles - lui envoie franco mon journal de « Cher
écran
» ! Et voilà ma Frannie en proie à une «
jalousie
féroce » (je la comprends) puis, à la
réflexion,
plutôt contente de voir son désir légitimé.
-
Comment ne pas croire à un journal dans lequel on figure ? Je me
laisse
donc aller... Bavard au printemps, le journal maigrit en
été,
tourne à l’album photo, Frannie attend la rentrée des
classes
pour que l’inspiration revienne... puis elle craque, se met à
table,
avoue tout et attend notre verdict. Bizarrement, elle dit vouloir
reprendre
un journal, cette fois véridique, ... le 15 janvier ! Pourquoi
cette
date, et un tel délai ? Et comment, à 19 ans à
peine,
peut-elle finir une licence en Sorbonne ? Me voilà repris de
doute...
Dans le doute, je préfère croire. J’ai été
ému,
hier soir, de lire ce qui sera peut-être la dernière
entrée
de mon peintre. Il ne peut plus tenir son journal depuis que sa femme
en
connaît l’existence, il se reproche de l’avoir trahie, mais il a
connu
ces derniers mois un tel plaisir à le composer que cet
arrêt
est pour lui comme un suicide !
Frannie et lui se sont lancés à l’aveuglette dans un jeu
dont
ils maîtrisaient mal les règles. Frannie, sans
réaliser que dans un espace régi par un pacte de
vérité l’invention s’appelle mensonge ; Claudio (c’est le
« nom » de mon peintre), que dans un espace régi par
un contrat de solidarité (le mariage)
son journal public était une trahison. Ce qui les a
aveuglés tous deux, c’est un incoercible désir
d’écrire, de créer et d’offrir un univers de langage. Il
leur sera beaucoup pardonné !
mercredi 25 octobre, 8 h.
Statistiques
: à la date d’aujourd’hui, les 100 diaristes de la
CEV se répartissent ainsi :
Sexe : Hommes, 36 ; Femmes : 62 ; couple : 1 ; sans information : 1.
Pays : Québec et Amérique du Nord : 69 ; France et Europe
:
27 ; sans information : 4.
Le profil type me semble être la jeune fille de 20/25 ans
habitant à
Montréal.
Ce qui m’a surpris en faisant ce comptage, c’est la nette
prédominance féminine (je vivais avec l’idée d’une
égale répartition entre sexes), et la montée en
ligne des Français (ils font désormais
plus d’un quart des effectifs).
Impossible de savoir exactement les âges : la rubrique n’est
jamais
remplie. Mais j’ai suffisamment ouvert et picoré tout au long de
cet
inventaire pour me rendre compte que ça ne change pas :
l’immense
majorité a entre 20 et 30 ans.
Reste à savoir la durée de vie des journaux, et leur taux
de
renouvellement depuis l’an dernier. C’est le boulot le plus long, je
dois
le préparer pour être opérationnel au 4 novembre
(premier
bilan annuel). Ce sera sans doute, en même temps, la fin de ce
journal
– que je reprendrai peut-être, qui sait, le 4 octobre 2001 ?
15 h.
Je
pars deux jours pour Rotterdam, à un colloque d’historiens des
mentalités consacré aux « ego-documents ». On
parlera
surtout, semble-t-il, de l’Europe classique. Ma communication sur «
Cher écran... » va détonner. Un
phénomène
qui n’a pas cinq ans d’âge ! Raison de plus pour être
solide.
Le Tisserand, à qui j’ai donné à lire le
début
de ce journal, est content que j’ébauche, dans ma réponse
à
Isabelle Rüf, la synthèse qu’il aurait attendue en fin de
livre.
Il m’encourage à creuser la piste du temps... j’ai trois heures
de
train pour bâtir mon exposé !
samedi 28 octobre, 11 h.
Rotterdam,
église des Pèlerins, d’où partirent les
pionniers du Mayflower. Me voilà au milieu de la nef, debout
derrière
un pupitre, micro au chandail, prêchant Internet comme une
nouvelle
Pentecôte. Mon exposé ne détonne pas : les orateurs
précédents
ont pris les « ego-documents » non comme des sources de
l’histoire,
mais comme des faits historiques, des actes dont il faut percer les
intentions,
les codes, les modèles... Je ne fais pas autre chose en
démontant
le fonctionnement des journaux en ligne. L’information qu’ils nous
livrent
n’est pas l’essentiel. On aura mille autres moyens de savoir comment on
vivait
en l’an 2000. Mais ils diront comment on y respirait, comment on y
étouffait,
comment les moi circulaient... J’ai commencé par une comparaison
entre
le journal de Magdalena van Schinne (1788) et celui de Fran (1999), et
terminé en disant ma hâte de rentrer chez moi lire la
suite des aventures de
Claudio et Frannie, illustrant ainsi la position du lecteur «
synchrone
»... Et j’avais bien raison – rien que de bonnes nouvelles, ce
matin
! Claudio s’est expliqué avec sa femme, il fait le discret mais
rien
à craindre, le journal va continuer... Frannie, qui attendait
son
verdict, apaisée par l’indulgence des lecteurs, recommence une
nouvelle
vie sur le Net, sa vraie vie cette fois. Elle ouvre un nouveau journal,
L’Heure bleue, en intégrant les contes bleus de l’ancien
dans
les « archives ». Elle est moins bavarde, plus directe, et
ma
foi tout à fait sympathique. Elle s’est
débarbouillée, elle est toute fraîche.
dimanche 29 octobre, 9 h.
Vanitas
vanitatum ! Liloo n’a pu s’empêcher de dire à
Gaétan qu’elle était dans « Cher
écran... ». Ils
se sont disputés au téléphone et je suis cause
(indirecte
!) qu’ils ne se voient pas ce week-end ! A vrai dire ils se disputent
depuis
un an, puisque c’est à la suite d’une première «
rupture
» que Liloo a commencé son journal. Couple en crise,
journal
en ligne. Je repense à Claudio, à Fran, à tant
d’autres...
Gaétan demandant à Liloo un « droit de
réponse
», elle va donner son adresse dans sa page d’accueil, lecteurs et
lectrices
pourront lui dire ce qu’ils pensent, et lui leur répondre...
grande
lessive ! De quoi suis-je responsable ? – Le problème, c’est
l’intrusion
des médias publics dans l’espace semi-privé d’Internet,
la
manière dont on braque les projecteurs sur une pénombre
où
chacun se croyait à l’abri. Je suis l’un des relais. Mon livre
restera
confidentiel. Mais il alerte des journalistes qui vont lancer, sous une
forme
plus sommaire, l’information vers le grand public. Ce sont des ogres
qui
sentent la chair fraîche. En août, Le Point a
contacté
Liloo. Puis Jean-Luc Delarue, en septembre, pour une émission
télé sur le quotidien des femmes – elle a refusé.
Personnellement j’ai dissuadé
la revue Construire de la contacter. J’ai gommé mes
propos
sur elle dans Libé. Les mots n’ont pas la même
résonance
murmurés dans un livre ou claironnés dans la presse. Mais
au
départ, n’a-t-elle pas pris le risque, en s’affichant sur Yahoo
comme
« une petite Suissesse qui cherche à être bien dans
sa
peau » ?
mardi 31 octobre, 9 h.
Tout
roule, et ce journal va vers sa chute. Je me suis mis, dès le
retour de Rotterdam, à préparer l’inventaire du 4
novembre, l’essentiel étant la durée des journaux. Je les
prends un à
un, je les ouvre – presque comme des huîtres ! J’écarte la
page
d’accueil, je vais fouiller au fond des archives, j’attrape
délicatement l’« attache » du journal, sa
première entrée, je
note la date sur mon registre... C’est lent parce qu’au passage il est
impossible
de ne pas lire : je déguste une page, je la hume, papilles,
palais,
gosier... me voilà redevenu taste-vin, je fais tourner dans ma
bouche,
j’avale, je recrache... Je m’embrouille pour dire comme tout est ici
question
de goût. Mon inventaire se terminera par des chiffres, mais
l’essentiel
est ailleurs, dans ces saveurs, ces frôlements, ces courants
d’air...
Je passe par des crises d’amitié, des rêveries, des
énervements...
Je me réveille au bout d’une demi-heure n’ayant pas
avancé
d’un pouce dans l’inventaire, pour avoir lu, happé par une voix,
des
douzaines de semaines... ma facture de téléphone va
être
salée !
Tout roule, j’ai terminé l’article sur les webrings
suédois, Mongolo, ayant consulté ses troupes, se rallie
au rythme bimestriel, au dossier thématique, etc., c’est un rude
boulot en perspective, pour
une petite équipe, mais qui la formera ? – Ce que j’adore dans
une
recherche comme celle-ci, c’est être seul. Ni retards, ni
parlottes. Droit au fait, et fouette cocher ! – J’aime aussi travailler
avec les autres – quand ils travaillent. C’est ça qui est
merveilleux à l’APA. Si enrichissant. En fait j’aime avoir deux
espaces, un à moi, un, ou
plusieurs, partagés. « Cher écran... »
est
à cheval sur tout cela. Il y a mon enquête, mon journal.
Mais
c’est un livre qui s’est entièrement fait avec et par les
autres. J’ai
beau signer le livre, calculez, j’en ai à peine écrit le
tiers
! Je suis un imposteur, un parasite ! Non... c’est un livre collectif.
Il
ira rejoindre, dans la liste « du même auteur », la
rubrique
« en collaboration », où sont les livres les plus
chers
à mon cœur, ceux des passions partagées : Calicot,
que
j’ai écrit avec mon père, « Cher cahier...
»
, d’où est sortie l’APA, Un journal à soi,
l’aventure de l’expo vécue avec Catherine, et c’est maintenant,
avec Le Tisserand, Mongolo & Cie, la traversée d’un
Mayflower informatique vers de
nouveaux territoires de l’intime...
mercredi 1er novembre, 9 h.
Au Québec, ils sont tous d’accord : il a neigé ! - Ces « nouveaux territoires de l’intime », c’est une formule provocatrice qui m’était venue en signant le livre. Annie Ernaux m’envoie un petit mot nuancé là-dessus, où elle exprime un « trouble » qu’il m’arrive de partager. Certes, je ne vais pas m’y mettre (« Philippe Lejeune, qui tient son journal sur Internet... », annonce la Quinzaine littéraire !). Et parfois je trouve que le territoire tourne à la zone. Mais c’est à moi de trier. Il faut changer de comportement. Annie Ernaux, comme bien d’autres, est séduite par Mongolo. Prenons le meilleur, comprenons le reste. Et le meilleur n’advient que grâce à cette incroyable liberté. – Le reste, par exemple, c’est le site collectif « Mon journal », découvert hier grâce aux liens du Cercle des jours écrits et imagés. Existait-il l’an dernier ? Au premier degré, c’est sans intérêt : une trentaine de personnes ont déposé là des bribes dépenaillées de journaux sans suite, un peu comme les bouts de laine sale que les moutons laissent en se frottant aux barbelés. Au second degré, c’est passionnant. Ce site réalise l’expérience de laboratoire rêvée. Deux paramètres sont changés, par rapport au journal en ligne. 1) absence d’initiative (la personne n’a rien d’autre à faire que d’écrire, comme à la craie sur un tableau noir vide) ; 2 ) absence de retour (interdit de dévoiler sa vraie identité, et de communiquer son adresse e-mail). Tout ce qui fait le charme du journal en ligne (la création, la réponse) a disparu. On écrit dans le vide, en public, sans savoir si on est lu ! L’intimité du cahier a disparu, sans être remplacée par un retour gratifiant. C’est angoissant comme le silence d’un analyste. Au bout de deux ou trois fois, les apprentis diaristes abandonnent, ils ont raison. D’un autre côté l’absence de retour fait qu’on se gêne moins, on écrit nature, comme sur un vrai cahier, pour soi, sans rien expliquer – ce qui décourage au bout de trois phrases le lecteur de bonne volonté. Le respect d’autrui et le souci de plaire ont du bon – à partir du moment où l’on occupe un espace public ! – Qui a pu inventer ce système étrange ? Le site communautaire suédois « Dagbok Direkt », lui, permettait au diariste d’avoir une réponse et semblait, du coup, mieux fonctionner.
10 h.
Je
continue ma tournée... Libé parlait hier des
sites
« psy ». Mon Psychomédia québécois
tient
le coup avec ses cinq journaux « exemplaires » (Angi,
Bilbo,
Coucou, Fouine et Titanic), dont certains sont en panne sèche
depuis
des mois, et semblent « sous contrôle ». Les sites
français
analogues, PsychoNet et Psyzone, ne font aucune percée de ce
côté-là.
La « Journal Therapy » n’est pas à l’ordre du jour.
L’écriture
apparaît sous la forme du « chat » en ligne avec un
psy
(?), ou de « forums » qui sont des sortes de «
courrier
du cœur » ou de « SOS Amitié ». On y
récolte
de sages conseils, on compare son vécu à celui d’autrui.
La
demande semble la même que dans certains journaux en ligne. Mais
l’attitude
est différente. On n’écrit qu’une fois, c’est à
peine
de l’écriture, rien n’en reste et il n’y a pas de suivi. Celui
qui
crée un site, au contraire, se pose en personne responsable et
prend
une option sur l’avenir. Je suis frappé, ému, du
sérieux
des journaux en ligne – jusque dans la maladresse de leurs
déclarations
liminaires. Le journal n’est pas une thérapie, me semble-t-il,
plutôt
une hygiène. Mais le journal en ligne, qui prend le risque d’une
réponse d’autrui, est peut-être moins loin de la
thérapie que le journal solitaire...
jeudi 2 novembre, 15 h.
J’ai
sous-estimé le travail. Dresser un inventaire au 4 novembre, et
comparer à l’année précédente, ça
paraît
simple. Bernique ! D’abord les webrings sont parfois bien mal tenus, en
particulier
(désolé !) le Cercle des jours écrits et
imagés.
Certains sites n’ont rien à voir avec le journal (on trouve
même
un site pornographique !). On présente comme actifs plusieurs
sites
explicitement arrêtés par leurs auteurs, et d’autres de
facto
abandonnés depuis six mois et plus. Certains sites sont
fantômes,
on clique : « Not found » ! D’autres ont changé de
nom,
ou reprennent sous une nouvelle étiquette après un an de
sommeil.
Etc. Mais surtout j’ai un filet à mailles trop larges. Entre
deux
« 4 novembre », un journal a eu le temps de vivre et de
mourir.
Je bénis alors l’inertie des webrings, qui conservent la trace
de
ces étoiles filantes. En fait, la durée de beaucoup de
journaux,
c’est quelques mois. Et c’est normal. C’est comme dans la vie. Le
journal
est souvent une activité de crise. C’est un peu en contradiction
avec
le projet à long terme de se recruter un public. Votre copine
vous
quitte, vous bâtissez un beau site, vous ameutez les lecteurs.
Vous
trouvez une autre copine ? Pof, vous les laissez tomber comme des
vieilles
chaussettes. Ils ne manqueront pas d’autres esseulés à
suivre
...
Voici un coup d’œil – attention !
Besch, 30 ans, solitaire et dépressive, commence un journal en
janvier
et l’arrête en juin, au bord du suicide, déçue de
n’avoir
guère eu de lecteurs (Bienvenue chez Betch)... Armand, 20
ans,
attaque en janvier à la fin d’une liaison et s’arrête
début
mars au début d’une autre, après une expérience
positive
de communication (Come to me). Même profil pour ce
garçon
de 25 ans, français, qui écrit entre deux amours, du 11
décembre
1999 au 12 juillet 2000, et termine en nous remerciant de notre soutien
(
Entre parenthèses). Journaux de deux mois, six mois, qui
restent
en ligne, orphelins... Pourquoi Ben, 20 ans, à Lyon,
construit-il
un journal à la mise en page sophistiquée le 22 juin 2000
pour
l’abandonner sans un mot d’explication le 13 juillet ? (Durevie).
C’est le record de brièveté : trois semaines ! Mais voici
que
naviguant sur les pages perso de Citeweb je trouve le journal d’un
transsexuel,
Dominique Duceppe (Le suivi de ma transition), qui va en gros
d’avril
à octobre, il vient d’arrêter le 27, sa transition est
finie
! – Un cadre d’entreprise informatique, 50 ans, a du vague à
l’âme,
il ouvre un journal (18 avril 2000) ; le lendemain, coup de hasard, son
patron
lui propose de s’associer, avec 10% de l’entreprise ; il hésite,
pense
refuser, puis accepte et arrête son journal (18 mai, un mois pile
!).
C’est typiquement un journal de délibération (Le
Journal
de Koyotte) - Où était l’an dernier ce Journal
d’une
jeune fille (in)soumise que je n’avais pas remarqué, qui
court
d’octobre à décembre 1999, reprend en février et
s’arrête
en juin ? Difficile de suivre les bonds de ce journal
égaré...
Comment se fait-il que Jebou et Solye (Journal intime d’une jeune
couple
) s’arrêtent en rase campagne le 24 janvier 2000, dernier mot :
«
bye, à la prochaine », alors que la page de titre porte en
frise
« Solye est toujours enceinte ! ». Depuis, silence radio –
on
craint le pire.
Oui, il y a quelque chose de pathétique dans ces
velléités, ces errances, ces tronçons de vie
épars. J’ai souvent l’impression de passer après une
tempête...
samedi 4 novembre, 10 h.
... pour m’apaiser je lis mes diaristes au long cours, je rejoins la sagesse de Mongolo, la sensibilité de Zuby, le quotidien de Liloo ; les effervescences de la Luciole – des styles si différents ! Chaque soir je vais les border dans leur lit, à moins que ce ne soit eux qui me bordent dans le mien... J’aime aussi qu’ils se lisent entre eux : l’Idéaliste vient de découvrir, comme moi, après coup, l’aveu que Frannie a fait de ses mensonges, et s’est mis à lire son journal, qu’il aime. Et moi, qui lis et aime aussi Frannie, me voici bien embarrassé. Dans son entrée d’hier, elle détaille sa gourmandise à attendre « Cher écran... », le rituel de l’achat, l’ombre d’une jalousie qui lui reste, mais de cette lecture, qu’elle retarde un peu pour faire durer le plaisir, elle se lèche d’avance les babines. Sait-elle que je suis là, derrière son écran, et que je vois tout ? C’est agréable d’être attendu, mais la situation est plutôt gênante... Ma punition serait – ou sera - qu’elle soit déçue !
18 h.
J’ai
fini mes comptes. Il faut prendre les chiffres que je vais donner pour
une indication, pas plus. Ma méthode n’est pas au point. L’an
dernier j’avais considéré comme « en ligne »
les
journaux donnés pour tels par les cercles, même s’ils
étaient
en panne depuis longtemps. J’aurais dû éliminer tout
journal
inactif depuis un mois. Pour être cohérent (et par
facilité
!), j’ai reconduit cette procédure laxiste. D’autre part, je
n’ai
pu ouvrir certains sites. Supposons donc que mes erreurs en plus et en
moins
s’équilibrent ! Le sondage annuel a l’avantage d’être
assez
facile à exécuter (même si je viens d’y passer
plusieurs
jours...). La vraie méthode serait d’observer en continu, de
faire
une fiche sur chaque journal en ligne, puis sur chaque nouveau, en
notant
son extension, son rythme... voilà une idée pour Frannie,
le
jour où elle cherchera un sujet de maîtrise !
J’ai donc trouvé 126 journaux. C’est presque deux fois plus que
les
67 de l’an dernier. Sur ces 67-là, 48 survivent, 19 ont disparu
–
en fait probablement plus : disons qu’il y a 2/3 de survivants – ce qui
n’est
pas mal - et de bien plus nombreux nouveaux venus.
Sexe des diaristes : 72 femmes, 49 hommes, 4 couple et 1 cas
indéterminé : en gros 60 % de femmes et 40 % d’hommes
(même tendance que pour les
journaux non-web).
L’âge des journaux est : moins de trois mois 18
De trois mois à un an 47
Entre un et deux ans 38
Entre deux et trois ans 14
Plus de trois ans 7
Donc 65 journaux (environ 50 %) ont moins d’un an. S’il y a plus de
journaux
de plus d’un an que de survivants de l’an dernier (vous me suivez ?),
c’est
parce que sont apparus dans mon champ d’observation des journaux qui,
au
4 novembre 1999, étaient en ligne ailleurs ou pas en ligne (cas
Tuborg).
Origine géographique : je n’ai pas fait de nouveau comptage
depuis
le 25 octobre – supposons que ce qui vaut pour les 100 journaux de la
CEV
vaille pour ces 126 journaux : il y aurait un bon quart
d’Européens. Mais comme la population du Québec est de 7
millions d’habitants, l’écart
reste gigantesque. C’est « la fracture diaristique » !
dimanche 5 novembre
Jour
où je devais arrêter... mais je vais jouer les
prolongations. Guère eu le temps d’écrire aujourd’hui. Je
me donne un petit délai pour mettre un point final à ce
« retour ».
lundi 6 novembre, 22 h.
Avant
de fermer boutique on range ses petites affaires...
Quoi de neuf ?
En vrac : Vanicaramel, que je ne connaissais pas, m’a écrit ; au
vu
du pseudo, j’imaginais une gamine, c’est une mère de famille,
prof
dans la région parisienne, qui tient un journal sympa, type
chronique
pleine de bonne humeur ; elle ne croit pas le journal intime possible
sur
le net – on a discuté. – Claudio, le peintre au ménage
fluide,
a décidé de continuer son journal, encouragé par
ses
lecteurs : ouf ! – J’ai écrit au webmaster de « Mon
journal
» (de quoi je me mêle ?) : il a commencé en avril,
il
est sympathique, plein de bonnes intentions, mais ne semble pas voir
que
la réalité ne suit pas : j’ai ouvert hier les 29 journaux
annoncés
– il n’y en a que deux qui marchent (Crusoe et Artur) ; je lui ai
conseillé
de permettre la réponse par e-mail – Zuby et Frannie se
sont-elles
donné le mot ? Zuby, elle aussi, a mis en scène
l’arrivée
chez elle, samedi, de « Cher écran... »
;
et depuis toutes deux se taisent : aïe ! Mais mon livre est si
long...
– J’ai reçu la commande passée à Thierry Tuborg :
la
version-papier de son journal 1995-2000, un fort volume de 400 p.,
autoédité
en photocopie...
Et cetera !
Et cetera...
mardi 7 novembre 2000
Pourquoi
n’arrive-t-on pas à fermer boutique ?
J’ai tout dit, mais je m’accroche à mon destinataire. On est
comme
deux copains de lycée. Je le raccompagne à sa porte, on
bavarde,
il me raccompagne à la mienne, ça n’a pas de raison de
finir
! Sauf qu’il en a vraiment marre, lui, maintenant, et que je ne m’en
aperçois
pas ! Situation embarrassante – dans la vie. Car ici, vous êtes
parti,
je continue à pérorer tout seul – c’est pas grave !
Et puis c’est toujours difficile de lâcher, pour s’élancer
dans
un avenir peut-être vide... ? Pourtant j’ai du pain sur la
planche, non sans rapport avec ce que je quitte... Le 18, exposé
au séminaire « Genèse et autobiographie » sur
les brouillons du
Temps immobile, tome 1 : Claude Mauriac artisan de l’hypertexte,
virtuose du couper-coller... Le 24, à Besançon,
communication au colloque « Les réticences du moi »,
et Dieu sait s’il est, réticent, le cybermoi ! A dire vrai, j’ai
plutôt l’intention de faire un examen de conscience sur mes
bizarres réticences, à moi, devant la
fiction... Mais après ? « Qu’est-ce que vous nous
préparez de beau ? », disent aimablement ceux qui n’ont
pas lu votre dernier livre...
18 h.
Liloo s’est procuré « Cher écran... » , son premier geste a été de consulter l’index, elle a été blessée par mon ton à son égard. Elle le dit dans son journal, mais gentiment puisqu’elle sait que je le lis, et qu’elle est gentille, et pas du tout « bécasse », comme elle suggère que je pense qu’elle est ! Elle ne veut pas, elle, me blesser, et puis elle est malgré tout contente d’être dans un livre. Je savais qu’elle serait atteinte... J’ai pris de plus en plus de sympathie pour elle, mais il fallait laisser la trace de cet apprentissage. Dans le livre même, j’ai fait amende honorable. Et dans la lettre que je viens de lui envoyer, je lui explique en quel sens il faut prendre l’adjectif « candide » - le naturel de son journal, qui évite, lui ai-je dit, toute autocensure et toute recherche d’effet, et la rend très vulnérable. Il y a peu de diaristes sur le Net qui aient ce ton : elle est la preuve vivante de la possibilité de l’intime, et des risques auxquels il expose. C’est au lecteur d’être digne d’une telle confiance, ou de se retirer. – Cela m’a tracassé toute l’après-midi – je lisais Claude Mauriac, et voici que je tombe sur un passage (p. 266) que je vais, moi aussi, couper-coller, parce qu’il y dit ce que je sens. Il est devant Léautaud comme je suis devant Liloo. Je vous laisse avec lui. Et je reviendrai l’an prochain méditer en octobre, et boucler mes comptes au 4 novembre, promis... A bientôt ? !
Paris, lundi 6 décembre 1954
Lisant
le journal de Paul Léautaud, dont le premier volume vient
de paraître, je m’étonne de la tranquillité avec
laquelle
il étale les pauvres histoires d’une pauvre vie. Non que
celles-ci
ne m’intéressent : je les trouve divertissantes, parfois
même
touchantes. Mais la possibilité du ridicule est toujours
là
: il y suffirait de l’intention ironique du lecteur. Or ces secrets
personnels
ont trop de gravité (je songe aux miens, dans mon Journal
à
moi, où j’évite désormais autant que je puis
l’égotisme)
pour que l’on risque de les voir moquer. Dérision qui existe
déjà
en puissance de moi à moi et qui fait que je renonce, le plus
souvent,
à l’encourir en négligeant toute référence
à
ma vie personnelle [...].
L’exemple de Léautaud (après quelques autres) me
prouve que
j’ai peut-être tort de me méfier ainsi de moi-même ;
qu’en
ce genre de témoignage, la sincérité compte seule,
ou
plutôt l’exactitude du trait, le respect du fait – et que plus on
amoncelle
ce genre de petites informations personnelles, plus on donne des armes
contre
soi-même, mais plus aussi on risque de conquérir quelques
cœurs
compréhensifs et fraternels.
*