« Rien »
Journaux du 14
juillet 1789
article publié dans
sous la
direction de Christine Montalbetti et Jacques Neefs, P.U.F., 2005, p.
277-284.
Louis XVI a écrit
« Rien » dans son
journal à la date du 14 juillet 1789. Tout le monde en parle.
Chacun a une
opinion, scandalisée ou amusée, là-dessus. Mais
qui a lu le journal de Louis
XVI ? Je voudrais, sur ce point, prendre sa défense, lire
son journal en
sympathie, en comprenant son projet, et le statut du texte. Et pour
cela,
d’abord, le comparer à d’autres.
C’est en travaillant sur
l’histoire du journal personnel que l’idée de cette petite
enquête m’est venue.
J’ai voulu inverser la question classique de l’historien :
« qu’est-ce que les journaux personnels nous apprennent sur
le 14
juillet ? », en demandant : « Qu’est-ce
que le 14 juillet
nous apprend sur les journaux personnels ? ». On n’a
guère besoin de
ces journaux (d’ailleurs rares – du moins ceux qui ont survécu)
pour savoir ce
qui s’est passé sous les yeux de milliers de personnes, et qui a
été raconté et
commenté dans des centaines de lettres, témoignages,
récits autobiographiques,
etc. Mais y avait-il alors des personnes qui, indépendamment
des événements, tenaient un journal, et ont
été
amenées, ou non, selon les règles propres à ce
journal, à faire allusion à ce
qui se passait ? Je parle naturellement de personnes qui
étaient à Paris
ou tout près. Je vais en présenter neuf. Mais je commence
par le dixième, sur
lequel je m’étais d’abord précipité plein
d’espoir : le Livre de raison du patriote Palloy
(publié en 1956) – c’est un faux ! Palloy était un
« entrepreneur des
bâtiments du roi » qui a préparé
dès le 12 juillet la démolition de la
Bastille, ses ouvriers étaient en place avec pelles et pioches
dès le 14 au
matin ! Cet homme entreprenant avait pensé à tout…
sauf à tenir un
journal ! On l’a fait pour lui au XXe siècle. Nous sommes
si avides de
témoignages que nous les fabriquons s’ils n’existent pas. Avec
des bouts de ses
livres de comptes, de ses lettres, et un peu d’imagination, le
voilà
diariste ! Passons aux choses sérieuses. Les neuf exemples
ci-dessous
constituent une sorte de coupe archéologique dans l’histoire du
journal :
couches les plus profondes, les livres de comptes, pratiqués
depuis la plus
lointaine antiquité, et auxquels l’arrivée du papier en
Europe, tuant les
précaires et malcommodes tablettes, a donné un essor
prodigieux ; couche moyenne,
les chroniques, qui se développent à partir de la fin du
Moyen Age ; et,
couche plus fraîche et récente, des textes personnels ou
même intimes, dont
l’objet n’est plus l’argent ou la vie sociale, mais l’expérience
vécue de celui
qui écrit. Ce n’est là qu’une vue cavalière de la
progressive personnalisation
de la forme journal, exposée plus en détail dans le livre
Un journal à soi. Histoire d’une pratique que je
viens de composer
avec Catherine Bogaert (Éditions Textuel, 2003). Une des choses
qui nous a
frappés est le rôle assez modeste que la religion semble
jouer, du moins en
France, dans ce processus. Entrons sur le chantier de fouilles.
Exemple n° 1 : Le
Journal de Madame Brunyer 1783-1792
(Champion, 2003), un livre de comptes ordinaire (nourriture, gages de
domestiques, achats d’objets, petits déplacements, etc.) de la
femme d’un
médecin, qu’on a édité à cause de ses
fonctions : elle était
« première femme de chambre » de la fille
aînée de Louis XVI, et
présente à Versailles en juillet 1789. Le 14, aucune
dépense notée (les entrées
ne sont pas quotidiennes), le 13, paiement de repas, gages,
blanchissage, et
« deux bouteilles de vins pour les gens », le 15
« macarons,
biscuits, cerises et fraises » et « une
poularde » (cinq livres,
dix sous) : rien à tirer de tout cela sinon
l’évidence que la vie
continue. Qui lui reprocherait de n’avoir pas noté, le 14, la
prise de La
Bastille ? Ce n’est pas le lieu. Pourtant cela pourrait le
devenir :
sous la pression des événements, on écrit
où l’on peut. En juin 1791, elle a
accompagné la famille royale dans sa fuite, elle a
été arrêtée et
emprisonnée ; une fois libérée, brusquement,
elle a inséré au milieu de
ses comptes un récit de son épreuve. Conclusion
elliptique : « J’ai
repris mon service le lundi 1er d’août, où j’ai
éprouvé ce qu’il est
plus aisé de sentir que d’exprimer », et elle reprend
ses comptes de
poulardes et fraises comme si de rien n’était.
Exemple n° 2, Siméon-Prosper
Hardy, Mes loisirs, ou journal
d’événements tels qu’ils parviennent à ma
connaissance, dernier spécimen
d’une race à l’époque en voie de disparition, les
« chroniqueurs ». À
partir de 1753 ce libraire parisien note ce qu’il entend dire, et ce
qu’il
voit. Depuis la fin du Moyen Age, des petits ou grands notables se sont
faits
ainsi, faute de presse, les enregistreurs de la mémoire
collective immédiate.
Travail de toute une vie, sur huit registres bien tenus,
inédits, conservés à
la BNF. Il a soixante ans. Ce 14 juillet, il n’est pas sorti de chez
lui. De sa
fenêtre (rue Saint-Jacques), il écrit ce qu’il voit, ce
qu’il entend, ce qu’on
lui raconte, comme on le lui raconte : il enfile donc – chronique
oblige ! – de longs récits héroïques en
contradiction complète avec les
sentiments personnels qu’il exprime enfin à neuf heures du soir,
déplorant
« les scènes d’horreur d’une aussi triste
journée »…
Exemple n° 3, Nicolas Ruault,
Gazette d’un Parisien sous la Révolution.
Lettres à son frère. 1783-1796 (1976), livre
admirable. Lui aussi il est
libraire, éditeur (de Beaumarchais, de Voltaire), parisien (rue
de la Harpe).
Il ne tient pas de journal, mais, de 1783 à 1796, il envoie
régulièrement à son
frère, curé à Evreux, une sorte de chronique
privée, bien plus personnelle et
subtile que celle de Hardy. Il ne tient pas de journal – sauf entre
juin et
août 1789 ! Ce journal double la correspondance, qui y
renvoie. Ne croyez
pas le journal plus intime que la correspondance – c’est le contraire.
Il y
revient à l’impersonnalité du chroniqueur, à
l’artifice du récit
historique : c’est le 14 juillet vu d’avion. Impossible de savoir
où il
était, ni ce qu’il a fait – sauf un aveu, le temps d’une
phrase : on
l’entr’aperçoit, notre pauvre historien, attelé
malgré lui comme un mulet à
tirer un canon vers la Bastille, sous la pression de la foule !
Hélas, cet
aveu fait, il reprend son discours surplombant. Ah, s’il avait tenu un
vrai
journal personnel… Mais l’idée d’écrire juste pour soi
lui est restée
étrangère. Oubliez son journal, et lisez ses lettres, en
particulier celles,
terribles, de septembre 1792…
Exemple n° 4 : le
prince de Condé. Le cas est différent. Hardy et Ruault
sont des témoins de
l’histoire. Condé, lui, en est un acteur capital (il sera l’un
des chefs de
l’armée des émigrés). Il commence un journal
(qu’il dicte peut-être à un
secrétaire) le 14 juillet : « Nous
apprîmes le mardi le 14 juillet au
soir à Chantilly que les révoltés s’étaient
emparés de la Bastille ; nous
eûmes de la peine à le comprendre, mais enfin cela
était… ». Ce journal,
qu’il tiendra au moins jusqu’en 1795, est un journal d’homme d’action,
brouillon ou matériau de futurs mémoires
apologétiques. Ruault écrit pour son
frère, Condé à la postérité, mais
tous deux traitent uniquement de
l’histoire : leurs journaux n’ont rien de personnel.
Exemple
n° 5 : le marquis de Bombelles. Il tient un
journal personnel depuis la naissance de son premier fils en 1780, plus
de
mille pages chaque année, trois pages par jour ! Sa
chronique reflète
autant sa vie sociale que sa vie de famille (il est dans la
diplomatie). Il le
tiendra jusqu’en 1822… sauf en juillet 1789 ! Car lui, à la
différence de
Condé, la plume lui en est tombée des mains ! Son
journal s’arrête le 6
juillet, à Versailles, et ne reprend que le 8 août,
à Luxembourg. Il n’est pas
encore émigré, mais sur son chemin vers Venise, où
il est nommé ambassadeur.
« Les malheurs qui accablent depuis un mois ma patrie […]
m’ont ôté la
faculté de continuer ce journal ». C’est dommage,
marquis !
Changement de tableau :
exemple n° 6, Jacques-Henri Rudemare,
Journal d’un prêtre parisien (1788-1792), publié en
1896. Il était prêtre à
Saint-Germain l’Auxerrois (en face du Louvre !), aux
premières loges de
l’Histoire. Mais ce n’est pas pour cela qu’il a commencé un
journal, l’année
précédente, en 1788. Il avait été victime
d’une dénonciation pour mauvaises
mœurs et propos impies, et ce n’était pas vrai du tout ! Il
s’est donc
confié au papier pour se remonter le moral et se venger en
privé, c’est
vraiment un journal personnel, qu’il abandonne fin 88, quand l’affaire
se
tasse, même s’il reste bien amer. Mais le papier est là,
en attente. Un an
après, le 13 juillet 1789, il est brusquement propulsé
sur la scène de
l’histoire (sa paroisse l’envoie en délégation à
l’Hôtel de Ville). Transformé
malgré lui en acteur horrifié d’événements
incroyables, il reprend la plume,
surtout du 13 au 15 juillet. C’est pour lui seul, et il ne note que ce
qu’il a
fait et vu. Le 13, récit hallucinant d’une ville en folie, il
s’étonne d’être
encore en vie le soir. Le 14, il a dû rester enfermé chez
lui et il écrit
simplement : « Le lendemain 14, on prit La
Bastille ». Le 15,
l’orage étant passé, il visite la Bastille et,
modestement, participe au
pillage en volant une gravure ! Après, son journal se perd
dans les sables…
C’est l’émotion personnelle plus que le désir de
témoigner qui lui a fait
reprendre la plume : on est au bord du journal intime.
Entrons maintenant dans les
journaux vraiment intimes. Je n’en ai trouvé que trois
Exemple n° 7 : Nicolas Rétif
de la Bretonne. Le
14 juillet, il est à Paris, et il a failli être
arrêté au moment où il allait
faire, comme chaque jour, son tour de l’Ile Saint-Louis.
Arrêté sur
dénonciation d’un de ses ennemis personnels, son abominable
gendre Augé !
Il le raconte en abrégé, pour lui-même, dans un
journal qu’il tient fidèlement
depuis le 4 novembre 1785, date qu’on pourrait choisir comme origine du
journal
intime en France : « Je continuerai désormais,
à écrire, jour par
jour, tout ce qui m’arrivera, jusqu’à la fin de ma
vie ». Sans doute
a-t-il tenu promesse, même si le hasard des archives fait que
nous ne pouvons
suivre son journal que jusqu’en 1796 (il est mort en 1806).
L’idée de le tenir
lui est venue après avoir récapitulé et
glosé les inscriptions-anniversaires
qu’il avait gravées, de 1779 à 1785, sur les murs de
l’Ile Saint-Louis,
transformée par lui en une sorte de Mémorial qu’il
arpentait chaque jour. Une
fois ce travail fini, il a décidé de continuer en
confiant directement au
papier l’emploi du temps de chacun de ses jours, du matin au soir, dans
un
langage de plus en plus abrégé, lapidaire et allusif.
Rien à voir avec son
autobiographie, romanesque et complaisante, Monsieur
Nicolas, ni avec ses Nuits de Paris,
où quelques mois plus tard, en 1790, il donnera une version plus
conventionnelle et détaillée de ce 14 juillet. C’est un
journal écrit
uniquement pour lui : il y notera même ses rapprochements
sexuels avec ses
deux filles, incestes qu’il nie farouchement dans ses textes
autobiographiques.
Avec le temps, son style se fait de plus en plus
télégraphique. Vous allez lire
les quelques lignes du 14 juillet, que je renonce à vous
expliquer :
sachez seulement qu’il a fallu à Pierre Testud, éditeur
de ce journal pour la
période 1787-1796, toute une page de notes pour les
éclaircir :
Exemple n° 8 : Lucile Duplessis,
future Lucile Desmoulins, dès qu’elle aura épousé,
l’an prochain, Camille –
Lucile dont j’ai édité le journal (Éd. des
Cendres, 1995). Elle a dix-neuf ans,
elle tient son journal depuis juin 1788, quand elle s’ennuie, quand
elle rêve…
à l’amour, à la liberté… En 1788, son journal
était daté. De celui de l’été
1789, il ne nous reste que des bribes, mais éloquentes. Le 17 ou
le 18 juillet,
elle est à la campagne, à Bourg-la-Reine, il y a des
nuages, on ne voit pas la
lune, elle monologue à sa fenêtre, saute d’une idée
à l’autre, pour finir par
se réjouir, presque férocement, des pleurs de
Marie-Antoinette :
Voilà minuit qui sonne. Quel silence ! Rien ne remue. Est-ce qu’à présent tout le monde dort ? Ma fenêtre est ouverte, il ne fait pas une haleine de vent, les nuages ne remuent pas. La lune voudrait bien paraître, mais elle est trop couverte. À cette heure, qu’est-ce qui se passe par toute la terre ? Y a-t-il seulement un être qui pense à moi ? Si j’entendais un coup de tonnerre, qu’il me ferait de plaisir !... En allant à la campagne, nous avons rencontré une procession. Que je les trouve ridicules, ces prêtres, avec leur psaumes ! Si j’avais du pouvoir, j’abolirais ces sottes coutumes avec leur pain. À chanter, ils font quelquefois crever un malade de peur ! Qu’elle est basse, notre religion, elle avilit... Quoi, des hommes... Oh, que de choses à dire ! Taisez-vous, Lucile, laissez les hommes faire ce qu’ils veulent, fermez les yeux sur leurs actions, vous n’avez que faire à eux... On dit que l’Empereur est mort, que le comte d’Artois est aux arrêts, que le comte est exilé, que la reine pleure. Tout cela me paraît de fort bonnes nouvelles. Lorsque nos ennemis gémissent, nous devons nous réjouir.
Lucile n’est pas un
« témoin de
l’histoire », elle est simplement elle-même,
écrivant pour elle-même.
Exactement comme mon dernier exemple.
Exemple n° 9 : Louis
XVI. Oui, au fond, à sa manière, il tient un journal
intime. Il adorait la
chasse. Il comptait, en fin de mois, ses cerfs et ses sangliers comme
un Don
Juan le ferait de ses conquêtes. Ça ne l’empêchait
pas de suivre les affaires
du royaume, par ailleurs, du mieux qu’il pouvait. Savez-vous à
quel âge il a
commencé son journal ? À onze ans et demi, quand il
est devenu
dauphin ! En juillet 1789, il a 35 ans : cela fait donc 23
ans qu’il
tient ce journal, et toujours de la même manière
qu’à onze ans ! Une page
par mois, une ligne par jour. Le journal n’est pas tenu chaque jour
mais rédigé
le mois suivant, à partir de notes quotidiennes qu’ensuite il
jetait. « 14
juillet : rien » n’a donc pas été
écrit le 14 juillet 1789, dans
l’ignorance de la suite, mais en août, en connaissance de cause.
Voici les deux
semaines qui encadrent le 14 juillet :
Mardi 7
Chasse du cerf à Port-Royal, pris
deux.
Mercredi 8
Rien.
Jeudi 9
Rien. Députation des États.
Vendredi 10
Rien. Réponse à la députation des
États.
Samedi 11
Rien. Départ de M. Necker.
Dimanche 12
Vêpres
et Salut. Départ de MM de Montmorin,
Saint-Priest et la Luzerne
Lundi 13
Rien.
Mardi 14
Rien.
Mercredi 15
Séance à la salle des États et retour
à
pied.
Jeudi 16
Rien.
Vendredi 17
Voyage à Paris et à l’Hôtel de Ville.
Samedi 18
Rien.
Dimanche 19
Vêpres
et salut. Retraite de MM. De
Montmorin et Saint-Priest.
Lundi 20
Promenade à cheval et à pied dans le
petit parc, tué dix pièces.
Mardi 21
Rien. Retraite de M. de la Luzerne. Le
cerf chassait au Butard.
« Rien » veut dire
qu’il n’y a rien à
noter dans ce qui fait la matière ordinaire du journal (chasses,
réceptions,
cérémonies civiles ou religieuses, voyages), ça ne
veut pas dire du tout que le
reste n’est rien pour lui. Le 11 juillet, par exemple, quand il
écrit :
« Rien. Départ de M. Necker », cela ne
signifie pas que ce départ
(qui mit le feu aux poudres) n’est rien. Mais qu’il n’est pas
allé à la chasse,
et qu’il a chassé Necker. Oui, c’est un journal immature, mais
le journal n’est
pas tout l’homme. C’est un secteur de la personnalité, un
enclos, un refuge.
Une petite habitude qu’on a avec soi-même. Une routine
rassurante, qui
n’empêche nullement par ailleurs de faire face aux situations et
de voir la
réalité. Ce n’est pas écrit pour vous, ni pour
personne. Vous savez sans doute
que Louis XVI tenait aussi des comptes minutieux, au sou près,
de son argent
personnel. Comme un petit bourgeois ! Louis XIV, Louis XV, avaient
des
journaux de chasse, eux aussi, et des comptes de leur cassette :
mais ils
les faisaient tenir par des employés ! Louis XVI est le
premier roi qui
ait eu des pratiques d’écriture vraiment privées, comme
n’importe qui.
Savez-vous qu’il a joint à son journal des pages
émouvantes sur les
accouchements de sa femme ? Ces accouchements eux-mêmes,
d’ailleurs, ne
sont pas mentionnés dans le journal : il ne faut donc pas
juger trop vite.
Et s’il n’a rien ajouté à
« Rien » le 14 juillet, c’est parce que son
journal note seulement ce
qu’il fait, et que ce jour-là, il ne s’est rien passé
à Versailles, ce qui est
parfaitement vrai. Le 15, en revanche, il note sa visite aux
États Généraux, et
son démocratique, et inaccoutumé, retour à pied.
Le 17, son « voyage »
diplomatique et… obligé à Paris. Ça
n’empêche pas qu’il ait été angoissé, mais
là n’est pas la fonction de ce journal : aucune place n’y
est prévue pour
l’expression de sentiments ou de réflexions. Quand la pression
est trop forte,
ceux-ci se frayent pourtant un chemin, dans ce journal même, par
la seule voie
qu’il leur laisse : la densité des précisions. En
voulez-vous une
preuve ? Voici une semaine de juin 1791, celle de la fuite
à Varennes.
Lundi 20 Rien.
Mardi 21 Départ à minuit de Paris, arrivé et arrêté à Varennes en Argonne à onze heures du soir.
Mercredi 22 Départ de Varennes à 5 ou 6 heures de matin, déjeuné à Saint-Menehoul, arrivé à 10 heures à Châlons, y soupé et couché à l’ancienne Intendance.
Jeudi 23 À onze heures et demie on a interrompu la messe pour presser le départ, déjeuné à Châlons, dîné à Epernay, trouvé les commissaires de l’Assemblée auprès du pont à Buisson, arrivé à onze heures à Dormans, y soupé, dormi 3 heures dans un fauteuil.
Vendredi 24 Départ de Dormans, à sept heures et demie, dîné à la Ferté-sous-Jouarre, arrivé à onze heures à Meaux, soupé et couché à l’Évêché.
Samedi 25 Départ de Meaux, à 6 heures et demie, arrivé à Paris, à 8 h. sans s’arrêter.
Dimanche 26 Rien du tout, la messe dans la galerie. Conférence des commissaires de l’Assemblée.
Mardi 28 J’ai pris du petit lait.
Imaginez le chemin de croix qu’a
été le retour du
roi arrêté, et ramené à Paris ! Le
langage dont il se sert ici, factuel,
décousu, peut sembler dérisoire à qui ne sait
voir, dans ces mots tout simples
brusquement accumulés, dans ces noms de lieux et ces horaires,
et ces détails,
les petits cailloux de la mémoire. Comment ne pas remarquer le
déchirant
« Rien du tout », du 26 juin, qui empêche
de sourire à la précision
du 28 « J’ai pris du petit lait ». Rituel
puéril sans doute, mais
rassurant : Louis XVI, entre autres choses, fait confiance
à l’écriture.
Et il s’est accroché à elle consciencieusement
jusqu’à l’extrême limite :
quand il est arrêté pour de bon le 10 août 1792, il
a déjà mis au net son mois
de juillet ! Ni roi, ni témoin – simple diariste parmi nous…
Ce journal, qui le connaît
aujourd’hui ? Il a fait l’objet, au XIXe siècle, de deux
éditions
partisanes : celle de Nicolardot (1873), républicaine et
critique, à
laquelle a répondu celle du comte de Beauchamp (1900),
monarchiste et
hagiographique. Aucune des deux n’est plus accessible, toutes deux
paraissent
surannées. Il serait temps qu’une édition scientifique,
sereine et sensible,
vienne redonner ses chances à ce texte calomnié. Et
qu’elle soit en même temps
l’occasion d’une réflexion théorique sur le
« journal factuel » ou
« agenda ». Louis XVI n’est qu’un exemple parmi
d’autres de cette
pratique qui porte à l’extrême une des
caractéristiques fondamentales du
journal : l’écart gigantesque entre le sens qu’il a pour
son auteur, et
celui, bien plus pauvre, qu’il doit prendre pour n’importe qui d’autre.
Peut-être, pour combattre la réduction de ce journal au
mot « rien »,
ai-je par ma lecture un peu forcé sur le pathétique. Mais
est-ce sûr ? En
tout cas, Lucile et Louis, je les vois tous deux comme des intimistes,
chacun à
leur manière, et il m’arrive d’imaginer qu’un homme de
théâtre d’aujourd’hui
pourrait bien avoir envie de les mettre, l’un ou l’autre, en
scène.
Références :
Pierre-François Palloy, Livre
de raison, présenté et commenté
par Romi, Paris, Éditions de Paris, 1956, 351 p.
Le Journal de Madame Brunyer
(1783-1792), texte
établi, présenté et
annoté par Danielle Gallet, Champion, 2003, 200 p.
Siméon-Prosper Hardy, Mes
loisirs, B.N.F., département des
manuscrits, ms. Fr. 6670-6677 (et présentation de cette
chronique par Valérie
Goutal-Arnal dans la Revue d’histoire
moderne et contemporaine, 46-3, juillet-septembre 1999, p. 457-477).
Nicolas Ruault, Gazette d’un
Parisien sous la Révolution.
Lettres à son frère, 1783-1796, textes
rassemblés par Anne Vassal,
introductions de Christiane
Rimbaud et Anne Vassal, notes de Christiane Rimbaud, Paris, Librairie
académique Perrin, 1976, 496 p.
Journal d’émigration du
prince de Condé (1789-1795), publié par le comte de
Ribes, Paris, G. Servant, 1924, V-547 p.
Marquis
de Bombelles, Journal,
texte établi présenté et annoté
par Jean Grassion et Frans Durif, Genève, Droz, tome II,
1784-1789, 1982, 412
p. et tome III, 1789-1792, 1993,
XIII-434 p.
Jacques-Henri Rudemare, Journal
d’un prêtre parisien (1788-1792),
avec préface et notes de Ch. d’Héricault, Paris, Gaume,
1896, XXX-121 p.
Nicolas Rétif de la
Bretonne, Mes Inscriptions (1779-1785) –
Journal (1785-1789), texte établi, annoté et
présenté par Pierre Testud,
Editions Manucius (78800 Houilles), 2006, 845 p.
Lucile Desmoulins, Journal
1788-1793, texte établi et
présenté par Philippe Lejeune, Paris, Éditions des
Cendres, 1995, 168 p.
Journal de Louis XVI, publié par Louis Nicolardot, Paris,
E. Dentu,
1873, 236 p., et Journal de Louis XVI,
publié pour la première fois d’après le manuscrit
autographe du Roi, par le
comte de Beauchamp, dans Souvenirs et
Mémoires, 2ème semestre 1900, p. 33-144.
Le manuscrit est aux
Archives Nationales, consultable sous forme de microfilm (cote AE I 5).