Jehan
Rictus, Journal
Poète
populiste, auteur des Soliloques du
pauvre (1897) et du roman autobiographique Fil de fer (1906), Jehan Rictus
(1867-1933) commence son journal le jour de ses 31 ans et le tiendra
jusqu’à sa mort, à 66 ans. En 35 ans, il a écrit
153 cahiers représentant un total de 34862 pages – plus qu’Amiel
– moins que d’autres, malgré tout… Ce journal, encore totalement
inédit, est conservé au département des manuscrits
de la Bibliothèque Nationale de France. Il se signale par son
désir d’exhaustivité (il note tout) et de franchise
(tout, même sa vie sexuelle, en grand détail). Un prologue
solennel définit les intentions et la règle du jeu d’un
journal qui s’inspire de Léon Bloy et de Jean-Jacques Rousseau.
21 septembre 1898 – Aujourd’hui jour anniversaire de ma naissance, je
commence ce Journal, que je me promettais depuis longtemps de
rédiger. Je ne sais pourquoi j’ai attendu cet anniversaire ; il
m’a semblé que pour le ton de sincérité que je
veux à ces notes, qui seront quotidiennes, il valait mieux les
inaugurer avec un peu de solennité. C’est une façon de
prendre date et de me contraindre secrètement à continuer
jour par jour quoi qu’il m’arrive, quelles que soient mes vicissitudes,
la rédaction scrupuleuse de mes impressions de tous les jours et
celles d’autrefois, y compris les notes et souvenirs de mon enfance et
de mon adolescence. Ce qui m’a donné le désir fixe de me
livrer à ce travail régulier qui débute
aujourd’hui, ce fut il y a quelques mois la lecture du Mendiant ingrat (1),
livre poignant de Léon Bloy, qui n’est que le journal de la vie
de cet écrivain pendant 3 ou 4 ans. Puis je me suis
rappelé divers de mes camarades de lettres qui pratiquaient
cette discipline mentale, notamment L. P. de B. G. Je crois aussi
à l’utilité de semblables notes, surtout pour
l’Écrivain que j’espère devenir. J’ai eu une vie
passablement accidentée et pittoresque qui a l’air de vouloir se
déployer telle toujours et je ne veux plus risquer d’oublier
tels incidents, impressions, sensations, sentiments ou idées que
j’ai pu éprouver au cours de mes aventures ou
mésaventures.
Un journal selon moi n’a d’intérêt que s’il est rédigé uniquement pour soi avec une implacable franchise vis-à-vis de soi-même. C’est encore une gymnastique moralisatrice et durant la journée j’écarterai de moi certaines pensées, certains désirs, certaines envies impulsives, si je me fais le serment de tout inscrire en ces pages. Il y a des haines que j’éprouve, des actes que je commets dont je n’oserai plus faire l’aveu au papier. Or plutôt que de trahir ma parole de tout consigner ici scrupuleusement, je préférerai raisonner mes pensées méchantes et m’abstenir d’actes sans doute coupables puisque ma conscience me les reprocherait.
Ceci est donc le miroir de ma conscience et tous les soirs avant de me coucher je m’y regarderai.
Du moins je me le promets, toutefois il se peut que je lâche cette espèce de servitude quotidienne à laquelle je m’astreins volontairement et librement.
Nous verrons bien. J’essaierai cependant. Et puis pour un Écrivain jeune comme je suis qui a reconnu que la vie seule pouvait fournir les matériaux de ses œuvres futures, et encore la Vie vécue en joie ou en douleur, il me paraît utile de rassembler peu à peu ses souvenirs d’autrefois et de fixer les impressions présentes qui deviendront des souvenirs. Je me renouvelle encore à moi-même cette promesse d’une intransgressible sincérité ici. Si j’ai à conter à moi-même des anecdotes j’en jetterai bas la partie imaginaire qui serait du Mensonge, et je conterai tout bêtement, comme un procès verbal de commissaire de Police. Essayons.