Marie
d'Agoult
Marie
d'Agoult (1805-1876), qui quitta son mari pour devenir la compagne de
Franz Liszt, dont elle eut trois enfants, puis publia des romans, des
essais, des livres d'histoire (Histoire
de la révolution de 1848), entreprit en 1865
d'écrire une autobiographie qu'elle renonça à
publier de son vivant et qu'elle laissa inachevée. Le premier
volume parut en 1877 sous le titre Mes
souvenirs ; des fragments du second volume, ainsi que des
journaux, furent publiés cinquante ans plus tard, en 1927, par
son petit-fils Daniel Ollivier, sous le titre de Mémoires (1833-1854). On
lira ci-dessous les préfaces qu'elle avait écrites pour
ces deux volumes.
Préface
de Mes Souvenirs (1806-1833)
Le plaisir de parler de soi, si agréable à la plupart des
gens, n’entre absolument pour rien, je puis le dire, dans le dessein
que j’ai formé d’écrire mes mémoires. Avec Pascal,
j’ai toujours trouvé le moi
haïssable, et j’ai poussé à cet égard
la pudeur de l’âme jusqu’à ce point que plusieurs entre
mes amis les plus chers ignorent encore, à cette heure, un grand
nombre des événements et des sentiments qui ont
animé ou troublé ma vie intime.
Soit fierté, soit besoin impérieux de tenir debout mon courage, je n’ai non plus jamais cherché dans mes chagrins cette compassion attendrie qui nous invite, en quelque sorte, à nous plaindre des injustices du sort, la tendance de mon esprit étant de me considérer dans l’ensemble et non à part des communes tristesses.
Une telle manière de voir, lorsqu’elle nous devient familière, diminue beaucoup l’infatuation qui voudrait entretenir de soi ses proches ou le public.
Cependant, dès ma première jeunesse, un mouvement spontané me portait à écrire, pour en garder la mémoire, mes joies et mes peines. Mon âme était de sa nature recueillie. Elle répugnait à l’oubli et à la dissipation. Un secret instinct d’artiste, qui dès lors s’éveillait en moi, se plaisait aussi, sans doute, à fixer, comme en un tableau, les images fugitives qui se succédaient dans mes journées.
De là, une habitude, prise sans y songer, de me rendre témoignage de mes propres sentiments. De là, une conscience exercée à me juger moi-même ainsi que d’ordinaire on juge autrui. De là aussi, dans les heures tardives, en relisant cette longue suite de souvenirs, où se rencontraient tant de personnes et de choses qui me semblaient de nature à intéresser mes contemporains presque autant que moi, cette question qui m’a tenue longtemps incertaine :
Est-il bon, est-il sage d’ouvrir aux indifférents le livre de sa vie intime ? Est-il utile de dire à haute voix ce que nous ont dit tout bas les années ? Doit-on ou ne doit-on pas confier au public le dernier mot de son cœur et de son esprit ? Est-ce un acte de haute raison, est-ce chose inconsidé-rée que d’écrire et de publier ses mémoires ?
Je ne connais guère, pour ma part, de question plus délicate. Aussi l’ai-je portée en moi l’espace de dix années. Quand j’en avais l’esprit trop fatigué, je l’écartais brusquement. Revenait-elle, je la tranchais tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Mais rien ne pouvait m’en délivrer, et toujours, au bout d’un certain temps, la question obstinée reparaissait. Toutes les fois que je lisais des correspondances ou des confessions – et j’en lisais souvent, ayant un goût prononcé pour ces sortes d’ouvrages, - mes tentations renaissaient avec mes perplexités.
Hormis Goethe, et, dans un rang moindre, Alfieri, qui, tous deux, ont gardé, avec la sincérité, une bienséance parfaite, les plus illustres entre ces confesseurs d’eux-mêmes et du cœur humain m’inspiraient tout ensemble un vif attrait et des répulsions très vives. Le premier de tous, saint Augustin, en mêlant aux repentirs de l’homme les scrupules du casuiste, m’attendrissait ensemble et me faisait sourire. – Admirable, mais plein de bassesses, le livre de Rousseau étonnait tous mes instincts. – Dans les aveux de sa noble adepte, de cette femme d’une vertu antique, qui ne connut ni la peur ni le mensonge, j’aurais voulu effacer les pages trop semblables au maître. – Le grand style de Chateaubriand me causait, comme à celle qui lui fut si chère, des frémissements d’amour (1) , mais aussitôt le souffle de ses vanités se levait et glaçait mon enthousiasme.
On le voit, c’était à mes yeux une tâche très difficile que celle d’écrire ses mémoires de manière à n’offenser ni le goût ni la morale. Et pourtant, s’agissait-il des autres, je trouvais pour les y exhorter des arguments qui me paraissaient sans réplique. Avec quelle vivacité, à l’occasion, je pressais l’abbé de Lamennais de nous retracer l’histoire de cette grande révolution de son âme, qui, de prêtre ultramontain et d’émigré royaliste, l’avait fait libre-penseur et républicain populaire ! C’était un devoir, lui disais-je, en ce temps d’ébranlement général, pour quiconque avait rompu avec l’ordre ancien, et, devançant le jour d’une société plus vraie et plus libre, avait osé conformer à son sentiment propre plutôt qu’à l’opinion établie les actes de sa vie extérieure, c’était une obligation morale de s’expliquer et de faire sortir une édification supérieure de ce qui avait pu être le scandale des âmes simples. C’était le plus signalé service que l’on pût rendre aux hommes, de leur faire voir, dans une conscience forte, le combat des opinions, des devoirs, des sentiments, des pensées, auquel, plus ou moins obscurément, la plupart ont été en proie à une époque la plus troublée, la plus profondément révolutionnaire qui fût peut-être jamais.
Mais, à mes affirmations positives lorsque je considérais le devoir d’autrui, succédaient, aussitôt que je reportais sur moi ma pensée, des incertitudes sans fin. Je découvrais, comme il arrive, des différences de condition et de situation qui mettaient des différences sensibles dans la morale. J’étais femme, et, comme telle, non obligée aux sincérités viriles. Ma naissance et mon sexe ne m’ayant point appelée à jouer un rôle actif dans la politique, je n’avais aucun compte à rendre à mes concitoyens, et je pouvais garder pour moi seule le douloureux secret de mes luttes intérieures. Je le devais, peut-être, par crainte d’offenser, en étant véridique, ce don de miséricordieux oubli naturel au cœur féminin, et qui semble, bien mieux que la sévère équité, convenir à sa douceur et à sa tendresse.
En d’autres moments la voix qui parlait à ma conscience changeait d’accent. Elle trouvait dans mon sexe même une raison décisive de parler.
Lorsqu’une femme s’est fait à elle-même sa vie, pensais-je alors, et que cette vie ne s’est pas gouvernée suivant la règle commune, elle en devient responsable, plus responsable qu’un homme, aux yeux de tous. Quand cette femme, par l’effet du hasard ou de quelque talent, est sortie de l’obscurité, elle a contracté, du même instant, des devoirs virils.
Ce serait une erreur aussi de croire que l’homme seul peut exercer une influence sérieuse en dehors de la vie privée. Ce n’est pas uniquement dans le maniement des armes ou des affaires publiques que se fait sentir l’ascendant d’une volonté forte. Telle femme, en s’emparant des imaginations, en passionnant les esprits, en suscitant dans les intelligences un examen nouveau des opinions reçues, agira sur son siècle, d’une autre façon mais autant peut-être que telle assemblée de législateurs ou tel capitaine d’armée. Il peut même arriver qu’une femme, aujourd’hui, ait plus à dire et mérite mieux d’être écoutée que beaucoup d’hommes ; car le mal dont nous nous plaignons tous, le mal qui nous inquiète et par qui semble menacée notre société tout entière, la femme l’a senti plus avant dans tout son être.
Soumise ou révoltée, humble ou illustre, la fille, la sœur, l’amante, l’épouse, la mère, a souffert bien plus que le fils, le frère, l’amant, l’époux, le père, dans sa fibre plus délicate et dans sa condition plus asservie, des discordances d’un monde qui n’a plus ni foi, ni traditions, ni mœurs respectées, et où rien ne se tient plus debout, pas même le mensonge.
C’est à cette dernière considération que je me suis à la fin rendue. C’est la raison qui m’a persuadée et qui, après de longues hésitations, m’a mis la plume à la main. Ai-je bien ou mal fait, le lecteur en jugera.
1. Expression de madame de Beaumont.
Avant-propos des Mémoires (1833-1854)
Le titre exact de mes Souvenirs, et particulièrement de cette troisième partie, eût été le titre choisi par Goethe pour ses mémoires : Wahrheit und Dichtung : Vérité et Poésie.
L’auteur de Werther l’avait bien senti : le récit minutieux des faits tels que le hasard les amène, nos sentiments, nos pensées, nos paroles, servilement reproduits, sans ordre et sans choix, dans toute leur incohérence et leur inconséquence, ne donneraient qu’une impression vague de la vérité, une image d’autant moins fidèle qu’on aurait voulu n’en rien ôter ou n’en rien laisser dans l’ombre.
La vie est invraisemblable. À qui la regarde de près, elle se montre compliquée, irrationnelle à ce point qu’on n’y saurait voir ni plan ni loi. Mais à distance, vue de haut, ses grandes lignes se dégagent. Ce qui était surchargé, répété, diffus, s’éclaircit. Chaque chose, dans la perspective, prend sa place et sa valeur. Un ensemble apparaît : un caractère, une physionomie, un accent où l’on reconnaît l’ouvrier divin.
C’est par un procédé analogue, par élimination, par retranchement de tout ce qui, dans la nature, est redondance et prolixité ; c’est par le choix des lignes et des plans, par le juste accord des valeurs, par la distribution des ombres et de la lumière, que le poète ou l’artiste tirent de la banalité et de la complication l’expression typique, l’unité simple et forte qui frappe les sens, l’imagination, l’entendement, et se grave dans la mémoire.
C’est ainsi qu’ils créent, chacun selon son génie propre, cette vérité idéale qui sera autre dans Homère, dans Phidias ou dans Virgile, autre dans Léonard, Michel-Ange, Vélasquez ou Rembrandt, autre dans Calderon, Shakespeare, Corneille ou Molière, mais qui partout sera plus vraie dans sa beauté rare que la vérité du vulgaire.
En écrivant mes Souvenirs de la façon que j’ai cru devoir le faire, en pleine intégrité de cœur et d’esprit, sans toutefois me piquer d’une exactitude photographique, je n’ai pas eu, certes, la présomption de rivaliser avec les maîtres et de créer comme eux une œuvre durable, mais j’ai pensé qu’en écrivant l’un de ces livres où l’on parle constamment de soi, il serait sage, crainte de se laisser aller, comme il arrive, au superflu, à l’oiseux, à l’indiscret ou à pis encore, de prendre modèle sur les plus sobres et de ne pas prétendre tout dire, ce qui reviendrait à tout mal dire.
Une autre considération d’ailleurs m’engageait à suivre, en ce genre de confession où l’on ne voudrait risquer d’offenser ni le goût ni la bienséance, les traces d’un Goethe, d’un Alfieri, ou plus rapprochées de nous, celles d’un de Candolle, d’un Arago, d’un Quinet, plutôt que l’exemple d’un Jean-Jacques, c’est que je ne me sentais ni droit ni envie, en rappelant mes propres souvenirs, d’y mêler, mal à propos, ceux d’autrui, ma persuasion étant d’ailleurs que la plume d’une femme était tenue plus qu’une autre à ce choix dans la vérité qui n’est pas seulement la marque où se reconnaît l’art digne de ce nom, mais qui est un signe certain des mœurs polies.
C’est pourquoi, dans les pages qui suivent, il ne faudrait pas chercher cette représentation de la réalité telle que celle que l’on obtient à cette heure par les procédés photographiques.
Bien des choses, bien des personnes seront passées sous silence. Quelques traits épars seront rassemblés, d’autres effacés. Ni les faits ne seront mis toujours à leur date précise avec toutes leurs circonstances, ni les paroles ne seront rendues toujours avec la ponctualité du sténographe. Tout sera conforme à la vérité, mais tout sera comme un extrait de la vérité, à l’usage des méditatifs, bien plutôt qu’au goût des curieux.