Pistes, listes
Texte d'ouverture du Colloque Michel
Leiris ou De
l'autobiographie considérée comme un art
Nanterre, 12 et 13 décembre 2003
RITM, n° 31, 2004
(Publidix, Université Paris X, 92001 Nanterre Cedex)
Michel Leiris ou De l’autobiographie considérée comme un
art. Le titre de notre colloque rappelle évidemment des
questions célèbres : la littérature est-elle une
tauromachie ? L’assassinat est-il un des beaux-arts ? Notre intention
est d’aborder l’œuvre de Michel Leiris par l’une de ses trois faces
principales – poésie, autobiographie, ethnographie : nous
entrerons donc par la porte autobiographique, tout en sachant qu’une
fois entrés, nous retrouverons le reste, et qu’évidemment
la poésie est au cœur de tout.
La formule choisie suggère
aussi le renversement de celle qu’avait lancée en 1935 Albert
Thibaudet dans son livre sur Flaubert : « L’autobiographie, c’est
l’art de ceux qui ne sont pas artistes, le roman de ceux qui ne sont
pas romanciers », faisant de l’autobiographie un pis-aller, un
ersatz, un leurre, une ombre. Le mépris de Thibaudet s’explique
sans doute par la timidité du XIXe siècle devant le
projet révolutionnaire de Rousseau, qui demandait l’invention de
« formes nouvelles ». La nouvelle frontière,
désignée par Rousseau dans le Préambule du
manuscrit de Neuchâtel, a certes été
fréquentée par deux pionniers de génie,
Chateaubriand et Stendhal, mais ensuite l’élan est
retombé et, il faut bien le dire, l’autobiographie est
passée à l’arrière-garde. C’est seulement entre
les deux guerres qu’avec Gide et Leiris en particulier l’audace et la
faculté d’inventer des formes nouvelles sont revenues. Excusez
ces perspectives un peu cavalières sur l’histoire du genre. Je
cite Thibaudet parce que son idéologie est toujours vivante. On
a du mal, encore aujourd’hui, à penser qu’un même texte
puisse à la fois viser le vrai et le beau, et que l’invention
d’une forme puisse être le moyen de la recherche, vue comme
naïve, d’une vérité sur soi. On confond
obstinément forme et fiction, sans voir que le souci scrupuleux
de la vérité peut être, au plus loin d’un abandon
à la facilité, une contrainte
étroite menant à des inventions révolutionnaires.
Avec Leiris, et d’autres à sa suite – je ne citerai que Perec –
l’autobiographie est repassée à l’avant-garde – et c’est
là au fond l’objet de notre colloque.
Pourquoi ce colloque, ici et
maintenant ? Il s’inscrit dans la suite des travaux du groupe «
Récits de vie », fondé en 1980 par Claude Abastado,
groupe dont j’ai repris, après sa mort, l’animation. Nous avons
organisé entre 1980 et 1998 une série de neuf colloques
sur des genres, thèmes ou problèmes variés, les
derniers étant Autofictions
& Cie, Le Tournant d’une
vie, L’Autobiographie en
procès, Récits
de vie et médias. Notre groupe s’est ensuite mis en
veilleuse, et le Centre des Sciences de la littérature, sous la
houlette de Claude Leroy, a repris le flambeau en organisant des
manifestations autour de l’avant-garde autobiographique : un colloque
Claude Mauriac il y a deux ans (2001), le présent colloque
Leiris – et l’avenir dira quel sera notre prochain pionnier.
Pourquoi un colloque Leiris ?
L’idée a germé il y a deux ans, un soir d’hiver, dans un
café près de la Bibliothèque Nationale, site
Tolbiac, où s’étaient retrouvées quatre personnes
bien perplexes, Marie-Claire Dumas, Catherine Maubon, Louis Yvert et
moi. Nous sortions d’une soirée Leiris, organisée autour
d’une conférence de Charles Juliet. Le thème
général qu’il développa fut que si la lecture de
Leiris l’avait, dans sa jeunesse, prodigieusement stimulé, la
relecture qu’il venait d’en faire l’avait accablé. Pourquoi ?
Parce que le travail de l’écriture n’avait pas aidé
Leiris à sortir du mal-être et à atteindre la
sérénité, l’équilibre ou la sagesse que
lui-même, semblait-il, entrevoyait. C’était une belle
conférence de Charles Juliet sur son propre itinéraire et
nous autres, que Leiris continuait à combler, nous avons
éprouvé le besoin de nous réunir. Depuis la mort
de Leiris en 1990, il y a eu peu d’occasions de se connaître,
d’échanger, de programmer l’avenir autour de lui. En France, un
grand colloque inaugural en 1996, dont les actes sont en voie de
publication (1). Une société « Les
lecteurs de Michel
Leiris », à laquelle j’ai adhéré, qui s’est
évanouie, et dont il faut souhaiter qu’elle ressuscite. Des
inédits très heureusement publiés par Jean Jamin –
en particulier le magnifique Journal
– et ce chef-d’œuvre qu’est la Bibliographie
des écrits de Michel Leiris par Louis Yvert. Et puis le grand
projet de la Pléiade, qui a mobilisé autour de Denis
Hollier toute une équipe et qui débouche aujourd’hui sur
la publication d’un premier volume consacré à La Règle du jeu, dont on
espère qu’il ne restera pas isolé. Mais il manque un lieu
vivant, des activités régulières, pour
fédérer ces initiatives, les prolonger et transmettre aux
nouvelles générations le goût de cette
écriture et le désir de prolonger l’aventure. Une des
fonctions de ce colloque est d’amorcer un dialogue durable. Le plus
simple serait de créer – ce qui n’existe pas encore – un site
Leiris avec informations, publications et éventuellement liste
de discussion. Nous en reparlerons sans doute dans les couloirs, ou
demain à l’occasion de la Table ronde (2).
Je reviens maintenant à un
passé plus lointain et plus personnel, je m’en excuse. La
rencontre de l’œuvre de Leiris a été un
événement capital dans ma vie et mes propres aventures
d’écriture. C’est la publication de Fibrilles (1966) qui a pour moi
tout déclenché, situation paradoxale, puisque de l’œuvre
de Leiris, c’est le livre qui me plaît le moins, par sa
coalescence un peu étouffante, après laquelle Leiris est
reparti dans l’autre sens pour retrouver in fine la fragmentation
aérienne de ses débuts. Mais du coup, j’ai lu L’Âge d’homme et les deux
premiers volumes de La Règle
du jeu. Et, en 1969, nouvel éblouissement avec la
parution de Mots sans mémoire,
et la lecture de Glossaire j’y serre
mes gloses, qui est toujours ma bible. Oui, un écrivain
peut vous libérer et changer complètement votre vie. J’ai
découvert avec lui que l’autobiographie était possible,
qu’on pouvait jeter par-dessus bord le récit et l’argumentation,
et naviguer à la recherche de soi sur la mer des mots, Langage tangage, mais sans naufrage
à craindre, puisqu’on n’était plus assujetti à
conclure et que l’espace où l’on s’exprimait s’ouvrait à
la faveur de délais
sans cesse renouvelés. Dans mon enthousiasme, il m’est
arrivé de penser que Leiris avait inventé
l’autobiographie… non-figurative, si je puis dire, et qu’il avait
trouvé aussi, dans une synthèse qui dépassait les
oppositions du journal et de l’autobiographie, le secret du mouvement
perpétuel. Je voyais dans sa manière de tresser les mots
en dérivant sous contrôle un jeu vertigineusement
agréable : il savait… frôler l’inconscient, comme on dit
« jouer avec le feu », en évitant toujours au
dernier moment d’être emporté par une vérité
fatale. Je me suis mis à son école et pendant trois ans
(1971-1974) j’ai joué double jeu, celui de l’élève
qui essaie de comprendre le tour de main du maître en observant
au ralenti chacun de ses mouvements (c’est mon essai Lire Leiris, où les
interprétations psychanalytiques ne sont que des
hypothèses pour saisir la dynamique de l’écriture), et
celui de l’apprenti qui se lance à son propre compte vers des
voies nouvelles, dans le secret de son cabinet d’alchimiste. À
l’époque, j’avais trente-quatre ans, la moitié de la vie,
et Leiris déjà plus du double. Que penserait-il de ce que
j’avais écrit sur lui ? Oserais-je me présenter devant
lui ? Ce fut la rencontre de deux timides, bouleversante pour le plus
jeune, qui la consigna en détail dans son journal, insignifiante
pour le plus âgé, habitué aux visites. L’important
pour moi fut qu’à cette occasion mes écritures
souterraines et mes écritures publiques firent pour la
première fois leur jonction. Mon livre se terminait
déjà par un épilogue en partie autobiographique.
Grâce à une proposition faite par Danielle Sallenave, il
me vint en 1976 l’idée d’interroger Michel Leiris sur son
expérience de la psychanalyse, il s’y prêta gentiment, et
moi, pour être honnête, ne fallait-il pas que je dise aussi
deux mots de la mienne ? Je m’y prêtai timidement, et
voilà écrit, en 1976, un « Post-scriptum à Lire Leiris » qui resta
dix ans dans mes tiroirs, par peur de la corne de taureau. Je ne le
publiai qu’en 1986, dans Moi aussi,
premier acte taurobiographique, donc. Dieu seul sait ce qu’il en
advint, et s’il n’y a que le premier pas qui coûte. Toujours
est-il que c’est Leiris qui m’a lâché dans l’arène.
La première phrase de ce texte vous expliquera en tout cas mon
embarras d’aujourd’hui : « Je ne parlerai plus des textes de
Michel Leiris ». Ce n’était ni coquetterie, ni
prétérition. Chaque chose a son temps, il faut savoir
tourner la page, être fidèle mais ne pas s’accrocher. Je
ne suis plus « spécialiste de Leiris », pas plus que
je ne le suis resté de Rousseau ni de Perec, mes autres amours.
Je vous proposerai donc juste deux séries de réflexions
rapides : la première, offrant des pistes pour l’ensemble du colloque ;
la seconde, sur l’esthétique de la liste, pour ouvrir notre
première matinée.
*
Ma première série sera un commentaire
rapide de six citations de Leiris – une sorte de dialogue.
Après
avoir voulu être un poète (rêvant de vivre comme une
sorte de héros mythologique), je serai devenu l’auteur
d’honnêtes essais autobiographiques qui feront peut-être
figure de défense et illustration de ce genre littéraire.
(3)
C’est Michel Leiris qui écrit cela en 1966 (Fibrilles, p. 256), et je ne suis
pas d’accord. Il établit ici entre poésie et
autobiographie, dans l’histoire de ses propres écritures, une
relation de succession (l’une puis l’autre) et d’opposition. C’est
l’inverse : il a fondu en un seul et même acte poésie et
autobiographie et les a menées ensemble jusqu’au bout. Coup de
génie dont aujourd’hui encore, on n’a pas encore vraiment
tiré les conséquences. « Défense et illustration
», comme du Bellay et ses amis qui, en 1549, disaient : halte
à la poésie en latin, langue morte, écrivons la
poésie dans la langue que nous parlons, notre langue de tous les
jours, elle est belle, riche, savoureuse ! Peut-être aujourd’hui
la fiction, qui s’étale en librairie, est-elle une langue morte,
et est-ce la prose véridique de nos vies qui peut nous mener
à la poésie ?
Ne
pas produire un beau mensonge, mais une vérité qui serait
aussi belle que le plus beau mensonge. Tâcher d’atteindre par
l’écriture à quelque chose de vrai qui comblerait autant
qu’une prestigieuse fiction […] (4)
C’est toujours Leiris, quelques lignes plus loin, dévoilant son
jeu. Comment a-t-il fait ? Eh bien comme Rousseau, qui disait devoir
inventer « un langage aussi
nouveau que son projet ». Tout est parti des jeux
poétiques sur les mots qu’il a inventés à 24 ans,
quand il était surréaliste, avec Desnos et toute la
bande. Vous prenez un mot, et vous le définissez à votre
manière avec d’autres mots qui recombinent les sons ou les
lettres dont il est formé. Le mot fait une pirouette, et il
retombe sur ses pieds, le même et transformé. Poésie (je l’ai choisie pour
épousée…). Ou bien Psychanalyse - lapsus canalisés au
moyen d’un canapé-lit. C’est votre tour, essayez.
Choisissez bien des mots que vous aimez (ou que vous détestez,
et vengez-vous sur eux). Ils vous mèneront au cœur de
vous-même.
En
disséquant les mots que nous aimons, sans nous soucier de suivre
ni l’étymologie, ni la signification admise, nous
découvrons leurs vertus les plus cachées et les
ramifications secrètes qui se propagent à travers tout le
langage, canalisées par les associations de sons, de formes et
d’idées. Alors le langage se transforme en oracle et nous avons
là (si ténu qu’il soit) un fil pour nous guider, dans la
Babel de notre esprit. (5)
Cette préface de 1925 pour Glossaire : j’y serre mes gloses
est la clef de toute son œuvre autobiographique : L’Âge d’homme (1939), les
quatre volumes de La Règle du
jeu, Biffures (1948), Fourbis (1955), Fibrilles (1966), Frêle bruit (1976), suivis du
Ruban au cou d’Olympia (1981)
et de À cor et à cri
(1988).
Principe
de cette nouvelle autobiographie : remettre à une place
secondaire le récit et l’argumentation. Prendre pour moteur
principal les associations d’idées et de mots. Leiris a
essayé différentes techniques : le montage (par plus ou
moins simple juxtaposition) dans L’Âge
d’homme et ses derniers volumes, à partir de Frêle bruit ; le tressage
(relier des séries de « fiches » par des
réseaux vertigineux d’associations d’idées) dans les
trois premiers volumes de La
Règle du jeu. C’est-à-dire faire, sur des
unités de sens beaucoup plus grandes que les mots, le même
travail poétique de décomposition-recomposition, qui
permet d’ouvrir et d’explorer, sans jamais
réduire ni conclure. Et cela en restant sur le terrain,
dangereux, de la vérité, en bannissant la fiction. Il
faut cesser de confondre art et fiction. Il y a un art de la
vérité.
Sorte
de roman policier : une chasse aux souvenirs. L’accent sera
placé, non sur les souvenirs eux-mêmes, mais sur leur
recherche. Ce qui doit passer au premier plan, ce n’est pas
l’émotion ancienne que je cherche à reconstituer, mais
l’émotion présente que j’éprouve en me livrant
à cette recherche. Ainsi la cause d’erreur de tous les
mémoires se trouve éliminée : ce que je cherche
à fixer, ce n’est pas le fait tel qu’il fut, mais le fait tel
qu’il est maintenant déformé, m’efforçant
simplement de mesurer la marge qui sépare le fait tel
qu’aujourd’hui je me l’imagine du fait originel. Je puis même
m’abandonner franchement à une sorte de reconstitution
imaginative, de ré-invention du fait. (6)
Mettre l’énonciation au centre. Leiris
retrouve ici Rousseau, qui disait : « En me livrant à la fois au souvenir
de l’impression reçue et au sentiment présent je peindrai
doublement l’état de mon âme… ». Et puis
échapper au caractère finalisé (donc mortel) du
récit ou de l’argumentation en adoptant, par exemple, la forme
de la variation musicale…
Pour
qu’il ne puisse y avoir inachèvement (coupure empêchant de
se faire une idée de ce qui aurait été
l’ensemble), commencer par exposer le « thème » – i.
e.
narration pure et simple de l’anecdote – puis, en guise de «
variations » (cf. L’Art
de la fugue
de Bach et les Exercices
de style
de Queneau), élaborer une suite de commentaires et digressions,
tantôt documentaires ou spéculatifs, tantôt
lyriques. Que cette suite se trouve interrompue ici ou là ne
devrait avoir qu’une importance secondaire, puisqu’il n’y aurait pas
acheminement vers une « conclusion » mais simple
prolifération. (7)
Cette entrée du Journal est une sorte de pivot :
arrivé avec Fibrilles
au degré maximum de concentration et de fermeture, Leiris repart
dans l’autre sens. Il finira par retrouver la
légéreté elliptique des bouquets japonais :
Mais
acquiert-on un œil d’éternité en mélangeant les
temps, multipliant les points de vue et mariant ou opposant les tons
comme il vous plaît ?
Affaire,
si l’on veut, d’arrangement, à la façon dont au Japon
l’on arrange patiemment – sans les fondre en la profusion d’un bouquet
– un petit nombre de fleurs, pour la joie – ou pour la paix – du
regard, avec toutefois certains dessous. (8)
Écriture fragmentaire, montage, recherche
d’une vérité qui échappe à la prise des
récits ordinaires, place généreusement faite
à la collaboration du lecteur : c’est ce que nous trouvons aussi
chez ces autres poètes de l’autobiographie que sont Claude
Mauriac dans Le Temps immobile,
Georges Perec, Jacques Roubaud... Ils sont, comme les vrais
poètes, inspirants, leur œuvre est un atelier qui vous donne
envie de vous mettre au travail, d’ouvrir votre propre chemin dans le
langage.
*
Mes secondes réflexions tourneront autour de
la feuille distribuée (voir
en annexe), où j’ai recueilli, en m’inspirant de Louis
Yvert, une sorte d’œuvre inédite de Michel Leiris, qui nous
servira d’apéritif : les titres d’œuvres possibles, ou les
titres possibles d’œuvres, comme on voudra, qui ponctuent le Journal. Amorcée dès
1924 comme une sorte de jeu autonome, avec une petite liste de quatre
titres, cette activité ludique et poétique restera
« en veilleuse » jusqu’en 1966. L’entrée du 26
septembre 1966, déjà citée plus haut, marque un
tournant. Dans Frêle bruit,
Leiris compose une première liste de trouvailles, sous le titre
« Titres rien que titres », mais c’est dans les
années 1980 que la pratique va devenir plus fréquente, au
point qu’on peut alors se demander, comme pour les gloses ou les images
de marque, si ce n’est pas l’amorce d’un recueil : plus se
rétrécit le temps qui reste pour écrire des
œuvres, plus les titres fusent en gerbes… Presque toujours
l’exploration de ces titres se fait « en l’air », sans
rapport immédiat avec un texte écrit ou à
écrire, le titre étant un texte à lui tout seul,
qu’il suffirait de développer en le considérant comme une
amorce, une graine :
Peut-être
est-ce ce jour-là que j’ai parlé à C[olette] d’une
de mes grandes préoccupations d’ordre littéraire qui est
la suivante : écrire un livre ou un poème dont le titre
serait un seul mot qui résumerait tout l’essentiel, – mot dont
le livre ou le poème ne serait que le commentaire. (9)
Cette poétique – ou génétique –
du titre, qui fait penser à Raymond Roussel, est très
voisine du mécanisme de Glossaire
j’y serre mes gloses. Certes, Leiris emploie ici des mots
plutôt intellectuels (« résumé »,
« commentaire ») pour désigner le type de rapports
qu’entretiendraient le titre et le texte – mais rien n’empêche
d’imaginer que ce rapport de production et de dépliement
pourrait passer par les mécanismes poétiques des gloses.
La glose est la cellule-mère de l’écriture de Leiris. Et
les gloses peuvent être tressées ou simplement
alignées.
Dans Lire Leiris,
j’avais exploré la technique de la tresse. Je voudrais ici
réfléchir – chez Leiris et en général –
à une poétique de la liste, en commençant par une
petite liste de ses listes à lui :
Les
fiches
Les
rêves
Les
gloses
Les
bagatelles végétales
Les
poèmes de Frêle bruit
Les
titres
Les
images de marques
Les
citations
La liste est un combiné de répétition et de
variation, à partir d’un noyau de base définissant un
type d’énoncé. C’est une littérature à
contrainte : tout nouvel énoncé doit être conforme
au modèle, et différent des énoncés
antérieurs : un des charmes de la liste est, dans un univers
très contraint, la surprise permanente. Si les
énoncés sont trop proches les uns des autres, on sombre
dans la tautologie et l’ennui.
Problème : différence entre le rythme
de l’écriture de la liste, et le rythme de sa lecture.
En fait, pour l’écriture, il y a deux cas
possibles : la liste déposée
et la liste composée.
a) la liste déposée
: la plupart du temps, une liste ne s’écrit pas d’un seul coup,
elle se dépose peu à peu, on a une inspiration, on la
note (et dans le journal, on la note en la datant), on trouve des
énoncés qui peuvent entrer dans la liste par un, ou par
deux ou trois, puis un long intervalle, etc. Ça s’accumule peu
à peu. Il y a donc un projet (avec l’idée de rassembler
tout plus tard, ou de choisir), mais l’exécution est
confiée aux hasards du temps et de l’inspiration : ce n’est pas
une œuvre à laquelle on « travaille », ou
plutôt on y travaille en gardant son projet présent
à l’horizon de l’esprit, ce qui fait qu’on est attentif quand
une trouvaille surgit, mais à la limite, cela pourra n’aboutir
à rien (c’est le cas pour les titres). Autant qu’une œuvre,
c’est un exercice, une gymnastique, à laquelle s’ajoute l’esprit
de collection. Chaque occurrence est une sorte de « fiche
», mais au lieu d’être le point de départ d’un
travail ultérieur d’élaboration, elle est un point
d’arrivée. Il n’y aura pas d’autre élaboration que sa
mise en contact avec ce qui précède et ce qui suit. Au
moment où on écrit tel titre qui vous vient à
l’esprit et vous plaît, on peut fort bien avoir oublié ses
inventions précédentes… En 1988, Leiris note comme une
trouvaille « À qui mieux mieux », déjà
trouvé en 1948.
Ces éléments de liste, notés au
gré des inspirations, au fil des années, peuvent
être ensuite rassemblés et organisés dans un but de
publication. Je vois alors trois problèmes :
L’ordre : va-t-on suivre leur ordre
d’apparition sans y rien changer – c’est le cas par exemple pour les
rêves, ou bien va-t-on tout réorganiser selon un autre
ordre – alphabétique pour les gloses et les bagatelles
végétales ?
Le choix : va-t-on se permettre de
faire une sélection – c’est aussi le cas pour les rêves –
ou restituer la série intégrale ?
L’élaboration : va-t-on se
permettre de retravailler, d’abréger, de modifier les
éléments conservés ?
Ces différents changements vont être
faits, bien sûr, dans la perspective de la lecture.
La petite liste « Titres rien que titres
» de Frêle bruit
est amusante à analyser de ce point de vue. Elle comprend quinze
titres : treize choisis parmi la trentaine de ceux qui figurent dans le
Journal jusqu’à cette
date, et deux ajoutés (Malgré
et Hold up) :
Entretiens
sur la pluralité des corps.
Les
Carcasses de la faim.
Avoir
été.
Sans
avoir.
Depuis
le temps.
À
qui mieux mieux.
L’Ablatif
absolu.
À
pleins tubes.
Presque.
Le
Vain Recours.
Le
moins qu’on puisse dire.
Oh
!
Malgré.
L’Ultime
Prothèse.
Hold
up.
Leiris a écarté les titres liés
à des œuvres réelles (conformément au programme
« Titres rien que titres »), mais aussi neuf titres qu’il a
dû trouver (à juste… titre) mauvais, et dont voici la
liste, qui permettra de réfléchir à son
esthétique du titre, qui exclut en particulier, pour les trois
derniers, le calembour : Morceaux
choisis, En chair et en os,
L’Olifant des colubridés,
Produits de Beauté, Les Fossiles de la mer, Vacances, Thomisme et Oncle Tomisme, Mauvais foie et mauvaise foi, Mandarins ou Malandrins. Quant
à l’ordre, il suit simplement celui du Journal.
b) la liste composée
: une autre manière d’écrire une liste, c’est de
l’écrire d’un seul coup, mais, dans ce cas-là, il s’agit
en général d’un texte plus court, fonctionnant comme un
poème. Il me semble que c’est dans Frêle bruit que Leiris
pratique pour la première fois systématiquement ce genre
de poèmes, il y en a toute une série – et c’est sans
doute dans cette même perspective que sera écrit Images de marque qui n’est qu’un
poème de ce type qui a monté en graine et
été écrit non certes en une seule fois, mais sur
une période assez brève d’une seule lancée – ce
qui est très différent du premier cas, celui de la liste
déposée.
De fait, cette réflexion sur la liste devrait
être élargie dans deux directions : du côté
du journal (qui est une forme de « liste déposée
» – et c’est la notion même de « dépôt
» qu’il faudrait explorer – ce mot m’a toujours fait rêver,
écartelé entre l’involontaire et lent dépôt,
« ensemble de matières solides qui se déposent au
fond d’un liquide impur au repos », si proche du dépotoir
(ou du fourbis), et la volontaire et péremptoire
déposition) et du côté de la fragmentation. Entre
tous ces éléments disjoints ou abandonnés,
libérés de leurs attaches narratives ou de leur jactance
démonstrative, à nous de circuler, sur les pistes de la
poésie, vers la vérité.
Notes
:
(1) Ils ont été publiés au printemps
2004 :
Michel Leiris. Le Siècle
à l’envers, textes
rassemblés par Francis Marmande, Tours, éditions Farrago,
Editions Léo Scheer, 2004, 324 p.
(2) Nous en avons reparlé, et la chose est faite :
Jean-Sébastien Gallaire, avec l’appui de Louis Yvert, a
créé le Site officiel Michel Leiris,
http://www.michel-leiris.com,
dont la page d’accueil annonce les
rubriques suivantes : Actualités, Articles critiques,
Association des lecteurs, Bibliographie, Chronologie, Entretiens,
Liens, Traductions. À vous, lectrices et lecteurs des Actes de
ce colloque, de le faire vivre en le consultant et en lui proposant
informations et contributions.
(3) Fibrilles,
in La Règle du jeu,
Gallimard, Pléiade,
2003, p. 762-763.
(4) Ibid., p. 763
(5) Brisées,
Mercure de France, 1966, p. 11.
(6) « L’homme sans honneur » (1937), in La Règle
du jeu, Gallimard, Pléiade, 2003, p. 1120.
(7) Journal 1922-1989,
Gallimard, 1992, p. 614-615 (26 septembre
1966).
(8) Frêle bruit,
in La Règle du jeu,
Gallimard,
Pléiade, 2003, p. 1055.
(9) Journal 1922-1989,
op. cit., p. 319 (22 janvier 1938).
©
Philippe Lejeune