J'ai
été invité à participer au congrès
Autobiografía
en España : un balance (25-27 octobre 2001),
organisé
à l'Université de Cordoue par Anna Caballé, Celia
Fernández et Angeles Hermosilla. Sur leur suggestion, j'ai
proposé
un bilan de mon travail sur le "pacte" autobiographique. Il sera
publié
en traduction espagnole dans les actes du congrès. Il a
été
publié dans la revue L'Ecole des lettres, Second
cycle,n°
1, juillet-septembre 2002, puis repris dans le volume Signes de vie, Le Pacte autobiographique 2,
aux Editions du Seuil en 2005.
J'ai ajouté ici trois ou quatre « liens » pour
prolonger
certaines indications.
On trouvera à la fin, d'autre part, une bibliographie des
études
que j'ai réalisée après 1975 en appliquant la
méthode
inaugurée avec le « Pacte autobiographique ».
Córdoba, 27 octobre 2001
Ce
titre-anniversaire, qui nous était venu dans la conversation,
à Anna Caballé et à moi, aujourd’hui m’embarrasse.
J’ai lu des traités de savoir-vivre. La baronne Staffe, dans le
sien, en 1893, était on ne peut plus claire : « C’est un
sentiment
de générosité qui fera éviter de parler de
soi-même, même en mal. Il faut faire intervenir son moi le
moins possible, c’est presque toujours un sujet gênant ou
ennuyeux
pour autrui ». Mais après tout, il s’agira ici de raconter
une aventure théorique dont je ne suis que l’occasion. Il est
délicat
aussi de supposer que vous connaissiez mes deux premiers livres, L’Autobiographie
en France (Armand Colin, 1971), qui n’a pas été
traduit
en espagnol, et Le Pacte autobiographique (Seuil, 1975), dont
le
premier et le dernier chapitres ont été traduits (Madrid,
Magazul-Endymion, 1994). J’essaierai d’en évoquer le contenu.
Enfin
les dates que je viens de donner montrent que nous nous sommes
trompés
: ce n’est pas « 25 ans », mais « 30 ans après
» ! La définition de l’autobiographie et l’idée de
« pacte » étaient déjà au centre de
mon
premier livre, mais avec une autre fonction. C’est l’histoire de cette
transformation que je vais retracer.
Je me retourne en arrière et je regarde « 30 ans avant
».
L’Autobiographie en France est un petit livre très
simple
composé de trois chapitres : Définition (je
définis
l’autobiographie en l’opposant à d’autres genres), Histoire
(j’essaie
de répondre aux questions suivantes : quand commence l’histoire
de l’autobiographie, comment écrire une histoire de
l’autobiographie,
puis je donne une série de points de repère),
Problèmes
(j’analyse le pacte et le discours autobiographiques, j’évoque
les
discours « pour » et « contre », et je situe
l’autobiographie
par rapport à la psychanalyse). Après vient la partie
documentaire
: un Répertoire, dressé à partir de la
définition,
qui recense une centaine d’autobiographies ; une bibliographie
classée
; puis deux anthologies : des « pactes autobiographiques »,
et quelques textes critiques sur l’autobiographie.
Pourquoi ai-je écrit ce livre ? Pour assouvir une passion, et
combler une lacune. « En mai, fais ce qu’il te plaît !
».
Après mai 1968, en France, il était devenu possible de
tromper
sa thèse avec son hobby. Le mien, depuis toujours,
c’est-à-dire
depuis qu’à l’âge de quinze ans j’avais commencé
à
tenir un journal, était l’écriture autobiographique. En
1969,
une encyclopédie thématique m’avait proposé
d’écrire
un article sur un genre littéraire. J’avais fait ajouter
l’autobiographie,
qui n’était pas prévue sur la liste. Finalement
l’encyclopédie
a changé de formule, et mon article n’a pas été
publié.
Mais en le rédigeant, je m’étais rendu compte qu’en
Allemagne,
en Angleterre, aux États-Unis, il existait plein d’études
approfondies sur le genre, et qu’en France, il n’y avait quasiment
rien.
J’ai décidé d’écrire le livre que j’aurais voulu
pouvoir
lire pour rédiger mon article. Et de fil en aiguille, j’ai
abandonné
la thèse commencée sur un autre sujet, aspiré pour
toujours par un genre dont je n’avais pas prévu, en le
définissant,
qu’il aurait pour moi si peu de limites...
Page 14 : « Définition : nous appelons autobiographie
le récit rétrospectif en prose que quelqu’un fait de sa
propre
existence, quand il met l’accent principal sur sa vie individuelle, en
particulier sur l’histoire de sa personnalité ».
Je feuillette la suite, et suis bien étonné. La
définition
ne fait pas vraiment l’objet d’analyses poussées, elle est
utilisée
surtout pour constituer un corpus sur un modèle
étroitement
rousseauien. Le propos normatif est clairement affiché. Page 21
: « L’autobiographie ne peut donc pas être simplement un
agréable
récit de souvenirs contés avec talent : elle doit avant
tout
essayer de manifester l’unité profonde d’une vie, elle doit
manifester
un sens, en obéissant aux exigences souvent contradictoires de
la
fidélité et de la cohérence ». J’ai un
modèle,
je trie, je laisse sur le bord ce qui ne correspond pas, je
l’écarte
comme préhistoire, sous-genre secondaire, avatar, déchet.
Je parle souvent de « l’autobiographie telle que nous l’entendons
», etc. En même temps c’est très efficace, et
peut-être
nécessaire ! En effet, si j’avais eu l’esprit plus large,
j’aurais
rassemblé un corpus immense et confus. Il y a une
vérité
de l’erreur. L’identité est un choix, ici comme ailleurs. Cette
focalisation pointue sur un secteur limité que je
décrète
« centre » me donne l’énergie pour observer tout le
reste, le classer, l’amener lui aussi à l’existence, et tracer
une
première carte du pays. Il y a une déformation, mais il y
a une carte ! – Ce qui me frappe, c’est la vigueur, l’absence de doute
: je mène rondement cette opération de sélection.
J’ai la joie de voir mon corpus grossir, de baptiser mon territoire.
J’ai
l’allégresse de quelqu’un qui explore une île
déserte,
en négligeant peut-être quelques traces d’anciens
explorateurs...
J’ouvre des avenues, je fais des lotissements ! Je découvre
l’Amérique
! – je me souviens comme j’étais heureux !
Dans ce travail, j’étais guidé par quelque chose
d’essentiel
: la récurrence obstinée d’un certain type de discours
adressé
au lecteur, ce que j’ai appelé le « pacte autobiographique
». Très vite, je me suis mis à faire une anthologie
de ces préambules propitiatoires, de ces serments, de ces appels
au peuple, avec l’impression qu’ils disaient déjà tout ce
que je pourrais dire ! Ce discours contenait fatalement sa propre
vérité
: il n’était pas une simple assertion, mais un acte de langage,
un performatif (je ne connaissais pas encore l’expression), qui faisait
ce qu’il disait. C’était une promesse. En y croyant je
n’étais
pas une dupe, ou un ethnologue naïf qui croit à la
vérité
littérale des légendes que les indigènes lui
racontent,
j’étais dans la vérité de cette magie !
Le pacte autobiographique, je n’ai donc pas eu à l’inventer,
puisqu’il existait déjà, je n’ai eu qu’à le
collectionner,
le baptiser, et l’analyser.
Le collectionner. Mon livre propose, sur soixante pages, une anthologie
d’une vingtaine de pactes, de Rousseau à François
Nourissier.
Je donne la parole aux autobiographes. C’était tout simple.
Pourquoi
ne l’avait-on pas fait avant ? Parce qu’on s’en méfiait ! Ce
moment
où quelqu’un vous prépare à ses confidences et
essaie
de vous séduire était sans doute vu comme une faiblesse
ou
une roublardise, sur lequel il fallait passer avec indulgence,
plutôt
que comme un moment fort et vrai. Moi je leur ai fait confiance.
J’avais
été ébloui par les deux préambules des Confessions
de
Rousseau, surtout par le premier,
celui qu’on trouve en tête du manuscrit de Neuchâtel,
très
long et explicite : il annonce une triple révolution,
psychologique
(un nouveau modèle de la personnalité et un nouveau type
de communication entre les hommes), politique (valeur exemplaire du
vécu
de l’homme indépendamment de sa position sociale) et
littéraire
(il faut inventer pour l’autobiographie un nouveau langage).
Écrit
en 1764, ce texte n’a pas pris une ride. Il m’a semblé qu’il y
avait
à s’instruire en glanant dans les déclarations liminaires
d’autobiographie. Oui, leur rhétorique est un peu
répétitive,
mais c’est comme la rhétorique de l’amour : finalement, dans ces
situations-là, on insuffle toujours une force nouvelle à
des mots qui ont déjà servi... Cette partie de mon livre,
c’était celle dont j’étais le plus fier, quoiqu’il n’y
eût
pas un mot de moi. Je passais mes troupes en revue, ou plutôt
j’avais
organisé une espèce de « chœur » antique dont
j’étais le coryphée.
Le baptiser. L’expression « pacte autobiographique » figure
dans L’Autobiographie en France, éd. 1971, p. 24. La
première
fois que je l’emploie, je mets des guillemets, conscient que c’est une
formule inédite. Ensuite, plus de guillemets, je
considère
qu’elle est entrée dans la langue courante. Le livre
avançant,
elle prend du galon, elle coiffera la première partie de
l’anthologie.
Pourquoi des guillemets ? Quelques lignes plus haut, j’en avais
déjà
employés pour dire que l’autobiographie était un genre
«
fiduciaire », métaphore renvoyant au vocabulaire de
l’économie
et des finances. A quoi renvoie « pacte » ? Sans doute
à
une idée juridique de « contrat », mais
évidemment
on pense aussi à une alliance mystique ou surnaturelle –
à
un « pacte avec le Diable », qu’on signerait de son sang...
C’est un peu exagéré, mais cet excès frappe
l’imagination,
et a assuré le succès de la formule. Je ne suis pas un
théoricien
révolutionnaire, mais plutôt un publicitaire qui a eu une
bonne idée, comme celui qui a inventé La vache qui rit.
Revenons au côté juridique : l’une des critiques qu’on a
pu
faire à l’idée de pacte, c’est qu’elle suppose la
réciprocité,
un acte où deux parties s’engagent mutuellement à quelque
chose. Or dans le pacte autobiographique, comme d’ailleurs dans
n’importe
quel « contrat de lecture », il y a une simple proposition,
qui n’engage que son auteur : le lecteur reste libre de lire ou non, et
surtout de lire comme il veut. Cela est vrai. Mais s’il lit, il devra
prendre
en compte cette proposition, même si c’est pour la
négliger
ou la contester. Il est entré dans un champ magnétique,
avec
des lignes de force qui orienteront sa réaction. Quand vous
lisez
une autobiographie, vous n’êtes pas débrayé, comme
dans le cas d’un contrat de fiction, ou d’une lecture simplement
documentaire,
mais embrayé : quelqu’un demande à être
aimé,
et à être jugé, et c’est à vous de le faire.
D’autre part, en s’engageant à dire la vérité sur
lui-même, l’auteur vous impose de penser à
l’hypothèse
d’une réciprocité : seriez-vous prêt à faire
la même chose ? Et cette simple idée dérange. A la
différence d’autres contrats de lecture, le pacte
autobiographique
est contagieux. Il comporte toujours un fantôme de
réciprocité,
virus qui va mettre en alerte toutes vos défenses. Relisez la
fin
du préambule publié des Confessions. « Que
chacun
découvre à son tour son cœur avec la même
sincérité...
». Ce qu’on n’a jamais pardonné à Rousseau, ce
n’est
pas la folie de croire qu’il est seul, unique et différent des
autres
hommes, c’est la sagesse qu’il a eue de conseiller à chacun de
balayer
d’abord devant sa porte...
L’analyser. C’est là où le bât blesse. En relisant
mon premier livre, j’ai été frappé non seulement
par
son côté engagé et partisan, mais par le fait que
je
n’avais pas vu toutes les implications de ma « découverte
». J’étais jeune, j’avais du temps devant moi. Je
montrerai
plus loin comment j’ai rebondi pour écrire « Le pacte
autobiographique
». Faisons d’abord, avec mon regard d’aujourd’hui, l’inventaire
des
carences.
J’ai sur les rapports de l’autobiographie et de la fiction des
formulations
brutales qu’aujourd’hui je récuse. Je me relis : «
l’autobiographie
est un cas particulier du roman, et non pas quelque chose
d’extérieur
à lui » (p. 23). Plus loin : « Comment distinguer
l’autobiographie
du roman autobiographique ? Il faut bien l’avouer, si l’on reste sur le
plan de l’analyse interne du texte, il n’y a aucune différence
»
(p. 24). Et plus loin encore : « Nous devons toujours garder
à
l’esprit que l’autobiographie n’est qu’une fiction produite dans des
conditions
particulières » (p. 30). Comment ai-je pu écrire
des
choses pareilles ? Bien sûr j’y vais fort parce que je veux
montrer
l’importance du pacte : lui seul fait la différence. Mais j’y
vais
trop fort. Dans le texte même, il y a bien des
différences,
même si le roman peut les imiter. Et surtout je m’embrouille,
j’assimile
récit et fiction, erreur grossière. Aujourd’hui je sais
que
mettre sa vie en récit, c’est tout simplement vivre. Nous sommes
des hommes-récits. La fiction, c’est inventer quelque chose de
différent
de cette vie. J’ai lu Paul Ricœur (même si j’ai parfois du mal
à
le comprendre !), je sais que l’identité narrative n’est pas une
chimère. Et je viens de lire la traduction en français,
récemment
publiée, du livre de Dorrit Cohn, Le Propre de la fiction,
formule qui implique qu’il y a un propre de la biographie. Non,
l’autobiographie
n’est pas un cas particulier du roman, ni l’inverse, tous deux sont des
cas particuliers de la mise en récit.
Seconde bizarrerie. Comment ai-je pu dire : « Le pacte
autobiographique
est nécessaire, mais il n’est pas suffisant » (p. 25-26).
Nécessaire, évidemment : c’est à l’auteur de
déclarer
son intention, non au lecteur de la supposer, pour qu’il y ait
autobiographie.
Mais pas suffisant ? Qu’est-ce qu’il me faudrait de plus ? Et
voilà
que je propose de me transformer en « limier » (c’est le
terme
que j’emploie) pour écarter de mon cher corpus des textes qui
appartiennent
à des catégories très différentes : textes
au pacte flou (dont le cas avait été réglé
avant), textes écrits en collaboration, textes que je juge
mensongers...
Là, je suis en faute : j’amalgame des textes qui posent des
problèmes
très différents, pour les rejeter en bloc de mon paradis.
La manie de sélectionner m’empêche de pousser les analyses
esquissées.
Autre aveuglement, j’y reviendrai : je suis trop rapide sur les moyens
par lesquels le pacte se conclut : je suis ébloui, mais aussi
aveuglé,
par la force de ces engagements explicites : je ne vois pas que
l’engagement
peut être pris d’une autre manière, de facto,
implicitement,
par le simple emploi du nom propre...
Et puis il faut que je fasse un dernier aveu. Il y a dans L’Autobiographie
en France un paragraphe dont je rougis aujourd’hui, et qui devrait
me faire exclure de la très démocratique Association pour
l'autobiographie (APA) que
j’ai
fondée en 1992. Non seulement je suis puriste
(sélectionnant
un modèle étroit) mais je suis élitiste.
Écoutez
bien : « Il est pratiquement impossible que quelqu’un qui n’a pas
l’expérience de la création littéraire, et dont la
vie ne s’est jamais exprimée par une création quelconque,
écrive une autobiographie telle que nous l’avons définie.
Il est donc assez improbable qu’il existe de bonnes autobiographies
écrites
par des inconnus : ce seront le plus souvent des chroniques, des
recueils
de souvenirs, écrits assez platement, parce que
l’inexpérience
de l’expression amène fatalement à utiliser les moules
existants
» (p. 70). Aujourd’hui j’ai honte de cette condescendance. Elle
me
rappelle de mauvais souvenirs. Au moment où j’écrivais L’Autobiographie
en France, j’ai méconnu le talent de mon propre
arrière-grand-père,
Xavier-Édouard Lejeune, employé de commerce et auteur
d’une
autobiographie dont j’ai mis dix ans à découvrir le vrai
mode de lecture. Idiot que j’étais, je croyais qu’il ne savait
pas
écrire, quand c’était moi qui ne savais pas lire ! J’ai
essayé
de me racheter en publiant sa vie, en collaboration avec mon
père,
Michel Lejeune (Calicot, Éd. Montalba, 1984). Et je pense
souvent à Xavier-Édouard en relisant cette
déclaration
de Jean Dubuffet : « L’art ne vient pas coucher dans les lits
qu’on
a faits pour lui : il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom !
Ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il
oublie
comment il s’appelle... ».
Ceci dit, il y a dans L’Autobiographie en France l’audace de
la jeunesse, je taille mon corpus à grands coups de
définition,
je dis où est le Nord et le Sud, je suis le plus clair possible,
j’ouvre la voie à des réflexions plus poussées.
Quel
a été le sort du livre ? Publié en 1971, il a
été
épuisé, si j’ai bonne mémoire, vers 1978. À
cette époque la collection U2 est entrée en sommeil, et
l’éditeur,
pendant presque vingt ans, a refusé toute
réédition.
Entre temps, j’avais publié Le Pacte autobiographique,
puis
d’autres livres. C’est seulement en 1998 qu’une seconde édition
a pu paraître. Mais pouvait-on republier tel quel ? En 27 ans, il
s’était passé bien des choses : mes perspectives avaient
changé, l’objet lui-même s’était transformé.
La situation était difficile. Impossible d’actualiser mon texte
: ce n’était pas trois mots par ci par là à
modifier,
et quelques références à ajouter, il aurait fallu
tout réécrire, faire un autre livre. J’ai donc
décidé
de laisser, au début du livre, mon étude de 1971 comme
elle
était, sans changer une virgule. Mais impossible, malgré
tout, de ne pas actualiser ! J’ai donc, à la fin, élargi
le répertoire de textes autobiographiques (en devenant
infidèle
à mes oukases) et composé une nouvelle bibliographie,
actualisée,
qui embrasse aussi bien l’histoire orale, les études
féminines,
la bande dessinée, Internet, tout ce qui fait notre
modernité
d’aujourd’hui. Cette nouvelle édition est donc composite : on y
voit mon point de départ et mon point d’arrivée.
Je reviens en arrière : nous sommes en 1971, le livre est
publié,
et moi je suis libéré. D’autant plus que je suis en train
de quitter l’Université de Lyon et de prendre pied dans la
nouvelle
université de Villetaneuse - où je suis toujours. Le
béton
de Villetaneuse est à peine sec, et comme tout est nouveau, avec
mon ami Jacques Lecarme, nous pouvons tracer de nouveaux programmes et
enseigner pour la première fois l’autobiographie : Rousseau,
Gide,
Sartre. Et puis, sans l’enseigner, je me plonge avec passion dans la
lecture
de Michel Leiris. Tous ces écrivains sont des novateurs, si
différents
les uns des autres ! Récit, dialectique, poésie, toutes
les
formes sont mobilisées à la recherche du moi, rien
d’étroit,
on respire.
A ce stade, j’ouvre une parenthèse... car je viens d’aller
visiter
ma cave ! J’ai eu un scrupule, une illumination... Ce que je fais en ce
moment, c’est de l’autobiographie. Je relis mon livre de 1971, je le
juge
avec mes critères d’aujourd’hui, je fais des sortes
d’hypothèses
sur sa genèse, et celle du Pacte, comment je suis
passé
de l’un à l’autre... Alors, pourquoi ne pas aller à la
source
? Moi qui étudie la genèse des autobiographies des
autres,
pourquoi ne pas m’appuyer sur les documents que j’ai gardés de
ma
propre évolution ? Car j’ai tout conservé. Pas vraiment
un
journal, mais mes notes de lectures, mes préparations de cours,
toujours datées. Je puis donc vous dire que vous devez le Pacte
autobiographique à l’université de Villetaneuse, qui m’a
laissée libre d’enseigner ce que je voulais. Par exemple voici
une
chemise rose : « Nouvelle problématique de la
définition,
après le U2. Novembre 1971 ». Une vingtaine de pages, 31
octobre,
10 et 11 novembre. A la page 1, je m’aperçois que j’ai
opposé
l’autobiographie à tous les genres voisins sauf à... la
biographie
! Je trouve cet oubli incroyable, et je recommence tout. Page 4, je me
pose une nouvelle question : « L’auteur lui-même n’est-il
pas
un texte ? » et voilà que le nom propre, jusque-là
négligé, me saute à la figure. C’est à
partir
de ces deux problèmes que j’esquisse un certain nombre des
analyses
que vous trouvez dans le Pacte. Je me replonge dans Benveniste. Je
commence
à essayer de faire des schémas. Je vois que tout est bien
plus compliqué que je ne le pensais. Mais je suis libre de
partir
en recherche : je n’ai plus à construire de corpus, je ne suis
plus
retenu par cette sorte de « raison d’état » qui
m’entravait.
D’autre part je suis stimulé par deux choses : l’idée
qu’il
va falloir, d’ici une semaine, expliquer tout à mes
étudiants
; et l’ivresse d’entrer sur un territoire nouveau, de mettre de la
rigueur
dans un domaine flou.
Je fais une seconde parenthèse. J’ai été surpris
de l’histoire de la réception de mon étude sur le Pacte.
Il n’y a pratiquement pas eu de critiques au début. Mais le
livre
s’est peu à peu créé un public et sa diffusion,
loin
de tomber, s’est maintenue, puis a augmenté à partir du
début
des années 1980. Il a été publié en poche
en
1996, avec une postface évoquant mes travaux ultérieurs.
L’étude liminaire qui lui donne son titre a été
traduite
en une dizaine de langues. Ça répondait donc à un
besoin. Naturellement j’avais la chance d’avoir un attelage
prestigieux,
Rousseau, Gide, Leiris, Sartre, qui ont tiré avec vigueur le
livre.
Mais ce qui était un avantage en France, surtout dans le milieu
scolaire, était plutôt un inconvénient à
l’étranger.
C’est l’étude sur le pacte qui a tiré tout le livre.
Elle répondait à deux besoins impérieux : celui
d’une définition, celui d’une méthode.
On aime avoir une définition. Ce besoin était
déjà
satisfait par L’Autobiographie en France. L’avantage de mes
deux
livres, c’est que la définition est au début, en
italiques
: on la voit tout de suite, et il n’est pas nécessaire de
continuer
la lecture. Je suis troublé quand on parle de la
définition
de l’autobiographie selon Philippe Lejeune : ma définition est
celle
de tous les bons dictionnaires, je l’ai prise dans Larousse, ajoutant
juste
une restriction de champ pour la centrer sur le modèle
rousseauien
: « l’histoire de la personnalité ». Je crois que le
lecteur est content de tomber sur quelque chose qu’il connaît
déjà,
avec tout de même une petite nouveauté, et la
solennité
d’un baptême. J’ai pris la définition dans les
dictionnaires,
mais surtout je l’ai prise au sérieux. Définir quelque
chose,
c’est lui donner une valeur. J’ai affiché le mot dans le titre
des
deux ouvrages, et c’était nouveau : en France, aucun livre de
théorie,
de critique ou d’histoire littéraire ne l’avait jamais
utilisé.
Je l’ai fait deux fois de suite : il s’agissait d’élargir le
canon
universitaire. Chez l’éditeur Armand Colin, la collection U, en
1970, avait des livres sur les genres suivants : le drame, la
tragédie,
la comédie, le roman, la poésie, la critique
littéraire
et l’histoire. J’avais proposé d’ajouter l’autobiographie, mais
modestement, sur un strapontin, dans une collection de format plus
petit,
qui s’appelait « U2 ». En France, l’histoire des trente
dernières
années est celle d’une progressive reconnaissance du genre
autobiographique,
dans le domaine universitaire, puis scolaire : cette année, pour
la première fois, l’autobiographie fait partie des cinq sujets
d’études
obligatoires pour tous les élèves de lycée, en
Première.
Elle siège au jury du Baccalauréat. Tous les guides
pédagogiques
ont des chapitres sur le sujet et comme les élèves
d’aujourd’hui
commencent à naviguer sur Internet, je reçois souvent des
mails comminatoires m’enjoignant d’envoyer, pour un devoir à
rendre
mardi prochain, sans faute, tout ce qu’on doit savoir sur
l’autobiographie
!
J’ai donné une définition, et je suis content que
ça fasse plaisir. Cela rassure les uns, cela fait bondir les
autres
: ma définition semble parfois étroite, sectaire,
arbitraire...
J’ai été parmi ceux qui ont... rebondi. Comme je l’ai
dit,
dès novembre 1971, à peine le livre publié, j’ai
repris
le travail avec une méthode différente. Dans Le Pacte
autobiographique, la définition a changé de statut.
Elle
n’est plus un instrument de travail pour construire un corpus, elle est
devenue un objet à analyser. Le plus simple est que je vous
relise
le menu affiché au début :
-
Comment peut s’exprimer l’identité du narrateur et du personnage
dans le texte (Je, Tu, Il) ?
- Dans le cas du récit « à la première
personne
», comment se manifeste l’identité de l’auteur et du
personnage
? (Je soussigné). Ce sera l’occasion d’opposer
l’autobiographie
au roman.
- N’y a-t-il pas confusion, dans la plupart des raisonnements touchant
l’autobiographie, entre la notion d’identité et celle de
ressemblance
? (Copie conforme). Ce sera l’occasion d’opposer
l’autobiographie
à la biographie.
Les difficultés rencontrées dans ces analyses
m’amèneront,
dans les deux derniers essais (L’Espace autobiographique, et Contrat
de lecture), à changer le lieu du problème.
Trente
pages plus loin, je fais un petit bilan, en disant en quoi
il me semble avoir avancé, et ce qui reste confus, et je propose
d’attaquer le problème sous un autre angle, celui de la
réception.
Je ne suis plus un arpenteur satisfait qui a fini son travail, mais un
chercheur qui a conscience de n’être qu’au début et qui
dit
: « à suivre ». S’il fallait que je décrive
(peut-être
en l’idéalisant !) la méthode adoptée ici et dans
les études ultérieures, je donnerais la recette suivante
: Coupez la définition en fines lamelles : essayez de distinguer
tous les paramètres impliqués ; analysez un à un
chaque
paramètre (contrat de lecture, énonciation, temps,
thématique,
etc.) et déployez, à l’époque visée, toute
la gamme des solutions possibles ; construisez des séries de
tableaux
à double entrée pour faire des modèles de toutes
les
combinaisons possibles ; mais tenez compte de la hiérarchisation
variable de ces niveaux dans les différents « genres
»,
pour échapper à une réduction «
mécaniste
». Le but n’est plus d’établir un corpus, avec des
fixités
rassurantes, mais de comprendre la variabilité historique, qui
s’ouvre
à la fois vers le passé et vers l’avenir : tant de
combinaisons
n’ont pas encore été essayées ! Il y avait quelque
chose de fermé dans L’Autobiographie en France, alors
que
la méthode analytique du Pacte me semble assez ouverte
pour
avoir pu m’accompagner jusqu’à aujourd’hui dans l’analyse de
média
auxquels j’étais bien loin de penser en 1971, et sur lesquels
j’ai
pu travailler j’espère efficacement, comme le cinéma ou Internet.
J’ai toujours été fasciné par l’histoire du
tableau
de Mendeleïev – mais bien sûr il y a quelque chose qui ne va
pas dans cette analogie : en littérature, pas
d’éléments
fixes...
D’où est venu ce changement radical de méthode ? D’un
changement de modèle scientifique. En écrivant L’Autobiographie
en France, je m’étais inspiré surtout de critiques
anglais
(Roy Pascal, Wayne Shumaker) qui ne se posaient guère de
questions
théoriques, ou de philosophes comme Georges Gusdorf. À
partir
de 1971, mes points de référence s’orientent vers la
linguistique
et la poétique. En novembre 1971, je relis Benveniste. À
l’automne 1972, je lis avec passion Figures III de
Gérard
Genette, qui vient de paraître. Un peu plus tard, j’ai
découvert,
grâce à Todorov, les formalistes russes, en particulier
Tynianov
et ses analyses de la variabilité. Puis j’ai été
ébloui
par les disciplines qui sont aux extrémités
opposées
de la linguistique : la phonologie (je me souviens d’une lecture
enthousiaste
de Cinq leçons sur le son et le sens de Jakobson) et la
pragmatique
(puisque le pacte autobiographique n’est rien d’autre qu’une promesse).
Quoique moi-même fils de linguiste, je n’ai vraiment
découvert
la linguistique qu’après la fin de mes études
universitaires,
avec la passion d’un autodidacte.
Ce changement d’attitude m’a entraîné dans deux directions
: l’autocritique et l’analyse.
Dès le Pacte, dans le chapitre final, «
Autobiographie
et histoire littéraire », j’essaie de prendre pour objet
d’étude
les conduites partisanes et normatives que j’ai eues dans L’Autobiographie
en France, je dresse un tableau de toutes les erreurs qu’on peut
faire
dès qu’on choisit d’étudier un genre et d’en devenir
spécialiste,
en mettant les miennes sur le même plan que celles des autres.
Mon
but n’est pas de condamner ces erreurs, mais de comprendre leur
fonction
et leur... nécessité. Dans un texte ultérieur
(«
Le pacte autobiographique (bis) », Moi aussi, Seuil,
1986),
j’ai rectifié certaines assertions encore trop normatives du
«
Pacte » - mais sur certains points j’aurais presque envie,
aujourd’hui,
de rectifier ces rectifications – je ne suis plus bien sûr que je
me trompais tant que cela ! Par exemple, dans le Pacte,
j’explique
froidement que l’identité est une question de tout ou rien : une
identité est ou n’est pas. Dans le « Pacte (bis) »,
j’adoucis les choses, je montre les ambiguïtés et
transitions
qui peuvent exister... Mais peut-être l’émission et la
réception
ne fonctionnent-elles pas pareil ? Celui qui reçoit un message
ambigu
ne peut pas rester assis entre deux chaises ! Presque toutes les
autofictions
sont lues, de facto, comme des autobiographies. En disant « une
identité
est, ou n’est pas », j’adoptais, très sagement, le point
de
vue du lecteur... C’est d’ailleurs le parti pris affiché au
début
du Pacte : analyser tout à partir de la
réception.
L’autocritique, on le voit, ne va pas sans quelque autocomplaisance
– il faut bien vivre ! – mais elle n’est qu’une manifestation parmi
d’autres
de ce désir d’analyse. Dans les années suivantes
j’essaierai
d’étudier analytiquement une série de genres «
frontières
» ou de cas-limites : l’autobiographie qui fait semblant
d’être
une biographie (le récit à la troisième personne),
la biographie qui fait semblant d’être une autobiographie (les
Mémoires
imaginaires), tous les mixtes de roman et d’autobiographie (zone large
et confuse que le mot-valise « autofiction »,
inventé
par Doubrovsky pour remplir une case vide d’un de mes tableaux, a fini
par recouvrir), l’énonciation ironique et le discours
rapporté,
tous les cas où un même « je » recouvre
plusieurs
instances (histoire orale, interview, textes écrits en
collaboration,
etc.), puis les productions qui associent le langage, capable de dire
«
je », à un média qui en est moins capable (comme
l’image),
etc. On trouvera à la fin, classées, les
différentes
études
qui ont germé à partir de la méthode analytique du
« Pacte ». Tout cela n’empêche pas qu’on continue
à
me faire les gros yeux : « mais... est-ce que ça entre
dans
votre définition ? », comme si j’étais un
contrebandier
de moi-même ! Ce n’est plus le problème. L’autobiographie
à la Rousseau est une combinaison parmi d’autres, mais
l’essentiel
pour moi continue à être, je l’avoue, le pacte, quels que
soient les modalités, l’extension, l’objet du discours de
vérité
qu’on a promis de tenir.
Le mot « autobiographie », d’ailleurs,
suspecté
de sectarisme, a été concurrencé en France par
d’autres
expressions plus englobantes, plus souples. A la fin des années
70, on s’est mis à parler de « récits de vie
»
(c’est le nom du groupe de recherche fondé à Nanterre par
Claude Abastado, que j’ai dirigé après sa disparition) :
l’expression a des vertus interdisciplinaires, elle désigne le
terrain
commun aux littéraires et aux spécialistes de sciences
humaines
: elle englobe l’oral (que « -graphie » exclut) et
l’hétéro-
(qu’« auto- » exclut), tout en respectant le contrat de
vérité.
Au début des années 80, et jusqu’à aujourd’hui,
d’autres
expressions, comme « écritures du moi », ou «
écriture de soi » sont apparues avec une fonction assez
différente,
parfois à l’occasion de programmes d’examen. Il s’agissait cette
fois d’élargir du côté de la « vraie »
littérature, c’est-à-dire de la fiction, en faisant du
pacte
de vérité une spécification secondaire. Quant au
passage,
dans ces formules, du « moi » au « soi », j’y
soupçonne
un réflexe de pudeur chrétienne. Pascal l’a dit : «
Le moi est haïssable ». Le « soi » a un
côté
bouddhique, général, altruiste – il est plus acceptable.
En tout cas il fallait bien un mot pour désigner l’objet
de l’association que j’ai créée en 1992 avec quelques
amis
: nous avons décidé d’appeler un chat un chat, et de
créer
l’Association pour l’Autobiographie (APA), et même, pour enfoncer
le clou, nous avons ajouté « et le patrimoine
autobiographique
». Mes enfants m’ont fait remarquer que ça donnait le
sigle
APAPA, et on a beaucoup ri. Mais le mot, et la définition qu’il
implique, n’ont rien de « théorique », et ce n’est
pas
un coupage de cheveux en quatre pour poéticien. Nous acceptons
en
dépôt, et en lecture, tous les textes de vie
inédits
qu’on nous propose : autobiographies, récits d’enfance, de
guerre,
de maladie, de voyages, journaux personnels, lettres – mais nous
demandons
qu’ils soient régis par un pacte de vérité. Nous
écartons
les fictions et les recueils de poèmes. Bien sûr il nous
arrive
d’hésiter pour savoir où est la frontière. Mais il
y a une frontière. La cohérence, et la valeur d’usage, du
fonds d’archives que nous constituons en dépendent. Les 1200
textes
que nous avons déjà reçus ont donc une
identité
collective très claire. Pour ceux qui n’auraient pas compris,
nous
avons intitulé notre revue La Faute à Rousseau.
J’ai dit plus haut « pacte de vérité »
plutôt que « pacte autobiographique », pourquoi ? Par
un scrupule peut-être mal placé, et par remords. Le
«
pacte autobiographique », tel que je l’ai défini, suppose
une intention de communication, immédiate ou
différée.
Mais si l’on écrit seulement pour soi, l’expression a-t-elle un
sens ? Un journal est-il régi par un « pacte » ? La
réponse est oui, même si ce pacte reste implicite. Car
tout
journal a un destinataire, ne serait-ce que soi-même plus tard.
Il
arrive d’ailleurs assez souvent aussi qu’un journal commence par une
déclaration
d’intention. – Je ne vais pas traiter ici ce sujet, mais juste
constater,
chose étonnante, qu’il n’est abordé dans aucun de mes
deux
premiers ouvrages. – Voilà... autant l’avouer tout de suite : en
1971, et en 1975 aussi bien, j’étais brouillé avec le
journal.
Lui et moi, on ne se parlait plus. J’avais d’ailleurs choisi comme
objet
d’étude l’autobiographie contre le journal. Le journal, je
savais
bien ce que c’était, j’en avais tenu un,
c’était lamentable. L’autobiographie, je soupirais après,
c’était mon rêve. Faire enfin de ma vie quelque chose de
cohérent
et, pourquoi pas, de séduisant. Derrière le travail
théorique,
il y avait un monde de frustrations et de désirs. Je ne puis que
répéter ce que disait Paul Valéry : « Je
m’excuse
de m’exposer ainsi devant vous ; mais j’estime qu’il est plus utile de
raconter ce qu’on a éprouvé, que de simuler une
connaissance
indépendante de tout observateur. En vérité, il
n’est
pas de théorie qui ne soit un fragment, soigneusement
préparé,
de quelque autobiographie ». Mon propre désir
autobiographique
explique donc à la fois le côté normatif de L’Autobiographie
en France, le choix du projet rousseauien, et mon aveuglement du
côté
du journal. En quinze ans, de 1971 à 1986, j’ai élargi
mon
éventail, je me suis intéressé aux «
écritures
ordinaires », à l’histoire orale, aux médias autre
que l’écriture, au cinéma, mais j’ai toujours
réussi
à éviter le journal. C’est frappant quand on regarde Moi
aussi, où j’ai donné en 1986 un panorama de mon
travail.
Ensuite, tout a changé. Après mes années «
pacte », j’ai eu mes années « cahier » - et
j’y
suis encore. Je suis revenu moi-même à la pratique du
journal,
et j’ai changé d’avis
sur
lui. J’ai redécouvert ses ressources, et je ne suis pas loin
aujourd’hui
de penser autant de mal de l’autobiographie que j’en ai pensé du
journal. Disons plutôt que je rêve de concilier leurs
avantages
en neutralisant leurs inconvénients. Ma conversion de 1986 m’a
placé
devant un nouveau champ à explorer. J’ai pris face au journal
une
méthode opposée à celle de mes
prédécesseurs
en France (Michèle Leleu, Alain Girard, Béatrice Didier),
mais aussi différente de celle que j’avais prise moi-même
pour l’autobiographie. Pour moi, le journal n’est pas d’abord un genre
littéraire, mais une pratique. Son apparition comme genre
littéraire
est un épiphénomène. J’ai fait deux choix. Le
premier,
terminologique. J’ai décidé que j’allais étudier
le
« journal personnel » et non le « journal intime
»,
comme on dit habituellement en français. Beaucoup de journaux ne
sont pas intimes, l’intimité est un trait secondaire, qu’il
s’agisse
de la destination ou du contenu. À la différence de ce
que
j’avais fait pour l’autobiographie, je n’ai donc pas cherché
à
privilégier un modèle particulier, j’ai
évité,
je l’espère, d’être normatif. – Choix de méthode,
ensuite
: j’ai procédé par enquête – comme un sociologue ou
un journaliste. J’ai lancé des appels au témoignage, j’ai
fait remplir des questionnaires à des groupes – méthode
que
je n’aurais jamais imaginé d’appliquer à
l’autobiographie.
Il est vrai qu’il y a si peu de gens qui écrivent des
autobiographies,
et tant de millions de personnes qui tiennent des journaux ! C’est une
pratique de masse, aussi bien en Espagne qu’en France, comme l’a
montré
récemment l’enquête de Manuel Alberca. Dans un premier
temps,
j’ai donc étudié le journal... sans lire de journaux !
Dans
un second temps, j’ai cherché à lire des journaux... sans
lire de livres ! Des vrais journaux, écrits sur des cahiers...
J’arrête
là : je voulais simplement souligner combien mon profil de
chercheur
avait changé depuis 1971 : quinze ans après, je
n’étais
plus ni normatif, ni théoricien.
Et voici quinze autres années écoulées depuis
1986, nous sommes en 2001, où en suis-je ? Je voudrais finir en
revenant sur un autre point, laissé en suspens, objet de vives
polémiques
: le problème de l’histoire. Dans L’Autobiographie en France,
je renvoie dans une sorte de préhistoire tout ce qui a
précédé
Rousseau. Dans Le Pacte autobiographique, le chapitre initial
précise
clairement que la définition que je propose, et les analyses qui
suivent, n’ont de sens que dans le contexte moderne, depuis 1770
environ
; le chapitre final analyse ce que j’appelle les illusions de
perspective
: l’illusion d’éternité, l’illusion de naissance.
J’essayais
de montrer que la seconde était moins grave que la
première.
Je le pense toujours. Des hommes de grande culture, tous deux
philosophes,
Georges Gusdorf et Michel Onfray, ont pris la plume pour prouver que
j’étais
un ignorant, incapable de voir que tout Rousseau est déjà
dans saint Augustin ou dans Libanios. Je crois simplement qu’il est
très
difficile de penser le passé. Que tout n’a pas toujours
existé.
Que certains éléments formellement identiques pouvaient
avoir
des fonctions différentes. Que les rapports au temps, à
l’identité,
au groupe, à l’écriture ont varié. Et que les
facteurs
qui expliquent les changements sont multiples. Un exemple : si la
culture
chrétienne est si favorable à l’introspection, comment se
fait-il que le journal spirituel n’apparaisse qu’au XVIe siècle
? La culture chrétienne n’est pas un tout. Le journal spirituel
ne pouvait apparaître que dans une époque où le
journal
lui-même était devenu possible. Or l’idée
même,
pour un individu, de noter quoi que ce soit au jour le jour en le
datant
n’est apparue qu’à la fin du Moyen Âge. Pourquoi ? Est-ce
l’invention de l’horloge mécanique ? Le développement
d’une
civilisation marchande ? Je commence à me poser ces questions
actuellement,
et comme les cycles de mes enquêtes semblent durer une quinzaine
d’années, je vous donne rendez-vous, pour la réponse, en
2016.
Sur l'engagement autobiographique et ses aspects juridiques