Le pacte autobiographique, 25 ans après

J'ai été invité à participer au congrès Autobiografía en España : un balance (25-27 octobre 2001), organisé à l'Université de Cordoue par Anna Caballé, Celia Fernández et Angeles Hermosilla. Sur leur suggestion, j'ai proposé un bilan de mon travail sur le "pacte" autobiographique. Il sera publié en traduction espagnole dans les actes du congrès. Il a été publié dans la revue L'Ecole des lettres, Second cycle,n° 1, juillet-septembre 2002, puis repris dans le volume Signes de vie, Le Pacte autobiographique 2, aux Editions du Seuil en 2005.
J'ai ajouté ici trois ou quatre « liens » pour prolonger certaines indications.
On trouvera à la fin, d'autre part, une bibliographie des études que j'ai réalisée après 1975 en appliquant la méthode inaugurée avec le « Pacte autobiographique ».


Córdoba, 27 octobre 2001

Ce titre-anniversaire, qui nous était venu dans la conversation, à Anna Caballé et à moi, aujourd’hui m’embarrasse. J’ai lu des traités de savoir-vivre. La baronne Staffe, dans le sien, en 1893, était on ne peut plus claire : « C’est un sentiment de générosité qui fera éviter de parler de soi-même, même en mal. Il faut faire intervenir son moi le moins possible, c’est presque toujours un sujet gênant ou ennuyeux pour autrui ». Mais après tout, il s’agira ici de raconter une aventure théorique dont je ne suis que l’occasion. Il est délicat aussi de supposer que vous connaissiez mes deux premiers livres, L’Autobiographie en France (Armand Colin, 1971), qui n’a pas été traduit en espagnol, et Le Pacte autobiographique (Seuil, 1975), dont le premier et le dernier chapitres ont été traduits (Madrid, Magazul-Endymion, 1994). J’essaierai d’en évoquer le contenu. Enfin les dates que je viens de donner montrent que nous nous sommes trompés : ce n’est pas « 25 ans », mais « 30 ans après » ! La définition de l’autobiographie et l’idée de « pacte » étaient déjà au centre de mon premier livre, mais avec une autre fonction. C’est l’histoire de cette transformation que je vais retracer.
Je me retourne en arrière et je regarde « 30 ans avant ».
L’Autobiographie en France est un petit livre très simple composé de trois chapitres : Définition (je définis l’autobiographie en l’opposant à d’autres genres), Histoire (j’essaie de répondre aux questions suivantes : quand commence l’histoire de l’autobiographie, comment écrire une histoire de l’autobiographie, puis je donne une série de points de repère), Problèmes (j’analyse le pacte et le discours autobiographiques, j’évoque les discours « pour » et « contre », et je situe l’autobiographie par rapport à la psychanalyse). Après vient la partie documentaire : un Répertoire, dressé à partir de la définition, qui recense une centaine d’autobiographies ; une bibliographie classée ; puis deux anthologies : des « pactes autobiographiques », et quelques textes critiques sur l’autobiographie.
Pourquoi ai-je écrit ce livre ? Pour assouvir une passion, et combler une lacune. « En mai, fais ce qu’il te plaît ! ». Après mai 1968, en France, il était devenu possible de tromper sa thèse avec son hobby. Le mien, depuis toujours, c’est-à-dire depuis qu’à l’âge de quinze ans j’avais commencé à tenir un journal, était l’écriture autobiographique. En 1969, une encyclopédie thématique m’avait proposé d’écrire un article sur un genre littéraire. J’avais fait ajouter l’autobiographie, qui n’était pas prévue sur la liste. Finalement l’encyclopédie a changé de formule, et mon article n’a pas été publié. Mais en le rédigeant, je m’étais rendu compte qu’en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis, il existait plein d’études approfondies sur le genre, et qu’en France, il n’y avait quasiment rien. J’ai décidé d’écrire le livre que j’aurais voulu pouvoir lire pour rédiger mon article. Et de fil en aiguille, j’ai abandonné la thèse commencée sur un autre sujet, aspiré pour toujours par un genre dont je n’avais pas prévu, en le définissant, qu’il aurait pour moi si peu de limites...
Page 14 : « Définition : nous appelons autobiographie le récit rétrospectif en prose que quelqu’un fait de sa propre existence, quand il met l’accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ».
Je feuillette la suite, et suis bien étonné. La définition ne fait pas vraiment l’objet d’analyses poussées, elle est utilisée surtout pour constituer un corpus sur un modèle étroitement rousseauien. Le propos normatif est clairement affiché. Page 21 : « L’autobiographie ne peut donc pas être simplement un agréable récit de souvenirs contés avec talent : elle doit avant tout essayer de manifester l’unité profonde d’une vie, elle doit manifester un sens, en obéissant aux exigences souvent contradictoires de la fidélité et de la cohérence ». J’ai un modèle, je trie, je laisse sur le bord ce qui ne correspond pas, je l’écarte comme préhistoire, sous-genre secondaire, avatar, déchet. Je parle souvent de « l’autobiographie telle que nous l’entendons », etc. En même temps c’est très efficace, et peut-être nécessaire ! En effet, si j’avais eu l’esprit plus large, j’aurais rassemblé un corpus immense et confus. Il y a une vérité de l’erreur. L’identité est un choix, ici comme ailleurs. Cette focalisation pointue sur un secteur limité que je décrète « centre » me donne l’énergie pour observer tout le reste, le classer, l’amener lui aussi à l’existence, et tracer une première carte du pays. Il y a une déformation, mais il y a une carte ! – Ce qui me frappe, c’est la vigueur, l’absence de doute : je mène rondement cette opération de sélection. J’ai la joie de voir mon corpus grossir, de baptiser mon territoire. J’ai l’allégresse de quelqu’un qui explore une île déserte, en négligeant peut-être quelques traces d’anciens explorateurs... J’ouvre des avenues, je fais des lotissements ! Je découvre l’Amérique ! – je me souviens comme j’étais heureux !
Dans ce travail, j’étais guidé par quelque chose d’essentiel : la récurrence obstinée d’un certain type de discours adressé au lecteur, ce que j’ai appelé le « pacte autobiographique ». Très vite, je me suis mis à faire une anthologie de ces préambules propitiatoires, de ces serments, de ces appels au peuple, avec l’impression qu’ils disaient déjà tout ce que je pourrais dire ! Ce discours contenait fatalement sa propre vérité : il n’était pas une simple assertion, mais un acte de langage, un performatif (je ne connaissais pas encore l’expression), qui faisait ce qu’il disait. C’était une promesse. En y croyant je n’étais pas une dupe, ou un ethnologue naïf qui croit à la vérité littérale des légendes que les indigènes lui racontent, j’étais dans la vérité de cette magie !
Le pacte autobiographique, je n’ai donc pas eu à l’inventer, puisqu’il existait déjà, je n’ai eu qu’à le collectionner, le baptiser, et l’analyser.
Le collectionner. Mon livre propose, sur soixante pages, une anthologie d’une vingtaine de pactes, de Rousseau à François Nourissier. Je donne la parole aux autobiographes. C’était tout simple. Pourquoi ne l’avait-on pas fait avant ? Parce qu’on s’en méfiait ! Ce moment où quelqu’un vous prépare à ses confidences et essaie de vous séduire était sans doute vu comme une faiblesse ou une roublardise, sur lequel il fallait passer avec indulgence, plutôt que comme un moment fort et vrai. Moi je leur ai fait confiance. J’avais été ébloui par les deux préambules des Confessions de Rousseau, surtout par le premier, celui qu’on trouve en tête du manuscrit de Neuchâtel, très long et explicite : il annonce une triple révolution, psychologique (un nouveau modèle de la personnalité et un nouveau type de communication entre les hommes), politique (valeur exemplaire du vécu de l’homme indépendamment de sa position sociale) et littéraire (il faut inventer pour l’autobiographie un nouveau langage). Écrit en 1764, ce texte n’a pas pris une ride. Il m’a semblé qu’il y avait à s’instruire en glanant dans les déclarations liminaires d’autobiographie. Oui, leur rhétorique est un peu répétitive, mais c’est comme la rhétorique de l’amour : finalement, dans ces situations-là, on insuffle toujours une force nouvelle à des mots qui ont déjà servi... Cette partie de mon livre, c’était celle dont j’étais le plus fier, quoiqu’il n’y eût pas un mot de moi. Je passais mes troupes en revue, ou plutôt j’avais organisé une espèce de « chœur » antique dont j’étais le coryphée.
Le baptiser. L’expression « pacte autobiographique » figure dans L’Autobiographie en France, éd. 1971, p. 24. La première fois que je l’emploie, je mets des guillemets, conscient que c’est une formule inédite. Ensuite, plus de guillemets, je considère qu’elle est entrée dans la langue courante. Le livre avançant, elle prend du galon, elle coiffera la première partie de l’anthologie. Pourquoi des guillemets ? Quelques lignes plus haut, j’en avais déjà employés pour dire que l’autobiographie était un genre « fiduciaire », métaphore renvoyant au vocabulaire de l’économie et des finances. A quoi renvoie « pacte » ? Sans doute à une idée juridique de « contrat », mais évidemment on pense aussi à une alliance mystique ou surnaturelle – à un « pacte avec le Diable », qu’on signerait de son sang... C’est un peu exagéré, mais cet excès frappe l’imagination, et a assuré le succès de la formule. Je ne suis pas un théoricien révolutionnaire, mais plutôt un publicitaire qui a eu une bonne idée, comme celui qui a inventé La vache qui rit. Revenons au côté juridique : l’une des critiques qu’on a pu faire à l’idée de pacte, c’est qu’elle suppose la réciprocité, un acte où deux parties s’engagent mutuellement à quelque chose. Or dans le pacte autobiographique, comme d’ailleurs dans n’importe quel « contrat de lecture », il y a une simple proposition, qui n’engage que son auteur : le lecteur reste libre de lire ou non, et surtout de lire comme il veut. Cela est vrai. Mais s’il lit, il devra prendre en compte cette proposition, même si c’est pour la négliger ou la contester. Il est entré dans un champ magnétique, avec des lignes de force qui orienteront sa réaction. Quand vous lisez une autobiographie, vous n’êtes pas débrayé, comme dans le cas d’un contrat de fiction, ou d’une lecture simplement documentaire, mais embrayé : quelqu’un demande à être aimé, et à être jugé, et c’est à vous de le faire. D’autre part, en s’engageant à dire la vérité sur lui-même, l’auteur vous impose de penser à l’hypothèse d’une réciprocité : seriez-vous prêt à faire la même chose ? Et cette simple idée dérange. A la différence d’autres contrats de lecture, le pacte autobiographique est contagieux. Il comporte toujours un fantôme de réciprocité, virus qui va mettre en alerte toutes vos défenses. Relisez la fin du préambule publié des Confessions. « Que chacun découvre à son tour son cœur avec la même sincérité... ». Ce qu’on n’a jamais pardonné à Rousseau, ce n’est pas la folie de croire qu’il est seul, unique et différent des autres hommes, c’est la sagesse qu’il a eue de conseiller à chacun de balayer d’abord devant sa porte...
L’analyser. C’est là où le bât blesse. En relisant mon premier livre, j’ai été frappé non seulement par son côté engagé et partisan, mais par le fait que je n’avais pas vu toutes les implications de ma « découverte ». J’étais jeune, j’avais du temps devant moi. Je montrerai plus loin comment j’ai rebondi pour écrire « Le pacte autobiographique ». Faisons d’abord, avec mon regard d’aujourd’hui, l’inventaire des carences.
J’ai sur les rapports de l’autobiographie et de la fiction des formulations brutales qu’aujourd’hui je récuse. Je me relis : « l’autobiographie est un cas particulier du roman, et non pas quelque chose d’extérieur à lui » (p. 23). Plus loin : « Comment distinguer l’autobiographie du roman autobiographique ? Il faut bien l’avouer, si l’on reste sur le plan de l’analyse interne du texte, il n’y a aucune différence » (p. 24). Et plus loin encore : « Nous devons toujours garder à l’esprit que l’autobiographie n’est qu’une fiction produite dans des conditions particulières » (p. 30). Comment ai-je pu écrire des choses pareilles ? Bien sûr j’y vais fort parce que je veux montrer l’importance du pacte : lui seul fait la différence. Mais j’y vais trop fort. Dans le texte même, il y a bien des différences, même si le roman peut les imiter. Et surtout je m’embrouille, j’assimile récit et fiction, erreur grossière. Aujourd’hui je sais que mettre sa vie en récit, c’est tout simplement vivre. Nous sommes des hommes-récits. La fiction, c’est inventer quelque chose de différent de cette vie. J’ai lu Paul Ricœur (même si j’ai parfois du mal à le comprendre !), je sais que l’identité narrative n’est pas une chimère. Et je viens de lire la traduction en français, récemment publiée, du livre de Dorrit Cohn, Le Propre de la fiction, formule qui implique qu’il y a un propre de la biographie. Non, l’autobiographie n’est pas un cas particulier du roman, ni l’inverse, tous deux sont des cas particuliers de la mise en récit.
Seconde bizarrerie. Comment ai-je pu dire : « Le pacte autobiographique est nécessaire, mais il n’est pas suffisant » (p. 25-26). Nécessaire, évidemment : c’est à l’auteur de déclarer son intention, non au lecteur de la supposer, pour qu’il y ait autobiographie. Mais pas suffisant ? Qu’est-ce qu’il me faudrait de plus ? Et voilà que je propose de me transformer en « limier » (c’est le terme que j’emploie) pour écarter de mon cher corpus des textes qui appartiennent à des catégories très différentes : textes au pacte flou (dont le cas avait été réglé avant), textes écrits en collaboration, textes que je juge mensongers... Là, je suis en faute : j’amalgame des textes qui posent des problèmes très différents, pour les rejeter en bloc de mon paradis. La manie de sélectionner m’empêche de pousser les analyses esquissées.
Autre aveuglement, j’y reviendrai : je suis trop rapide sur les moyens par lesquels le pacte se conclut : je suis ébloui, mais aussi aveuglé, par la force de ces engagements explicites : je ne vois pas que l’engagement peut être pris d’une autre manière, de facto, implicitement, par le simple emploi du nom propre...
Et puis il faut que je fasse un dernier aveu. Il y a dans L’Autobiographie en France un paragraphe dont je rougis aujourd’hui, et qui devrait me faire exclure de la très démocratique Association pour l'autobiographie (APA) que j’ai fondée en 1992. Non seulement je suis puriste (sélectionnant un modèle étroit) mais je suis élitiste. Écoutez bien : « Il est pratiquement impossible que quelqu’un qui n’a pas l’expérience de la création littéraire, et dont la vie ne s’est jamais exprimée par une création quelconque, écrive une autobiographie telle que nous l’avons définie. Il est donc assez improbable qu’il existe de bonnes autobiographies écrites par des inconnus : ce seront le plus souvent des chroniques, des recueils de souvenirs, écrits assez platement, parce que l’inexpérience de l’expression amène fatalement à utiliser les moules existants » (p. 70). Aujourd’hui j’ai honte de cette condescendance. Elle me rappelle de mauvais souvenirs. Au moment où j’écrivais L’Autobiographie en France, j’ai méconnu le talent de mon propre arrière-grand-père, Xavier-Édouard Lejeune, employé de commerce et auteur d’une autobiographie dont j’ai mis dix ans à découvrir le vrai mode de lecture. Idiot que j’étais, je croyais qu’il ne savait pas écrire, quand c’était moi qui ne savais pas lire ! J’ai essayé de me racheter en publiant sa vie, en collaboration avec mon père, Michel Lejeune (Calicot, Éd. Montalba, 1984). Et je pense souvent à Xavier-Édouard en relisant cette déclaration de Jean Dubuffet : « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui : il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom ! Ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle... ».
Ceci dit, il y a dans L’Autobiographie en France l’audace de la jeunesse, je taille mon corpus à grands coups de définition, je dis où est le Nord et le Sud, je suis le plus clair possible, j’ouvre la voie à des réflexions plus poussées. Quel a été le sort du livre ? Publié en 1971, il a été épuisé, si j’ai bonne mémoire, vers 1978. À cette époque la collection U2 est entrée en sommeil, et l’éditeur, pendant presque vingt ans, a refusé toute réédition. Entre temps, j’avais publié Le Pacte autobiographique, puis d’autres livres. C’est seulement en 1998 qu’une seconde édition a pu paraître. Mais pouvait-on republier tel quel ? En 27 ans, il s’était passé bien des choses : mes perspectives avaient changé, l’objet lui-même s’était transformé. La situation était difficile. Impossible d’actualiser mon texte : ce n’était pas trois mots par ci par là à modifier, et quelques références à ajouter, il aurait fallu tout réécrire, faire un autre livre. J’ai donc décidé de laisser, au début du livre, mon étude de 1971 comme elle était, sans changer une virgule. Mais impossible, malgré tout, de ne pas actualiser ! J’ai donc, à la fin, élargi le répertoire de textes autobiographiques (en devenant infidèle à mes oukases) et composé une nouvelle bibliographie, actualisée, qui embrasse aussi bien l’histoire orale, les études féminines, la bande dessinée, Internet, tout ce qui fait notre modernité d’aujourd’hui. Cette nouvelle édition est donc composite : on y voit mon point de départ et mon point d’arrivée.
Je reviens en arrière : nous sommes en 1971, le livre est publié, et moi je suis libéré. D’autant plus que je suis en train de quitter l’Université de Lyon et de prendre pied dans la nouvelle université de Villetaneuse - où je suis toujours. Le béton de Villetaneuse est à peine sec, et comme tout est nouveau, avec mon ami Jacques Lecarme, nous pouvons tracer de nouveaux programmes et enseigner pour la première fois l’autobiographie : Rousseau, Gide, Sartre. Et puis, sans l’enseigner, je me plonge avec passion dans la lecture de Michel Leiris. Tous ces écrivains sont des novateurs, si différents les uns des autres ! Récit, dialectique, poésie, toutes les formes sont mobilisées à la recherche du moi, rien d’étroit, on respire.
A ce stade, j’ouvre une parenthèse... car je viens d’aller visiter ma cave ! J’ai eu un scrupule, une illumination... Ce que je fais en ce moment, c’est de l’autobiographie. Je relis mon livre de 1971, je le juge avec mes critères d’aujourd’hui, je fais des sortes d’hypothèses sur sa genèse, et celle du Pacte, comment je suis passé de l’un à l’autre... Alors, pourquoi ne pas aller à la source ? Moi qui étudie la genèse des autobiographies des autres, pourquoi ne pas m’appuyer sur les documents que j’ai gardés de ma propre évolution ? Car j’ai tout conservé. Pas vraiment un journal, mais mes notes de lectures, mes préparations de cours, toujours datées. Je puis donc vous dire que vous devez le Pacte autobiographique à l’université de Villetaneuse, qui m’a laissée libre d’enseigner ce que je voulais. Par exemple voici une chemise rose : « Nouvelle problématique de la définition, après le U2. Novembre 1971 ». Une vingtaine de pages, 31 octobre, 10 et 11 novembre. A la page 1, je m’aperçois que j’ai opposé l’autobiographie à tous les genres voisins sauf à... la biographie ! Je trouve cet oubli incroyable, et je recommence tout. Page 4, je me pose une nouvelle question : « L’auteur lui-même n’est-il pas un texte ? » et voilà que le nom propre, jusque-là négligé, me saute à la figure. C’est à partir de ces deux problèmes que j’esquisse un certain nombre des analyses que vous trouvez dans le Pacte. Je me replonge dans Benveniste. Je commence à essayer de faire des schémas. Je vois que tout est bien plus compliqué que je ne le pensais. Mais je suis libre de partir en recherche : je n’ai plus à construire de corpus, je ne suis plus retenu par cette sorte de « raison d’état » qui m’entravait. D’autre part je suis stimulé par deux choses : l’idée qu’il va falloir, d’ici une semaine, expliquer tout à mes étudiants ; et l’ivresse d’entrer sur un territoire nouveau, de mettre de la rigueur dans un domaine flou.
Je fais une seconde parenthèse. J’ai été surpris de l’histoire de la réception de mon étude sur le Pacte. Il n’y a pratiquement pas eu de critiques au début. Mais le livre s’est peu à peu créé un public et sa diffusion, loin de tomber, s’est maintenue, puis a augmenté à partir du début des années 1980. Il a été publié en poche en 1996, avec une postface évoquant mes travaux ultérieurs. L’étude liminaire qui lui donne son titre a été traduite en une dizaine de langues. Ça répondait donc à un besoin. Naturellement j’avais la chance d’avoir un attelage prestigieux, Rousseau, Gide, Leiris, Sartre, qui ont tiré avec vigueur le livre. Mais ce qui était un avantage en France, surtout dans le milieu scolaire, était plutôt un inconvénient à l’étranger. C’est l’étude sur le pacte qui a tiré tout le livre.
Elle répondait à deux besoins impérieux : celui d’une définition, celui d’une méthode.
On aime avoir une définition. Ce besoin était déjà satisfait par L’Autobiographie en France. L’avantage de mes deux livres, c’est que la définition est au début, en italiques : on la voit tout de suite, et il n’est pas nécessaire de continuer la lecture. Je suis troublé quand on parle de la définition de l’autobiographie selon Philippe Lejeune : ma définition est celle de tous les bons dictionnaires, je l’ai prise dans Larousse, ajoutant juste une restriction de champ pour la centrer sur le modèle rousseauien : « l’histoire de la personnalité ». Je crois que le lecteur est content de tomber sur quelque chose qu’il connaît déjà, avec tout de même une petite nouveauté, et la solennité d’un baptême. J’ai pris la définition dans les dictionnaires, mais surtout je l’ai prise au sérieux. Définir quelque chose, c’est lui donner une valeur. J’ai affiché le mot dans le titre des deux ouvrages, et c’était nouveau : en France, aucun livre de théorie, de critique ou d’histoire littéraire ne l’avait jamais utilisé. Je l’ai fait deux fois de suite : il s’agissait d’élargir le canon universitaire. Chez l’éditeur Armand Colin, la collection U, en 1970, avait des livres sur les genres suivants : le drame, la tragédie, la comédie, le roman, la poésie, la critique littéraire et l’histoire. J’avais proposé d’ajouter l’autobiographie, mais modestement, sur un strapontin, dans une collection de format plus petit, qui s’appelait « U2 ». En France, l’histoire des trente dernières années est celle d’une progressive reconnaissance du genre autobiographique, dans le domaine universitaire, puis scolaire : cette année, pour la première fois, l’autobiographie fait partie des cinq sujets d’études obligatoires pour tous les élèves de lycée, en Première. Elle siège au jury du Baccalauréat. Tous les guides pédagogiques ont des chapitres sur le sujet et comme les élèves d’aujourd’hui commencent à naviguer sur Internet, je reçois souvent des mails comminatoires m’enjoignant d’envoyer, pour un devoir à rendre mardi prochain, sans faute, tout ce qu’on doit savoir sur l’autobiographie !
 J’ai donné une définition, et je suis content que ça fasse plaisir. Cela rassure les uns, cela fait bondir les autres : ma définition semble parfois étroite, sectaire, arbitraire... J’ai été parmi ceux qui ont... rebondi. Comme je l’ai dit, dès novembre 1971, à peine le livre publié, j’ai repris le travail avec une méthode différente. Dans Le Pacte autobiographique, la définition a changé de statut. Elle n’est plus un instrument de travail pour construire un corpus, elle est devenue un objet à analyser. Le plus simple est que je vous relise le menu affiché au début :

- Comment peut s’exprimer l’identité du narrateur et du personnage dans le texte (Je, Tu, Il) ?
- Dans le cas du récit « à la première personne », comment se manifeste l’identité de l’auteur et du personnage ? (Je soussigné). Ce sera l’occasion d’opposer l’autobiographie au roman.
- N’y a-t-il pas confusion, dans la plupart des raisonnements touchant l’autobiographie, entre la notion d’identité et celle de ressemblance ? (Copie conforme). Ce sera l’occasion d’opposer l’autobiographie à la biographie.
Les difficultés rencontrées dans ces analyses m’amèneront, dans les deux derniers essais (L’Espace autobiographique, et Contrat de lecture), à changer le lieu du problème.

 Trente pages plus loin, je fais un petit bilan, en disant en quoi il me semble avoir avancé, et ce qui reste confus, et je propose d’attaquer le problème sous un autre angle, celui de la réception. Je ne suis plus un arpenteur satisfait qui a fini son travail, mais un chercheur qui a conscience de n’être qu’au début et qui dit : « à suivre ». S’il fallait que je décrive (peut-être en l’idéalisant !) la méthode adoptée ici et dans les études ultérieures, je donnerais la recette suivante : Coupez la définition en fines lamelles : essayez de distinguer tous les paramètres impliqués ; analysez un à un chaque paramètre (contrat de lecture, énonciation, temps, thématique, etc.) et déployez, à l’époque visée, toute la gamme des solutions possibles ; construisez des séries de tableaux à double entrée pour faire des modèles de toutes les combinaisons possibles ; mais tenez compte de la hiérarchisation variable de ces niveaux dans les différents « genres », pour échapper à une réduction « mécaniste ». Le but n’est plus d’établir un corpus, avec des fixités rassurantes, mais de comprendre la variabilité historique, qui s’ouvre à la fois vers le passé et vers l’avenir : tant de combinaisons n’ont pas encore été essayées ! Il y avait quelque chose de fermé dans L’Autobiographie en France, alors que la méthode analytique du Pacte me semble assez ouverte pour avoir pu m’accompagner jusqu’à aujourd’hui dans l’analyse de média auxquels j’étais bien loin de penser en 1971, et sur lesquels j’ai pu travailler j’espère efficacement, comme le cinéma ou Internet. J’ai toujours été fasciné par l’histoire du tableau de Mendeleïev – mais bien sûr il y a quelque chose qui ne va pas dans cette analogie : en littérature, pas d’éléments fixes...
D’où est venu ce changement radical de méthode ? D’un changement de modèle scientifique. En écrivant L’Autobiographie en France, je m’étais inspiré surtout de critiques anglais (Roy Pascal, Wayne Shumaker) qui ne se posaient guère de questions théoriques, ou de philosophes comme Georges Gusdorf. À partir de 1971, mes points de référence s’orientent vers la linguistique et la poétique. En novembre 1971, je relis Benveniste. À l’automne 1972, je lis avec passion Figures III de Gérard Genette, qui vient de paraître. Un peu plus tard, j’ai découvert, grâce à Todorov, les formalistes russes, en particulier Tynianov et ses analyses de la variabilité. Puis j’ai été ébloui par les disciplines qui sont aux extrémités opposées de la linguistique : la phonologie (je me souviens d’une lecture enthousiaste de Cinq leçons sur le son et le sens de Jakobson) et la pragmatique (puisque le pacte autobiographique n’est rien d’autre qu’une promesse). Quoique moi-même fils de linguiste, je n’ai vraiment découvert la linguistique qu’après la fin de mes études universitaires, avec la passion d’un autodidacte.
Ce changement d’attitude m’a entraîné dans deux directions : l’autocritique et l’analyse.
Dès le Pacte, dans le chapitre final, « Autobiographie et histoire littéraire », j’essaie de prendre pour objet d’étude les conduites partisanes et normatives que j’ai eues dans L’Autobiographie en France, je dresse un tableau de toutes les erreurs qu’on peut faire dès qu’on choisit d’étudier un genre et d’en devenir spécialiste, en mettant les miennes sur le même plan que celles des autres. Mon but n’est pas de condamner ces erreurs, mais de comprendre leur fonction et leur... nécessité. Dans un texte ultérieur (« Le pacte autobiographique (bis) », Moi aussi, Seuil, 1986), j’ai rectifié certaines assertions encore trop normatives du « Pacte » - mais sur certains points j’aurais presque envie, aujourd’hui, de rectifier ces rectifications – je ne suis plus bien sûr que je me trompais tant que cela ! Par exemple, dans le Pacte, j’explique froidement que l’identité est une question de tout ou rien : une identité est ou n’est pas. Dans le « Pacte (bis) », j’adoucis les choses, je montre les ambiguïtés et transitions qui peuvent exister... Mais peut-être l’émission et la réception ne fonctionnent-elles pas pareil ? Celui qui reçoit un message ambigu ne peut pas rester assis entre deux chaises ! Presque toutes les autofictions sont lues, de facto, comme des autobiographies. En disant « une identité est, ou n’est pas », j’adoptais, très sagement, le point de vue du lecteur... C’est d’ailleurs le parti pris affiché au début du Pacte : analyser tout à partir de la réception.
L’autocritique, on le voit, ne va pas sans quelque autocomplaisance – il faut bien vivre ! – mais elle n’est qu’une manifestation parmi d’autres de ce désir d’analyse. Dans les années suivantes j’essaierai d’étudier analytiquement une série de genres « frontières » ou de cas-limites : l’autobiographie qui fait semblant d’être une biographie (le récit à la troisième personne), la biographie qui fait semblant d’être une autobiographie (les Mémoires imaginaires), tous les mixtes de roman et d’autobiographie (zone large et confuse que le mot-valise « autofiction », inventé par Doubrovsky pour remplir une case vide d’un de mes tableaux, a fini par recouvrir), l’énonciation ironique et le discours rapporté, tous les cas où un même « je » recouvre plusieurs instances (histoire orale, interview, textes écrits en collaboration, etc.), puis les productions qui associent le langage, capable de dire « je », à un média qui en est moins capable (comme l’image), etc. On trouvera à la fin, classées, les différentes études qui ont germé à partir de la méthode analytique du « Pacte ». Tout cela n’empêche pas qu’on continue à me faire les gros yeux : « mais... est-ce que ça entre dans votre définition ? », comme si j’étais un contrebandier de moi-même ! Ce n’est plus le problème. L’autobiographie à la Rousseau est une combinaison parmi d’autres, mais l’essentiel pour moi continue à être, je l’avoue, le pacte, quels que soient les modalités, l’extension, l’objet du discours de vérité qu’on a promis de tenir.
 Le mot « autobiographie », d’ailleurs, suspecté de sectarisme, a été concurrencé en France par d’autres expressions plus englobantes, plus souples. A la fin des années 70, on s’est mis à parler de « récits de vie » (c’est le nom du groupe de recherche fondé à Nanterre par Claude Abastado, que j’ai dirigé après sa disparition) : l’expression a des vertus interdisciplinaires, elle désigne le terrain commun aux littéraires et aux spécialistes de sciences humaines : elle englobe l’oral (que « -graphie » exclut) et l’hétéro- (qu’« auto- » exclut), tout en respectant le contrat de vérité. Au début des années 80, et jusqu’à aujourd’hui, d’autres expressions, comme « écritures du moi », ou « écriture de soi » sont apparues avec une fonction assez différente, parfois à l’occasion de programmes d’examen. Il s’agissait cette fois d’élargir du côté de la « vraie » littérature, c’est-à-dire de la fiction, en faisant du pacte de vérité une spécification secondaire. Quant au passage, dans ces formules, du « moi » au « soi », j’y soupçonne un réflexe de pudeur chrétienne. Pascal l’a dit : « Le moi est haïssable ». Le « soi » a un côté bouddhique, général, altruiste – il est plus acceptable.
 En tout cas il fallait bien un mot pour désigner l’objet de l’association que j’ai créée en 1992 avec quelques amis : nous avons décidé d’appeler un chat un chat, et de créer l’Association pour l’Autobiographie (APA), et même, pour enfoncer le clou, nous avons ajouté « et le patrimoine autobiographique ». Mes enfants m’ont fait remarquer que ça donnait le sigle APAPA, et on a beaucoup ri. Mais le mot, et la définition qu’il implique, n’ont rien de « théorique », et ce n’est pas un coupage de cheveux en quatre pour poéticien. Nous acceptons en dépôt, et en lecture, tous les textes de vie inédits qu’on nous propose : autobiographies, récits d’enfance, de guerre, de maladie, de voyages, journaux personnels, lettres – mais nous demandons qu’ils soient régis par un pacte de vérité. Nous écartons les fictions et les recueils de poèmes. Bien sûr il nous arrive d’hésiter pour savoir où est la frontière. Mais il y a une frontière. La cohérence, et la valeur d’usage, du fonds d’archives que nous constituons en dépendent. Les 1200 textes que nous avons déjà reçus ont donc une identité collective très claire. Pour ceux qui n’auraient pas compris, nous avons intitulé notre revue La Faute à Rousseau.
 J’ai dit plus haut « pacte de vérité » plutôt que « pacte autobiographique », pourquoi ? Par un scrupule peut-être mal placé, et par remords. Le « pacte autobiographique », tel que je l’ai défini, suppose une intention de communication, immédiate ou différée. Mais si l’on écrit seulement pour soi, l’expression a-t-elle un sens ? Un journal est-il régi par un « pacte » ? La réponse est oui, même si ce pacte reste implicite. Car tout journal a un destinataire, ne serait-ce que soi-même plus tard. Il arrive d’ailleurs assez souvent aussi qu’un journal commence par une déclaration d’intention. – Je ne vais pas traiter ici ce sujet, mais juste constater, chose étonnante, qu’il n’est abordé dans aucun de mes deux premiers ouvrages. – Voilà... autant l’avouer tout de suite : en 1971, et en 1975 aussi bien, j’étais brouillé avec le journal. Lui et moi, on ne se parlait plus. J’avais d’ailleurs choisi comme objet d’étude l’autobiographie contre le journal. Le journal, je savais bien ce que c’était, j’en avais tenu un, c’était lamentable. L’autobiographie, je soupirais après, c’était mon rêve. Faire enfin de ma vie quelque chose de cohérent et, pourquoi pas, de séduisant. Derrière le travail théorique, il y avait un monde de frustrations et de désirs. Je ne puis que répéter ce que disait Paul Valéry : « Je m’excuse de m’exposer ainsi devant vous ; mais j’estime qu’il est plus utile de raconter ce qu’on a éprouvé, que de simuler une connaissance indépendante de tout observateur. En vérité, il n’est pas de théorie qui ne soit un fragment, soigneusement préparé, de quelque autobiographie ». Mon propre désir autobiographique explique donc à la fois le côté normatif de L’Autobiographie en France, le choix du projet rousseauien, et mon aveuglement du côté du journal. En quinze ans, de 1971 à 1986, j’ai élargi mon éventail, je me suis intéressé aux « écritures ordinaires », à l’histoire orale, aux médias autre que l’écriture, au cinéma, mais j’ai toujours réussi à éviter le journal. C’est frappant quand on regarde Moi aussi, où j’ai donné en 1986 un panorama de mon travail.
Ensuite, tout a changé. Après mes années « pacte », j’ai eu mes années « cahier » - et j’y suis encore. Je suis revenu moi-même à la pratique du journal, et j’ai changé d’avis sur lui. J’ai redécouvert ses ressources, et je ne suis pas loin aujourd’hui de penser autant de mal de l’autobiographie que j’en ai pensé du journal. Disons plutôt que je rêve de concilier leurs avantages en neutralisant leurs inconvénients. Ma conversion de 1986 m’a placé devant un nouveau champ à explorer. J’ai pris face au journal une méthode opposée à celle de mes prédécesseurs en France (Michèle Leleu, Alain Girard, Béatrice Didier), mais aussi différente de celle que j’avais prise moi-même pour l’autobiographie. Pour moi, le journal n’est pas d’abord un genre littéraire, mais une pratique. Son apparition comme genre littéraire est un épiphénomène. J’ai fait deux choix. Le premier, terminologique. J’ai décidé que j’allais étudier le « journal personnel » et non le « journal intime », comme on dit habituellement en français. Beaucoup de journaux ne sont pas intimes, l’intimité est un trait secondaire, qu’il s’agisse de la destination ou du contenu. À la différence de ce que j’avais fait pour l’autobiographie, je n’ai donc pas cherché à privilégier un modèle particulier, j’ai évité, je l’espère, d’être normatif. – Choix de méthode, ensuite : j’ai procédé par enquête – comme un sociologue ou un journaliste. J’ai lancé des appels au témoignage, j’ai fait remplir des questionnaires à des groupes – méthode que je n’aurais jamais imaginé d’appliquer à l’autobiographie. Il est vrai qu’il y a si peu de gens qui écrivent des autobiographies, et tant de millions de personnes qui tiennent des journaux ! C’est une pratique de masse, aussi bien en Espagne qu’en France, comme l’a montré récemment l’enquête de Manuel Alberca. Dans un premier temps, j’ai donc étudié le journal... sans lire de journaux ! Dans un second temps, j’ai cherché à lire des journaux... sans lire de livres ! Des vrais journaux, écrits sur des cahiers... J’arrête là : je voulais simplement souligner combien mon profil de chercheur avait changé depuis 1971 : quinze ans après, je n’étais plus ni normatif, ni théoricien.
Et voici quinze autres années écoulées depuis 1986, nous sommes en 2001, où en suis-je ? Je voudrais finir en revenant sur un autre point, laissé en suspens, objet de vives polémiques : le problème de l’histoire. Dans L’Autobiographie en France, je renvoie dans une sorte de préhistoire tout ce qui a précédé Rousseau. Dans Le Pacte autobiographique, le chapitre initial précise clairement que la définition que je propose, et les analyses qui suivent, n’ont de sens que dans le contexte moderne, depuis 1770 environ ; le chapitre final analyse ce que j’appelle les illusions de perspective : l’illusion d’éternité, l’illusion de naissance. J’essayais de montrer que la seconde était moins grave que la première. Je le pense toujours. Des hommes de grande culture, tous deux philosophes, Georges Gusdorf et Michel Onfray, ont pris la plume pour prouver que j’étais un ignorant, incapable de voir que tout Rousseau est déjà dans saint Augustin ou dans Libanios. Je crois simplement qu’il est très difficile de penser le passé. Que tout n’a pas toujours existé. Que certains éléments formellement identiques pouvaient avoir des fonctions différentes. Que les rapports au temps, à l’identité, au groupe, à l’écriture ont varié. Et que les facteurs qui expliquent les changements sont multiples. Un exemple : si la culture chrétienne est si favorable à l’introspection, comment se fait-il que le journal spirituel n’apparaisse qu’au XVIe siècle ? La culture chrétienne n’est pas un tout. Le journal spirituel ne pouvait apparaître que dans une époque où le journal lui-même était devenu possible. Or l’idée même, pour un individu, de noter quoi que ce soit au jour le jour en le datant n’est apparue qu’à la fin du Moyen Âge. Pourquoi ? Est-ce l’invention de l’horloge mécanique ? Le développement d’une civilisation marchande ? Je commence à me poser ces questions actuellement, et comme les cycles de mes enquêtes semblent durer une quinzaine d’années, je vous donne rendez-vous, pour la réponse, en 2016.
 



Etudes dérivées du « Pacte autobiographique »
 

Sur l'engagement autobiographique et ses aspects juridiques

Sur l'énonciation autobiographique
Sur la collaboration autobiographique
Sur la fiction
Sur la biographie
Sur le journal
Sur la peinture
Sur le cinéma
Sur la radio
Sur Internet
Bilans et révisions


© Seuil, 2005