LIRE LEIRIS : AUTOBIOGRAPHIE ET LANGAGE
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CHAPITRE V


BREF SUR BIFFURES

Bref
Critique
Délai
Glossaire
Tresse
Rêve
Ouvroir
Demi-sommeil
Porte-à faux



bref

        J’ai pris Leiris à contre-rythme : d’un texte condensé et sec comme celui de L’Âge d’homme, j’ai fait une lecture lente et minutieuse, pour le desserrer, pour le faire jouer. En sens inverse, je vais donner du texte profus et foisonnant de Biffures une image synthétique et condensée. J’irai droit à ce qui, au terme de ce trajet, m’apparaît l’essentiel : l’économie de l’écriture. Tout au plus me permettrai-je de donner d’abord un aperçu géographique de cet imposant massif d’écriture qu’est La Règle du jeu : ce sera une simple vue cavalière.

        Les volumes de La Règle du jeu se présentent comme une série de chapitres fortement structurés et autonomes. Chaque chapitre est organisé à partir d’un noyau de mots, de souvenirs ou d’images, et explore une zone ou une perspective de l’histoire individuelle. L’Âge d’homme était centré sur la sexualité : Leiris a composé La Règle du jeu pour dépasser ce point de vue trop particulier. À lire Biffures, on se convaincra qu’il a su élargir considérablement le champ et les méthodes de l’enquête autobiographique. Les quatre premiers chapitres (dont l’ampleur croissante réalise une sorte de montage progressif de l’écriture « tressée ») présentent une importante variation par rapport à la tradition autobiographique : la naissance y est analysée comme naissance dans le langage ; ces chapitres, qui semblent écrits dans les marges de Lacan, sont en même temps un merveilleux exemple de ce rapport au langage qu’on appelle poésie. « Chansons » et « Alphabet » en particulier explorent poétiquement, c’est-à-dire en pratiquant cela même qui est analysé, le tressage de la musique, du sens et des sons dans le chant, et les richesses du cratylisme : si Mallarmé avait écrit une autobiographie, j’imagine qu’il aurait composé des textes de ce genre. Dans le cinquième chapitre, « Perséphone », Leiris développe à partir d’un mot une immense tresse dont le fil principal est l’appréhension du réel dans la sensation : l’imagination de la matière (le minéral, le souterrain, la matière vivante) y tient une grande place ; Bachelard s’est servi d’un des passages de « Perséphone » dans ses analyses sur le minéral, mais presque tout ce texte aurait pu le fournir en exemples pour illustrer ses deux volumes sur La Terre. Le sixième chapitre, « Il était une fois », se présente comme une analyse du rapport à l’histoire (individuelle et collective) ; c’est presque l’inverse d’une rêverie nervalienne, en ce sens qu’il s’agit moins de maîtriser la prolifération mythologique pour structurer son identité, que d’échapper à une corrosive lucidité pour retrouver le mythe. « Dimanche », le septième chapitre, est une étude du « projet » fondamental de l’écrivain, de son statut social, de l’origine et de la fonction de sa vocation. L’analyse est menée de manière très sartrienne, et la tentation est grande de construire un parallèle entre cette séquence et Les Mots, la différence fondamentale étant que, si lucide soit-il, Leiris continue à vivre le mythe de la littérature, dernier rempart contre la mort. Le dernier chapitre, « Tambour-trompette », fait le point sur la quête autobiographique elle-même.

        Ces chapitres très structurés sont eux-mêmes placés dans un ordre qui n’est plus celui d’une histoire : en effet, si l’on excepte les chapitres sur les « faits de langage » qui sont au début du livre parce qu’ils sont premiers dans l’expérience, aucune « histoire » n’est plus perceptible dans Biffures. L’ordre des chapitres est celui de leur composition, et le seul fil chronologique cohérent est celui de l’écriture elle-même. C’est dans l’expérience de l’écriture que les problèmes du temps et de la mort vont se poser. À partir de « Perséphone », Leiris organise une sorte de contrepoint entre le temps de l’écriture et le temps de la vie contemporaine de l’écriture (vie individuelle, événements historiques) ; exploité discrètement dans Biffures et Fourbis, ce jeu prendra plus de place dans Fibrilles, au point de donner un air très Chateaubriand à certaines pages de ce troisième volume (par exemple au récit du voyage en Chine). Surtout se pose ainsi le problème de l’avenir de l’écriture elle-même : Leiris intitule sa série La Règle du jeu, et assigne à son discours le but lointain d’établir sinon une règle de vie, du moins une règle de langage, une éthique de l’écriture ; mais cette règle se révèle progressivement être un leurre, comme « les amours de Jacques » dans Jacques le fataliste. À la fin du troisième volume, Fibrilles, au lieu d’avoir une révélation comme le narrateur proustien à la fin de À la recherche du temps perdu, Leiris ne peut que tresser minutieusement une critique de ce leurre, pour boucler son volume sous le signe de la cicatrice qui rappelle son flirt avec la mort, et laisser l’espace ouvert pour un nouveau volume.

        Cette rapide présentation avait pour but de souligner la richesse de cette nouvelle autobiographie : non seulement elle opère une synthèse des différents fils de l’œuvre de Leiris, mais elle intègre à la fois les aspects les plus fascinants de la littérature autobiographique antérieure (j’ai été amené à nommer Chateaubriand, Nerval et Proust), et les visées de recherches contemporaines (j’ai pensé à Bachelard, à Sartre, à Lacan). Je ne poursuivrai pas ce jeu des ressemblances : l’essentiel est de savoir comment des visées si diverses sont intégrées, et quelle est la différence de Leiris. Elle me semble être avant tout au niveau de l’écriture. C’est l’économie de cette écriture que je vais tenter d’analyser ici. Ce sera pour moi occasion de résumer tout ce que Leiris m a appris sur ce plan : non pas une éthique, mais une pratique de l’écriture. Ce sera aussi manière d’éviter les pièges qu’une telle œuvre tend sans le vouloir à la critique.

critique

        Le critique se trouve fort embarrassé pour parler de Leiris : tout essai de méthode risque d’être rendu dérisoire par la méthode de Leiris : coup d’épée dans l’eau, enfonçage de portes ouvertes. Cela pour deux raisons :

        D’abord, l’œuvre de Leiris est construite systématiquement et intentionnellement selon des procédés de base qui exploitent les structures mises en évidence par les « sciences humaines ». Et sa connaissance des sciences humaines n’est pas, comme pour beaucoup de critiques, apprentissage livresque et superficiel, mais expérience vécue originellement dans un travail : jeu de décomposition du langage poétique à partir de 1925 ; discours de l’analysant pendant sa cure à épisodes ; travail de professionnel de l’ethnographie, fondation avec Bataille et Caillois du Collège de Sociologie, etc. Toute analyse de son texte qui voudrait appliquer une de ces « méthodes » dont nous avons aujourd’hui l’habitude s’exposerait à une double erreur : donner comme point d’arrivée du discours critique ce qui était simplement le point de départ de l’écriture de Leiris ; ou plutôt l’un des points de départ, enlevant au texte de Leiris la complexité de son tressage. Impossible, par exemple, d’appliquer à Michel Leiris la méthode de Jean-Pierre Richard, en organisant et en classant son univers imaginaire : ce travail a déjà été fait par Leiris (classement de fiches, réseaux à entrées multiples les organisant, etc.), et c’est à partir de ce travail qu’il écrit. Découvrir en Leiris un ethnologue de sa propre vie quotidienne, c’est répéter ce qu’il a dit ; « reconstruire » cette ethnologie, c’est retrouver l’ordre initial de son fichier. Jouer au jeu du « diagnostic » psychanalytique est aussi stérile : je m’en suis bien aperçu quand j’ai essayé de substituer la scène primitive à la castration. Leiris a aussi assimilé le langage sartrien de L’Être et le Néant (Biffures, p. 202). Son écriture se construit à partir de et après la plupart des langages critiques actuellement pratiqués, qui sont donc à la fois nécessaires à connaître pour le lire (et en ce sens le recours à ces langages est indispensable pour toute introduction à la lecture de Leiris), mais assez peu utiles à une interprétation. Il apparaît au lecteur que son œuvre n’est peut-être interprétable qu’à partir d’un développement futur des sciences humaines et du langage critique, développement qu’elle anticipe dans sa pratique. Et que c’est seulement en tant qu’écriture qu’elle est interprétable.

      Ici intervient le second désespoir critique : cette description de sa pratique occupe une place non-négligeable dans le discours de Leiris lui-même. Non seulement son écriture part délibérément des matériaux et des méthodes actuellement connus, mais elle théorise au fur et à mesure la manière dont elle les transforme par l’écriture : ces reculs critiques vertigineux prenaient dans L’Âge d’homme la forme de « constats d’échecs », mais dans Biffures et dans La Règle du jeu, en général, loin d’être de simples temps d’arrêts, ou des dérobades, ces passages à vide sont l’occasion pour Leiris de mettre en question sa pratique, en tressant l’analyse de son écriture avec les matériaux thématiques sur lesquels la machine vient de « gripper », – manière de rattraper les choses avec une goutte de lucidité, comme cette fameuse goutte d’eau froide qui empêche une mayonnaise de tourner et la fait prendre in extremis. Les analyses sur la fonction de l’écriture que m’avait suggérées le mot à mot de L’Âge d’homme, j’en ai retrouvé, – je n’ose dire l’équivalent –, dans maints passages de Biffures, et principalement dans « Tambour-trompette ». Joie de se sentir approuvé et confirmé, déception d’être devancé et forclos de toute trouvaille. Encore vaut-il mieux réinventer ce qui existe déjà, que le recopier : la tentation serait forte (comme elle l’a été longtemps pour les critiques de Proust) de construire un discours critique sur Leiris par un montage plus ou moins avoué de citations. Et pourquoi parler de Leiris ? L’œuvre éveille un désir qui croit voir en elle son objet : leurre d’un discours critique qui cherche à ressaisir, cerner, épuiser, atteindre en son centre, ce faux objet-perdu qu’est l’œuvre. Le discours critique apparaît comme une tentative dérisoire d’inventer à moindre frais ce qui existe déjà, simulacre pathétique où s’assouvit, selon les forces de chacun, le désir.

délai

        Je ne prendrai donc plus l’œuvre de Leiris comme un objet à interpréter, mais comme un exemple à suivre, une pratique de l’écriture, d’où l’on peut dégager les règles d’un savoir-faire.

I        l faut d’abord savoir utiliser le délai pour démultiplier son énergie. Savoir prendre son temps. L’aider en délayant. Dès la première page de Biffures, le lecteur voit bien qu’il y a un récit qui se dirige vers un terme (il doit se passer quelque chose sur le tapis de la salle à manger), mais aussi que le narrateur a décidé de prendre son temps. Mais ce n’est pas dans une perpective classique de « suspense » : le suspense est un procédé de composition dramatique, conçu et analysé en fonction d’un lecteur. Produire chez le lecteur le désir de savoir quelque chose, une attente qui s’imagine qu’elle va être satisfaite. D’une part, on fixe le désir sur ce texte et sur cette histoire et on l’empêche d’aller s’investir ailleurs ; d’autre part, en différant la satisfaction du désir, on force le lecteur à s’intéresser à tout ce qui le sépare de cette satisfaction : descriptions, péripéties, auxquelles il s’accrochera d’abord comme moyen d’arriver à la réalisation de son désir, mais auxquelles il finira par prendre un intérêt indépendant si cela en vaut la peine. Le suspense ainsi analysé est une sorte de machine à canaliser et à démultiplier le désir chez le lecteur, tirant d’une énergie d’ordinaire éparse un rendement maximum ; l’auteur est imaginé alors comme une sorte de démiurge taquin qui joue de ce mécanisme.

        Or le « suspense » peut être aussi une méthode d’écriture, et dans ce cas-là il ne produit aucun effet de « suspense » sur le lecteur, qui aurait plutôt tendance à se décourager et à désinvestir. J’appellerai cela plutôt le délai, le temps de retard. Méthode très ordinaire, pratiquée à leur insu par la plupart de ceux qui écrivent, et dont le texte final ne garde pas trace. Mais le retard peut devenir méthode délibérée et affichée. Par pure hypothèse, je la décrirai ainsi : le texte est toujours imaginairement fini dès le début ; il va croître non pas librement, allant de l’avant à travers l’étendue indéfinie des pages blanches (car c’est pour imaginer une telle perspective qu’on est pris de vertige et privé de tout moyen), – mais de l’intérieur, et à l’abri d’une limite imaginaire qu’il s’est initialement donnée. Le texte s’oriente par rapport au fantôme du dernier mot. Celui qui écrit puise toute son énergie dans le délai qu’il instaure : provisoirement écarté, indéfiniment repoussé, le dernier mot ouvre entre l’écrivain et le terme de son discours (qui le protège de l’ouverture indéfinie du néant) un espace où l’on peut écrire. Du refoulement perpétuel du dernier mot (désiré en tant que but, différé en tant que terme) naît l’énergie de l’écriture. Dernier mot, denier à la mort. Écrire, c’est différer la fin de sa phrase. En général ceux qui écrivent ne s’en aperçoivent pas, pas plus que ceux qui vivent ne savent, sinon par quelques glissements accidentels, que la marche est une chute sans cesse interrompue, et que la vie toute entière puise son extraordinaire énergie du prêt à terme que lui fait la mort. Certains, comme Leiris, ou Beckett, – et d’autres, ont été obligés pour survivre de ramener au grand jour et de pratiquer systématiquement cette méthode. Les gens « sains », dont les organes fonctionnent en silence, les regardent avec étonnement.

        Le système du délai fonctionne de manière patente, et presque caricaturale, dans « ... Reusement ! » ; l’anecdote finale, c’est un texte qui était déjà écrit (trois phrases dans « Le sacré dans la vie quotidienne » (1938) ; les éléments du texte existent souvent déjà sous forme de fiches). Mais cette anecdote, dont le sens et la portée restaient confuses, a besoin d’être tirée au clair : Leiris amorce et diffère en même temps son récit, tirant de ce temps de retard systématique l’énergie suffisante pour explorer par l’écriture tous les domaines connexes, tous les réseaux d’associations. Le retard est devenu une machine à aspirer du sens, – apparemment au mépris du terme final. Cette démarche est fastidieuse pour un lecteur classique : à l’inverse de la situation de suspense, le lecteur doit lui-même renoncer provisoirement au désir de la fin, et entrer dans le système de la divisibilité à l’infini ; elle n’est oiseuse que si l’on envisage la pertinence seulement comme un rapport avec ce qui est donné pour le terme du récit. Or ici les trois pages de digression qui précèdent le récit (outre leur fonction dramatique : reproduire chez le lecteur, par leur écart, l’effet de surprise vécu par l’enfant), par les séries de bifurcations, d’alternatives, d’erreurs suivies de longues rectifications, finissent par accumuler un important matériel sémantique (thèmes, et schémas d’opposition), – tout cela à la faveur du retard, de la béance intérieure que crée le délai. Et il ne pourrait y avoir d’erreur, ou d’errance, que s’il y avait une route unique à tenir : mais comment savoir où est l’annexe, où le principal ? Pourquoi la parenthèse ne serait-elle pas plus importante que la principale ? On repense aux Nouvelles Impressions d’Afrique. Laissée en suspens, la parenthèse elle-même ouvre l’espace d’un délai, où le texte pourra se développer.

        Jouissance du délai : ruse du désir qui tourne l’inhibition à son profit. La diversion devient protection et ressource. Le modèle de cette stratégie du désir, c’est la phrase dans laquelle Leiris décrit sa phrase (Biffures, p. 78-79), phrase qui se caresse et s’explore elle-même, phrase qui résiste par tous les moyens imaginables à son point final, phrase de « pur désir », comme le rêve de l’objet perdu (p. 235).

        Angoisse, pourtant, lorsque l’énergie s’épuise en chemin, avant qu’on ait réussi à rejoindre le terme initialement fixé, puis différé : ce terme, qui devait vous protéger du désert ultérieur, voici qu’il n’apparaît plus lui-même qu’au-delà d’un désert ; on s’évertue à perdre haleine, bâclant pour boucler, cherchant raccourcis et chemins de traverse pour rejoindre en toute hâte ce qu’on avait d’abord fait exprès de tenir à distance. On referme la porte (bouclant la séquence d’une « chute » vigoureusement tressée) juste au moment où le néant allait vous happer. Ce faux point final (puisque la séquence sera suivie d’une autre, à laquelle on se mettra demain, ou le mois prochain) est lui-même une manière de différer la suite. À dire vrai, dans un réseau indéfini à multiples dimensions comme est celui de notre esprit – ou plutôt de notre langage, il n’y a nulle part terme réel ou direction privilégiée, par rapport auquel on pourrait situer objectivement ce qui est délai ou déviation. Tous les termes et toutes les directions peuvent successivement jouer ce rôle les uns par rapport aux autres. Seules restent les figures de base d’une sorte de danse dialectique du délai et de la quête : mais j’en montrerai mieux la loi plus loin en analysant le travail auquel le délai est employé.

        Angoisse surtout quand s’approche le point final, à la fois désiré comme clôture, et redouté comme rupture. L’angoisse ne s’expliquerait pas si ce point n’était pas aussi l’objet du désir. On pense souvent à L’Innommable en lisant les textes de plus en plus longs que Leiris consacre à se représenter la fin de son propre discours, et le silence après le dernier point, le dernier soupir – essayant de surmonter l’insurmontable contradiction de la mort, englobant le point final à l’intérieur du discours pour se donner l’illusion, impossible, d’un dépassement de la mort.

glossaire

        Comment est mis à profit le délai ? Fourches, bifurcations, errances ne se font pas « au hasard » ; aucun rapport avec une quelconque écriture automatique ; des rapports très certains – mais très partiels, avec la « libre association » du divan. La dérive est toujours strictement contrôlée ; le jeu a ses règles et ses rites. On ne laisse filer que pour ressaisir, toujours aux aguets. Les propositions qui suivent m’ont été inspirées par l’analyse d’un certain nombre de passages de Biffures. Mais, bref, la chose est si évidente, et les analyses si fastidieuses, que je préfère en retirer l’essentiel tout de suite : le travail de Leiris dérive d’un schéma élémentaire, mais absolument fondamental, – non seulement pour Leiris, mais pour toute réflexion sur le langage, la poésie, et l’inconscient. Ce schéma est celui du recueil Glossaire j’y serre mes gloses. Plus les choses ont l’air simple et plus elles font plaisir, – plus il est difficile d’y voir clair. J’irai pas à pas.

CRATÈRE – il crache la terre.

      On appellera cela : jeu de mots, mot d’enfant, étymologie populaire, selon le contexte. C’est ici une des formes les plus simples de la poésie. Incontestablement, cela fait plaisir : ce plaisir peut prendre différentes formes, sourire ou rire, si le jeu utilise la surprise, et fait s’exprimer à sa faveur quelques tendances refoulées, comme l’a montré Freud ; ou bien cette euphorie imprécise et stimulante qu’est l’effet poétique. Freud, dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, a seulement frôlé le problème de la poésie, comme s’il allait de soi. On ne peut que rêver à ce qu’aurait été l’esthétique freudienne, si Freud ne s’était pas limité à des analyses de contenus ou de fantasmes, et rencontrant sur son chemin le jeu de mots, s’était mis à construire une théorie plus générale qui rende compte à la fois de la poésie et de ce qu’il appelle l’esprit. Sans doute lui manquait-il les bases linguistiques et ethnologiques que nous avons aujourd’hui : connaissant Jakobson ou Lévi-Strauss, peut-être serait-il remonté à cette activité primaire et fondamentale du langage qui, plus ou moins refoulée et contrariée par l’éducation, demeure néanmoins une des sources de nos plus grands plaisirs. N’étant ni linguiste, ni ethnologue, je tiendrai des propos de simple maître de philosophie de M. Jourdain :

CRATÈRE – ouverture d’un volcan.

CRATÈRE – crabe de l’éther.

     Dans le premier cas, une équivalence sémantique est établie (totale ou partielle selon le cas), mais au détriment du phonétisme : aucun rapport de ressemblance entre les signifiants, le lien étant « arbitraire », non-motivé ; la perte de la ressemblance entre les deux signifiants nous fait revivre métaphoriquement dans l’angoisse la perte de « ressemblance » entre le signifiant et le signifié. Au cœur du langage, le désir cratylique. Je l’ai bien éprouvé moi-même en cherchant un exemple du second cas, où l’équivalence (totale ou partielle) des sons ne correspond à aucun rapport de sens ; les premières formules que j’ai trouvées n’arrivaient pas à s’éloigner du signifié, morceaux de métal qui glissent vers l’aimant : mauvais caractère, âcre arête, il arrête les rats, etc. (Justement : et cetera). Même crabe de l’éther n’est pas innocent de tout cratylisme. Nous supposerons toujours un rapport de sens, obscur, lointain, mystérieux. Mon premier cas, c’est, à l’état pur, la définition ; mon second, le calembour, inventé pour se venger de la définition, isolant par contrepoids un phonétisme pur, assumé comme absurde ; ce qui n’existe pas dans la pensée sauvage et le langage primaire, pas plus que la poésie et le mot d’esprit n’y existent comme tels : l’activité que j’appellerai « cratylique », y étant ordinaire et non refoulée, n’est pas susceptible de produire ces plaisirs violents ou mystérieux qu’engendrent chez nous l’esprit ou la poésie. Si le cratère crache la terre, je me sens à la fois léger de bien des efforts inutiles, et réconcilié avec le monde, admis à connaître immédiatement par le langage l’essence des choses. Du premier terme au second, mon expérience s’est enrichie, mais sans effort et sans perte : le second terme est à la fois différent du premier, et identique à lui, puisque, à peu de chose près, le rapport du signifiant et du signifié est le même. Au bout du processus, je retrouve intact tout (ou grande partie) du matériel phonétique et sémantique, recombiné de manière analogue. Réaliser dans un même acte de langage un changement et une pure répétition, un gain et une économie (sans dépense), tel est peut-être le vœu le plus secret que comble la poésie. En ce sens les jeux de mots ou les vers holorimes sont les modèles fondamentaux de ce fonctionnement, et Glossaire j’y serre mes gloses devrait servir de manuel élémentaire de poésie.

tresse

        Roussel disait de son « procédé » qu’il était parent de la rime. On peut dire la même chose de celui de Leiris, et la chose est plus visible que dans le cas de Roussel. L’autobiographie de Leiris est peut-être la première à être délibérément et entièrement écrite comme un poème, narration et discours étant subordonnés à une construction poétique. Naturellement, on aura peut-être de la peine à imaginer comment on peut passer d’une forme aussi élémentaire que le calembour (pour Roussel) ou le mot d’esprit (Leiris) à des textes aussi complexes que les Impressions d’Afrique ou La Règle du jeu. C’est qu’il ne s’agit pas d’enchaîner ces formes élémentaires ou de les combiner : mais de prendre comme principe de développement du texte la logique qu’elles impliquent. C’est cette logique que je vais résumer à propos du jeu de mots.

        Le propre du jeu de mots, qu’il soit spirituel ou poétique, est de faire plus ou moins coïncider un rapport d’idées avec un rapport de mots, et d’arriver ainsi à créditer l’idée du plaisir que donne le rapport de mots, à la prouver en lui donnant une séduisante évidence. Dans ce jeu il y a deux systèmes de cohérences parallèles et simultanées qui fonctionnent, entre lesquels le rapport reste constant alors même qu’un processus de signification se déroule. Dans le cas du jeu de mots, ces deux systèmes sont le système sémantique et le système phonétique, l’analogie des signifiés entrant en résonance avec la ressemblance des signifiants. Mais il est évident que ces deux systèmes peuvent être aussi bien deux chaînes de signifiés, entre lesquels des séries de rencontres plus ou moins contingentes finiront par produire l’illusion (ou la découverte) d’un lien nécessaire. Enfin le jeu de mots est un cas élémentaire en ce que les séries y excèdent rarement le nombre de deux, ou trois ; mais rien n’empêche (et c’est ce qui se passe dans ces textes plus développés que sont le rêve ou la poésie) de multiplier le nombre des séries. Le Glossaire de Leiris présente une structure élémentaire : les jeux de mots sont discrets, isolés et enchaînés selon l’ordre alphabétique du point de départ ; pour passer du Glossaire à La Règle du jeu, il manque ce que les linguistes appelleraient une « seconde articulation », c’est-à-dire un système qui articule entre elles les unités obtenues par la première ; dans la mesure où la règle de combinaison est la même, c’est d’une sorte d’opération « au carré » qu’il s’agit. Cette seconde articulation, j’ai essayé de montrer qu’elle était déjà à l’œuvre dans L’Âge d’homme. C’est elle qui organise toute La Règle du jeu, et fait passer Leiris du dictionnaire-tas au dictionnaire-structure, dans lequel chaque article, de proche en proche, se met à émouvoir l’ensemble de la langue. Multiplication des séries et seconde articulation sont la base du travail de l’écriture ; mais n’oublions pas la finalité de ce travail : préserver l’identité dans le changement.

        Comment ce type de travail est-il compatible avec l’autobiographie ? Tous les autobiographes se heurtent au problème de la « vérité subjective » : mais Leiris est peut-être le premier pour lequel le problème ne se présente pas sous la forme de « l’excuse-après-coup », alléguant que certes « tout ce qu’on dit de soi est poésie », mais que cette poésie est justement « révélatrice », etc. La préface du Glossaire, dès 1925, le montre au contraire conscient de la nécessité de se lancer à corps perdu dans le labyrinthe du langage. Au demeurant, les deux phénomènes sur lesquels toute sa quête est fondée, le jeu de mots et le récit de rêve, se trouvent être les deux productions de langage à partir desquelles Freud a lui-même exploré l’inconscient. De cette rencontre, on serait facilement conduit à classer la tentative de Leiris dans la catégorie de l’auto-analyse, Leiris explorant son inconscient en défaisant, par le jeu explicite des associations, son travail. La réalité est différente. Pour l’instant, je décris simplement la méthode de Leiris.

        Il dit « Bifur », et biffures ; fourbis, – puis fibrilles ; tous ces mots évoquent fourches d’associations, ratures, et retours, tas ou sac de nœuds confusément emmêlés, minces tiges ou fils échevelés ; en le lisant, on pense plutôt à un mot que lui-même emploie, mais trop discrètement (Biffures, p. 259) : tresse. Et, en se souvenant de Sartre, on pourrait compléter : tresse et tourniquet. Il n’y a certes tresse qu’à partir de fourbis, déballage en désordre apparent d’un immense matériel sémantique ; mais il n’y a déballage qu’en vue d’un ultérieur emballage, et progression qui ne soit en même temps tourniquet, retour à l’identique. Peut-être cette proposition sera-t-elle plus claire sous la forme suivante : le travail d’écriture de Leiris combine en un seul mouvement ce que Freud appelle le « travail d’analyse » et le « travail de rêve » ?

        Le jeu est le suivant : on part d’un certain nombre d’énoncés (anecdotes, mots fascinants, souvenirs) choisis pour leur commun rapport avec un thème quelconque ; à l’inverse de ce qui se passe dans l’analyse freudienne, qui part d’éléments discrets et n’attache pas une valeur fétichiste à la manière dont les éléments sont apparemment associés au départ, l’association thématique des éléments initiaux (qui les fait apparaître comme une « constellation » ou un « corpus ») doit d’une certaine manière être préservée, c’est-à-dire retrouvée à la fin, même si c’est par des voies très différentes ; derrière les explorations apparemment les plus libres, les plus lointaines, les plus dissolvantes, il y a le désir de préserver une sorte de capital initial : non seulement de le préserver, mais d’une certaine manière de le « consolider ». Le lecteur peut d’abord s’y tromper, être fasciné par la richesse du matériel de départ, et la prolifération des associations à partir de chaque élément (si bien qu’au bout de six ou sept pages, il se trouve avec un écheveau de fils qui ont l’air d’aller dans toutes les directions). Mais assez rapidement il se rend compte que ce travail d’association n’a de la liberté que l’apparence, et que loin de dissoudre le corpus initial pour accéder, par exemple, à des structures latentes, il organise un retour systématique au point de départ, d’autant plus agréable pour lui, et pour nous, qu’on aura d’abord eu l’impression de dériver. Par les voies détournées de jeux de mots, de cascades d’associations secondaires, les éléments les plus divers mis au jour par le débrouillage des éléments initiaux viennent, au moins partiellement, recomposer et refermer la structure, produisant le même effet de « preuve » et le même bénéfice de plaisir que le jeu de mots produit dans le raccourci fulgurant de l’instant.

        La description que je viens de donner simplifie : d’une part, parce que je présente comme successifs ces deux « travaux » de décomposition et de recomposition, qui sont en réalité le même travail, mais orienté différemment, et Leiris a toute une stratégie au long de son texte pour gouverner, selon son désir d’explorer ou son besoin de sécurité, le jeu des associations ; d’autre part, en insistant ici sur la tresse et sur le retour, c’est-à-dire sur le plaisir de la répétition, j’ai l’air de faire peu de cas du désir de vérité : et pourtant Leirîs a ce désir ; mais il ne s’y abandonne que tant qu’il sait le retour à l’identité possible ; comme, en dernier ressort, il n’y a d’autre vérité que la mort, la recherche de la vérité au plus près n’est possible qu’avec le contrepoids (ou contrepoison) du jeu poétique. Jeu de balancier, sur le fil tendu du langage, – jeu au bout duquel à la fois on a avancé tout en se maintenant. Aussi toutes les trouvailles que Leiris peut faire du côté de la vérité sont-elles condamnées à rester au stade de ce que Sartre appelle magnifiquement les « évidences non persuasives », ou du moins à revenir à ce stade une fois le jeu bouclé, la chevelure du langage retressée. La vérité ne peut être qu’aperçue, située, trou vertigineux dont on a éprouvé l’existence au cours du mouvement, et dont on doit se protéger en refermant hermétiquement son discours. Fins de développements, de paragraphes, de séquences, de livres : il s agit toujours de faire un nœud très serré ; on sent que la fin approche quand Leiris se met maniaquement (comme les mourants qui agrippent et remontent leur couverture) à ramasser, à ramener à lui tous les fils qu’il avait laissés pendants pour les recombiner de manière plus ou moins convaincante. Tresse : doit rester très serrée contre la détresse d’être. Vertigineuse, cette tresse poétique, quand le thème autour duquel tout est rassemblé est justement le trou même de la vérité (cf. Biffures, p. 98-99). Vertige : ci-gît la vérité. J’y tresse mes gloses.

rêve

        Travail d’analyse, travail de rêve. Mais il ne s’agit pas d’un simple aller-retour. Le retour en arrière n’existe pas. Il vaudrait mieux parler d’un « retour en avant », pour exprimer le double mouvement d’une progression effectuée à la faveur d’une recherche de la répétition.

      Peut-être le plus simple est-il de partir d’un rappel très simplifié du travail d’analyse selon Freud : je distingue ici trois niveaux, séparés par deux processus. Niveau 1 : le récit de rêve (civière de vessies et de lanternes à la dérive), c’est-à-dire le contenu manifeste, bref et souvent hermétique ; processus d’associations « libres » à partir de chacun des éléments du rêve, – aboutissant au Niveau 2 : récit des associations (important matériel, hétéroclite et foisonnant), à partir duquel un processus d’interprétation (repérage des récurrences et des analogies) s’efforce de dégager le Niveau 3, le contenu latent, désir et fantasmes à l’origine du rêve ; ce contenu latent, Freud en parle comme d’un « nœud unique » auquel tous les fils aboutissent. Les deux temps de l’analyse : association et interprétation, sont censés effectuer à l’envers, en déchiffrant, le travail de rêve, qui est un chiffrement, débrouiller un brouillage rendu nécessaire par la censure, pour que le désir latent puisse se « réaliser ». L’étude des rêves analysés par Freud (ici je raisonne sur le rêve de la « réunion à table d’hôte », utilisé dans Uber den Traum) montre clairement que ce schéma des étapes de l’analyse est trop simple : le récit des associations lui-même se divise en plusieurs couches successives, entre lesquelles un travail d’interprétation a pris place ; Freud, pour des raisons de pudeur, n’allant jamais jusqu’au bout du contenu latent, son « unité » reste pour le lecteur un postulat ; enfin on découvre très vite que le travail d’association est en réalité sans fin, puisque chaque point d’arrivée est en même temps point de départ souvent multiple ; les résistances ou la lassitude de l’analyste, mais aussi l’évidence des récurrences et des convergences, incitent à arrêter le jeu. Il ne s’agit pas là de critiquer le travail de Freud : mais de se demander si en réalité, dans certaines circonstances, le travail d’analyse, qui est censé faire à l’envers le travail de rêve, ne risque pas, séduit par cette troublante proximité, de se mettre très ingénument à le refaire à l’endroit. L’analyse est un travail difficile, à contresens, ou plutôt à contre-censure ; le travail de rêve est facile et plaisant. À partir du niveau 2, on peut très bien s’imaginer « interpréter » par repérage d’analogies et de convergences pour atteindre le niveau 3 du contenu latent, alors qu’on est tout simplement en train de reconstituer un niveau 1 bis, c’est-à-dire un nouveau rêve manifeste, plus cohérent, mieux organisé, qui procure un plaisir supérieur et qui n’appelle plus, grâce à cette rationalisation et cette consolidation, l’attention de l’esprit critique. À la place du travail d’interprétation (qui est simplificateur : il laisse perdre la plus grande partie du matériel ; et réducteur : il est guidé par l’idée d’un nœud « unique »), on aurait effectué un travail de rechiffrement, sous la forme d’une sorte de mythe.

        Ce n’est pas là exactement ce que fait Leiris : il ne substitue pas le travail de rechiffrement au travail d’interprétation : il les associe. Il neutralise l’analogie par la surdétermination et échappe à la réduction par la tresse.

        Je prends le cas de la surdétermination. Dans le rêve, un détail unique peut renvoyer à la fois par divers chemins à deux ou plusieurs éléments du matériel latent : le déplacement a fait glisser l’accent, dans chacune des séries latentes, de l’élément pertinent à un élément non-pertinent ; parmi ces détails non-pertinents d’une série, le travail de rêve choisit de préférence ceux qui ont une analogie avec les détails non-pertinents d’une autre série (économie qui aide à la condensation) ; le détail ainsi choisi renvoie à la fois aux deux séries et représente de manière complètement incompréhensible leur lien réel qui est ailleurs. On trouve chez Leiris une stratégie quelque peu analogue : quand il se met à associer à partir d’un certain matériel réuni comme point de départ, puis à interpréter, il se livre à la fois à deux opérations qui ont l’air incompatibles : a) retrouver à partir de la confrontation des séries le noyau pertinent par rapport au désir, et continuer le travail analogique en retrouvant d’autres séries où le même noyau se retrouve plus ou moins ; b) retresser à partir d’éléments secondaires de chacune de ces séries d’autres chaînes qui n’ont pas de rapport avec la première mais qui peuvent se substituer à elle à tout instant puisqu’elles sont fabriquées en gros à partir du même matériel. Par rapport au travail de chiffrement du rêve, il y a deux différences importantes : 1) ces chaînes secondaires se trouvent être beaucoup moins condensées, elles mettent en jeu de nombreux éléments, elles aboutissent à constituer non pas un détail absurde, mais un noyau de signification qui a une cohérence apparente de taille à rivaliser avec le noyau pertinent ; 2) il y a coexistence entre la « fausse » formation et la vraie, et non pas substitution. Par cette stratégie, il s’agit au fond d’aboutir au même résultat que le rêve (permettre au désir de s’exprimer en trompant la censure) mais selon une économie différente, plus subtile et plus profitable, qui évite la déperdition et l’aveuglement. En combinant chiffrement et rechiffrement (démasquage et remasquage), on permet au désir de s’avancer sous sa vraie figure – mais dans un système tel qu’il y ait plusieurs figures et qu’on ne sache pas quelle est la vraie : toutes les figures s’équilibrent, se compensent, se bloquent les unes les autres. Le tressage explicite surdéterminé des séries est un procédé de brouillage beaucoup plus astucieux que celui du rêve, puisqu’il n’efface pas la vérité, mais simplement la paralyse.

        J’ai interprété le travail d’écriture de Leiris en prenant comme point de comparaison les analyses de Freud sur le rêve. Parler de « brouillage » a l’air critique, mais fait écho aux termes que Leiris emploie lui-même pour qualifier le perpétuel « porte-à-faux » de son discours : biaisement, dérobade, digression, jouant sur l’ambivalence fonctionnelle du processus d’association. Tantôt l’association s’offre comme route complexe vers la vérité, instrument de recherche, objet d’étude ; tantôt elle se remet à travailler à son propre compte. C’est un agent double, dont on ne sait jamais finalement pour qui il travaille, qui fait son chemin en travaillant à la fois pour les deux puissances antagonistes, avec une habileté diabolique pour ne se « brûler » d’aucun des deux côtés. Une analyse aboutirait à une réduction (et conduirait fatalement à une fin du discours, – ou du moins à un changement de ses conditions de production), une pure mythologie épuiserait ses stocks ou se figerait : le travail sur l’association les articule et utilise l’ambivalence pour progresser et tisser un texte qui fait au lecteur l’effet d’une sorte de rêve éveillé : les tours s’y font en pleine lumière, et les règles d’association y sont à la fois celles qui ont cours dans l’inconscient et celles que nous pratiquons en toute conscience (sinon connaissance) dans notre mythologie quotidienne. La vérité, s’il y en a une, c’est celle de la structure de ce réseau, la manière dont il enserre le « zéro ». La résistance de Leiris à la psychanalyse freudienne tient sans doute à la manière qu’elle a pu avoir chez Freud lui-même, et qu’elle a à coup sûr dans la vulgarisation qui en a été faite, de chercher à trouver un « principe » unique, – d’imaginer la vérité sous la forme du chiffre « un » (ou « deux », ce qui est la même chose). S’évadant sans cesse vers le multiple, Leiris ne fuit pas la vérité (imaginée sous la forme d’un diagnostic renvoyant à un traumatisme quelconque) pour se réfugier dans des faux-semblants, mais se situe simplement dans le jeu entre l’impossible désir de totalisation et l’évidence de la vérité comme manque.

ouvroir

    Foisonnement extraordinaire de cette espèce de travail de Pénélope, qui conjugue l’analyse avec une combinatoire obstinée : comme des mains qui prendraient une chevelure embroussaillée et dont les doigts agiles à la fois démêleraient cette broussaille et la retresseraient, sans qu’à aucun moment un cheveu ou une mèche se soient trouvés véritablement isolés, sans que la chevelure soit jamais passée par un état lisse ou plat.

    Plusieurs fois j’ai employé pour décrire le travail de Leiris des métaphores renvoyant au tissage et au tressage, mais surtout à la main et à l’activité ou aux gestes de la main ; main nerveuse ou agile qui trie, organise, assemble, ramasse et rejette, que je vois s’agiter, aller et venir, s’exprimer dans son rapport avec le fourbi de petits objets que chacun finit par assembler autour de soi au long de la vie ; main artisanale, qui aime « le bel ouvrage » ; mais surtout main bricoleuse, qui cherche à faire usage de tout, qui tourne, tripote l’objet dans tous les sens, jusqu’à ce qu’un de ses aspects s’adapte dans la structure en cours de réalisation, ou bien le repose dans un coin parce que, décidément, on ne peut rien en faire pour l’instant, – mais ce tripotage n’aura pas été inutile, une connaissance pratique est là en réserve, et peut-être qu’un peu plus tard l’objet trouvera à s’encastrer en un tout autre endroit de la structure. Rien ne se perd, ni des objets, ni des gestes. Pensée bricoleuse, pensée sauvage.

      Cette pensée sauvage (j’appelle ainsi par commodité cette pensée primaire, ou première, dont nous sommes faits, bricolant moi-même une notion où j’amalgame la pensée sauvage, la logique enfantine, la démarche poétique et les combinaisons de l’inconscient), nous ne l’appréhendons trop souvent que dans ses produits, dont nous déduisons ensuite analytiquement les règles de fonctionnement (analyse ethnologique, psychanalytique, linguistique) ; ou bien nous la pratiquons, – mais « sauvagement » sans y penser. Le texte de La Règle du jeu nous en donne une nouvelle expérience, directe et empirique, et pourtant claire. Il met en scène une production qui n’aboutit à aucun autre produit que sa propre image. Le texte n’est pas un « laboratoire », terme pédant si on le rapporte aux sciences modernes, et prétentieux si on pense aux recherches des alchimistes ; plus humblement, c’est une « salle de travaux pratiques », ou si l’on veut à tout prix lui donner une coloration ancienne, un « ouvroir », – de littérature réelle. Un atelier de bricolage. Tout est fait sous nos yeux, et l’artisan parle à lente voix tout seul en commentant son travail, – tantôt réussi, tantôt raté. D’où le côté laborieux, qui peut rebuter les lecteurs habitués à consommer des produits finis, ou les artisans qui ont le tour de main plus rapide : j’évoquais plus haut Beckett, mais il y a aussi un côté Péguy dans certaines pages de La Règle du jeu. Ces coulisses de la poésie et du rêve sont au contraire fascinantes pour ceux qu’intimide ou paralyse la condensation mystérieuse et apparemment arbitraire des poèmes modernes (ceux de Leiris, par exemple). La Règle du jeu nous donne deux expériences extraordinaires : le travail poétique au ralenti, et le travail de rêve également au ralenti, et en pleine lumière.

        « La terre est bleue comme une orange » : image qui s’est imposée à Éluard et qu’il nous propose, pour nous « donner à voir », nous inspirer à notre tour, c’est-à-dire nous rendre capables de produire d’autres images. L’analyse ultérieure de l’image déjà produite paraîtra toujours comme une réduction stérile. Dans La Règle du jeu, si une telle image devait être produite, elle le serait au contraire à partir de son « analyse », à partir d’une exploration sémantique des ambiguïtés de la terre comme sphère, mais en même temps comme « élément » opposé traditionnellement à la mer et au ciel (qui sont traditionnellement bleus tout en gardant un lien plus ou moins direct avec l’idée de sphère) ; de l’orange comme fruit, comme sphère, pourvue comme la terre d’une « écorce », comme mot désignant une couleur dans la gamme des couleurs, et qui se trouve être complémentaire du bleu, – l’orange qui, si on la comparait à un corps céleste, nous ferait plutôt penser au soleil qu’à la terre... Naturellement je ne saurais faire ainsi réinventer par Leiris une image d’Éluard, mais j’imagine le montage progressif de cette image qui donne à sentir les contraires harmonieusement fondus, l’immensité dans la main, le froid et le chaud, l’aérien et le solide. Ce long cheminement, ces origines de l’image, la poésie surréaliste les élimine et joue sur la surprise. Leiris joue sur la patience, et la poésie n’y perd rien. Son texte est un atelier de métaphores filées, non de ces métaphores filées simplistes et comme didactiques que condamnait Eluard, mais de ces métaphores filées « à tiroirs » qui, pour être lentement construites sous nos yeux, n’en sont que plus fascinantes.

        Travail d’ajustement des séries, par essais et erreurs ; et c’est quand le travail de bricolage n’aboutit pas qu’il est le plus visible et le plus fascinant, puisqu’aucun résultat ne vient l’effacer. Ainsi la séquence où Leiris essaie de trouver ce que peuvent bien avoir en commun l’alphabet et les dés (Biffures, p. 40-42), séquence sur fond de Mallarmé et de Max Jacob : la recherche de l’analogie se présente comme le ralenti d’un travail de rêve. La pensée se débat dans une sorte de cauchemar pour trouver où est le point commun : elle prend successivement dés et alphabet par tous les bouts pour voir où cela « colle », où cela accroche, comme on tâtonne pour assembler des pièces de puzzle. Elle éprouve un soudain enthousiasme pour une ressemblance partielle qu’elle croit totale, puis un soudain découragement devant une différence également partielle et qu’elle prend pour totale, – à chaque fois elle conclut de la partie au tout et semble incapable de garder en mémoire l’étape précédente du raisonnement. À chaque pas, le rêveur change à la fois le critère de comparaison, et les aspects respectifs des deux objets étudiés. Les raisonnements ont l’air logiques alors que ces glissements perpétuels leur ôtent tout sérieux puisqu’il ne s’agit jamais de la même chose et qu’à aucun moment une appréhension synthétique n’est esquissée. Néanmoins, à s’être ainsi frottés et confrontés, les deux objets du travail se trouvent beaucoup mieux connus et un réseau d’oppositions pertinentes a été dégagé qui restera en réserve pour la suite. Leiris se replie sur une position minimum et repart sur une autre piste. Le lecteur a le sentiment d’avoir frôlé en rêve un problème capital (le rapport du langage et du « réel », vu sous un angle dramatique) et continue le rêve à son propre compte. Un dé, c’est d’abord la lettre D, qui, il est vrai, n’a pas exactement la forme d’un dé, à moins qu’on ne voie dans le ventre du D ce que Leiris appelle les « arêtes légèrement adoucies » du dé qui lui permettent de rouler, – pour venir s’immobiliser près des lettres A, B, C, dont il complète la série, comme l’indique le terme « abécédaire ». Jeux d’enfants qui tiennent à la fois de l’alphabet et des dés et qu’on pourrait appeler des alphadés : jeux de cubes avec une lettre sur chaque face ; puis diaminos, jeux de l’alphabet, à partir desquels le lecteur, réfléchissant sur les formes et les utilisations du support et sur la nature des signes, se lance sur de nouvelles pistes.


demi-sommeil

        Ce travail de rêve éveillé, lecteur, je le poursuis à mon propre compte, tressant les fils de mon labyrinthe personnel. Si je m’en tiens à mon activité de critique, et que je cherche à voir clair dans le texte de Biffures, je suis amené, pour le moindre paragraphe, à des analyses immenses qui n’ôtent rien à mon plaisir, mais épuiseraient la patience de mes lecteurs. Pour faire bref, et donner cependant un exemple précis, j’ai choisi de commenter un texte de Nuits sans nuit (p. 74), en le considérant comme un équivalent en miniature d’une séquence entière de La Règle du jeu. Occasion pour moi, aussi, de tresser une dernière fois les fils de ces différents essais. Il s’agit non pas exactement d’un texte de rêve, mais de « demi-sommeil », daté de juillet 1929 :

    Une de mes incisives, démesurément agrandie (longue et large comme une rue), est coupée en deux, dans le sens de la longueur, par un coup de scie ; elle est alors Venise.
    Ce rapprochement entre Venise et une dent sciée s’est-il opéré à cause du mot “lagune”, qui évoque l’idée d’une lacune ? Il y a aussi la rue de Venise, qui fut longtemps la plus étroite des rues de Paris.

        Deux paragraphes : au récit du fantasme succède un essai d’interprétation, dont on peut penser qu’il a lieu aussi pendant le demi-sommeil. Tout se passe comme si le travail de rêve se continuait sous la forme d’un travail d’interprétation.

        Je vais commencer par interpréter moi-même. Si je reprenais la méthode que j’ai utilisée au début de ma lecture de L’Âge d’homme, je traduirais assez facilement : l’incisive « démesurément agrandie », qui prend la taille d’une rue, représente le sexe en érection, qui du fait même d’entrer en érection, se trouve puni. La castration se trouve ici exprimée non par une ablation ou une section latérale, mais par une coupure longitudinale : fendue en deux, la dent-sexe se métamorphose ainsi en un sexe féminin (cf. la raie médiane, la coupure du sexe) ; le résultat de la castration s’inscrit sur l’organe même du délit, qui semble n’avoir pris la taille d’une rue que pour en voir les deux dimensions se métamorphoser. La longueur et la largeur étaient d’abord les signes en plein d’une érection heureuse puis la longueur devient le trajet de la coupure, et la largeur se mue en étroitesse (la rue devient trouée dans le corps de la ville). Rêve de désir, qui ne saurait émerger que drapé dans les oripeaux de la castration, préalablement puni, ayant acquitté ses droits, sa dîme, sa livre de chair vive.

        Cette interprétation me laisse insatisfait ; en particulier elle ne rend pas compte d’un point essentiel pour l’organisation et le développement du texte : dans son demi-sommeil, le rêveur s’étonne, et se demande pourquoi sa dent sciée est Venise. Le reste du fantasme semble aller de soi, avoir pour lui une cohérence interne qui ne nécessite aucun commentaire. Toute son attention se concentre (ou se déplace) sur le seul point où un écart injustifié se manifeste : l’intrusion d’un nom propre. Ce « rapprochement » lui paraît devoir être expliqué par une « cause », qu’il va tout de suite aller chercher du côté des jeux de mots. Peut-être a-t-il raison, mais les explications qu’il fournit ainsi semblent plutôt être des rationalisations après coup que de vraies explications. Dans son demi-sommeil, il adopte une attitude analogue à celle de Roussel : il a devant lui un texte transformé (dent sciée = Venise) ; et au lieu de tenter de retrouver le texte original, il va essayer de justifier la transformation. L’inconscient est ainsi fait que c’est peut-être un moyen de retrouver le texte original, transposé ; mais aussi de s’en protéger. Il se met donc à susciter des associations intermédiaires en choisissant comme termes médiateurs les deux dimensions de la castration. Dans le sens de la longueur, on va de coupure à Venise comme on va de « lacune » à « lagune » ; à dire vrai, le rapport ainsi établi mériterait d’être filé pour être consolidé. Venise est en réalité la ville sans rue ; surtout de « lacune » à « lagune », le passage ne se ferait-il pas par le mot et l’idée de langue ? À mon tour je me mets à rêver... Dans le sens de la largeur, l’étroite rue de Venise referme mieux le texte sur lui-même, parce qu’elle renvoie à un élément qui figurait déjà dans le récit de rêve (le mot « rue », qu’on soupçonne, avec toute la parenthèse, d’avoir été rajouté après coup). L’interprétation s’arrête là. Le lecteur pense à d’autres rapports : il rêve au tissage lacunaire de la dentelle de Venise. Plutôt que de continuer à interpréter, ou à rationaliser, le lecteur se penche sur le langage et devient sensible à la lettre du texte. Il découvre vite d’autres jeux de mots sur lesquels s’édifie le texte tout entier.

            Dans la langue, les mots « scie » et « dent » sont en général associés dans l’expression « dents de scie » : la « dent sciée » est une transformation passive de l’expression, qui exprime la logique du fantasme de castration : un objet capable de produire une action se trouve subir lui-même cette action (le couteau coupé, la scie sciée). L’expression « dents de scie », que je restitue, nous rappelle que la dent est un instrument coupant, agressif. Dans le récit de rêve, l’identité de la dent est précisée : il ne s’agit pas d’une canine (la canine, c’est la dent du haineux Caïn, avec sa dureté agressive de silex, comme il est précisé dans Biffures, p. 55 ; « silex », – lis : sexe). Cette dent est une incisive ; son nom l’indique, elle sert à inciser, à couper, c’est une dent-scie (incisive : une scie-vive). Alors s’éclaire d’un seul coup le mystère de Venise : tout se passe comme si on avait scié (d’ailleurs de manière irrégulière, en dents de scie) non pas la dent ainsi désignée, mais le mot « incisive ». J’enlève « scie », et il me reste de quoi faire « Venise » :

      I N C I S I V E
           c    s  i     e    S C I E
       n     i  s    v  e    V E N I S E

        L’inconscient est expert en anagrammes et maître au jeu de l’alphabet. Naturellement cette répartition n’explique pas tout, et l’on pourrait imaginer d’autres manières de couper le mot, et de traiter le résidu. Le jeu de mots est frappant parce que Venise est un nom propre aux très riches connotations, qu’il sera facile de travailler pour justifier sa pertinence. Le demi-rêveur ne voit pas l’anagramme, il continue le rêve en croyant le déchiffrer, et se met au travail pour rationaliser Venise. Il explore sur le plan sémantique le rapport que le mot peut avoir avec l’idée de coupure, sans voir que le mot a été produit par une coupure. Il tresse les fils pour solidifier le lien, c’est-à-dire pour obtenir que les termes soient liés à la fois sur le plan du signifiant et sur celui du signifié, constituant ainsi un texte fermé. Là où il y a division (incision), tout son travail est de produire rapprochement : en effet le « rapprochement » dont il se demande comment il s’est « opéré », c’est lui qui est en train de l’opérer. Nul doute qu’il ne rencontre sur son chemin mots ou images qui contiennent des indices de vérité, mais la coupure ou la lacune se trouveront reprises en main dans un texte lié et plein.

           Dans ce texte de Nuits sans nuit, l’interprétation s’arrête très vite. Mais on imagine comment elle pourrait se continuer : il suffirait de prendre le point d’arrivée comme point de départ d’une ou de plusieurs chaînes d’associations, en traitant à son tour le second paragraphe comme un texte de rêve... Ainsi se construirait peu à peu une séquence, que l’on intitulerait Venise, comme telle séquence de Biffures s’intitule Perséphone. « Demi-sommeil », porte-à-faux, où le travail d’analyse rejoindrait le travail de rêve. Ce n’est pas là une métaphore : le rêve nous apparaît d’abord comme un travail de langage, et l’écriture de Leiris se conforme aux règles de ce travail. Le propre des textes ainsi produits est de ne pouvoir se résumer : les lecteurs de Biffures en feront facilement l’épreuve. On peut lire l’œuvre de Proust comme un récit dont on suit le fil ; ce n’est guère possible pour La Règle du jeu. Quand on relit un passage au hasard, il est même difficile de se souvenir de ce qui précède ou de ce qui suit ; à partir d’un élément, la mémoire n’arrive pas à reconstituer, même sommairement, la trame des associations et le trajet du discours. Faire l’analyse d’une séquence entière de Biffures demanderait des schémas à plusieurs dimensions : c’est un travail qui dépasse les possibilités d’un lecteur moyen. C’est dire qu’il s’agit d’un texte poétique, et que tout tient à la lettre et aux réseaux du signifiant.

        J’avais donné en premier lieu une interprétation réductrice de ce rêve : c’est qu’elle ne tenait pas compte de la lettre. J’y reviens : Venise, en italiques, est un nom propre, nom de ville. L’incisive une fois sciée ne s’appelle pas de ce nom, elle ne devient pas non plus Venise : elle devient le mot Venise. Quitte à donner par jeu une interprétation symbolique de ce rêve, autant y voir une représentation de la naissance du langage et de l’identité dans le nom propre. Le nom propre apparaît dans l’espace ouvert par la coupure. Il naît, comme l’ensemble du langage, en évoquant « l’idée d’une lacune », d’où il sort et qu’il tente de combler. Idée de dent sciée, c’est l’identité.

porte-à-faux

        Bricolage, travail de rêve, tresse, poésie, délai : je remonte la chaîne de mes analyses, jusqu’à cette idée d’une écriture défiant la critique ; disons qu’elle l’anticipe et la paralyse, plutôt. L’écriture de Leiris ne semble pas avoir la vertu révolutionnaire qu’a prise aujourd’hui celle de Bataille pour les chapelles d’avant-garde. Bataille accouplé à Artaud, comme Rimbaud le fut à Lautréamont. On peut tenir tout un colloque sur Bataille, sans que personne fasse la moindre référence à Leiris. Paradoxalement, l’œuvre de Leiris est à la fois coupée du grand public et boudée de « l’avant-garde » ; elle reste confidentielle. La seule vertu que j’attribuerai à mon essai serait d’inciter à lire Leiris, – non pas d’être moi-même un lecteur-modèle, mais de lui attirer de nouveaux lecteurs. Et pour moi l’essentielle vertu de cette écriture, c’est de m’avoir donné désir d’écrire. Je lis, comme chacun, pour essayer des écritures, comme on essaie des habits, pour voir si on y serait à l’aise, et même pour découvrir de nouvelles possibilités de mouvements. J’ai fait ici l’inventaire des mouvements que j’ai appris à faire ensemble, à équilibrer dans une conduite complexe : délai perpétuel, d’où naît l’énergie ; jeu poétique qui cherche à combiner le changement avec la pure répétition ; exploitation systématique de l’ambiguïté fonctionnelle du processus d’association (analyse ou synthèse) ; atelier de bricolage ouvert au public. Et peut-être ce bref bilan apporte-t-il une réponse à l’étonnement que je feignais plus haut : l’œuvre de Bataille est accouplée avec celle d’Artaud au nom d’une mythologie de la rupture. Cette violence, on ne la trouve guère dans l’œuvre de Leiris, qui se situe plutôt dans le registre du malaise, – ce qu’il appelle le « porte-à-faux ». Loin de moi l’idée que son œuvre serait essentiellement une œuvre de compromis, avec tout ce que cela implique de tiédeur, de lâcheté, et le côté hétéroclite du pavillon de banlieue. Le mot d’équilibre qui m’est venu plusieurs fois est aussi inadéquat à cause de son côté massif, socle de statue pour auteur classique. À dire vrai, j’avais employé le mot d’équi libre surtout pour désigner une chute ou un vertige contrôlés, l’utilisation dynamique de l’instabilité. « Porte-à-faux » est sans doute le meilleur terme, en ce qu’il désigne le travail d’une pièce menacée de rupture. Pourtant, lisant Leiris, j’étais étonné d’entendre ensemble, mélangées dans la même voix, deux paroles opposées. D’un côté, la jouissance langagière : j’ai peut-être trop insisté sur cette jouissance, au point de donner une image presque euphorique de l’écriture de Leiris. Michel Leiris : riche de ses chimères, il lisse et lèche ses récits de rêve. Fourches du langage et pulpe des mots, comme chez Saint-John Perse. Parole poétique dont Leiris dit qu’elle est la seule à être véritablement fruitée. En face de cela, un discours vide, une parole angoissée dont la seule fonction semble être celle de durer en disant sa propre impossibilité. J’ai pensé à Blanchot, à Beckett, ou à Roger Laporte. Peut-être ce qui me fascine en Leiris est-ce un peu ce qui le fascinait devant ces objets à double usage, comme l’ambigu et mythique « tambour-trompette » sous le patronage duquel se développe la dernière séquence de Biffures. Leiris, instrument unique produisant à lui seul les deux sons : une parole fruitée, une voix blanche.

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© Philippe Lejeune