Fondamentalement, le récit du rêve appartient au registre du journal intime plutôt qu’à celui de l’autobiographie. Il suppose une écriture instantanée, quasi contemporaine : le rêve s’écrit immédiatement au réveil, dans la journée qui suit. Après, il s’évapore : seuls, quelques rêves traumatisants ou répétitifs restent dans la mémoire, à la disposition de l’adulte. Encore faut-il que le rêveur ait le soin de les écrire, et le souci de conserver, de collectionner ces brefs récits écrits, pourrait-on dire, à la nuit la nuit. Il manque en effet un mot pour désigner cet envers nocturne du journal intime. Leiris a essayé de remédier à ce manque en intitulant Nuits sans nuit le recueil de ses rêves. On pourrait intituler le journal nocturne – « nocturnal », noctambules saturnales... Mais le mot ne peut désigner qu’une entreprise régulière et systématique faite pour enregistrer les rêves. Dans de nombreux journaux intimes ou correspondances, comme ceux de Baudelaire ou de Kafka, on trouverait çà et là des récits de rêve. Mais la collection systématique des rêves n’a guère été pratiquée, sur le plan de l’exploitation littéraire, avant le surréalisme, avant cette « vague de rêve » qui commence vers 1923 (1). C’est sans doute en 1923 que Leiris commence à collectionner ses rêves (le second récit de rêve de Nuits sans nuit est daté de 1923) ; dans L’Âge d’homme il résume cette activité en parlant de l’année 1925 :
rêvant toutes les nuits, notant mes rêves, tenant certains d’entre eux pour des révélations dont il me fallait découvrir la portée métaphysique, les mettant bout à bout afin de mieux en déchiffrer le sens et en tirant ainsi des sortes de petits romans, je m’éveillais presque chaque nuit en hurlant (p. 193).
La base de cette habitude, c’est donc la notation immédiate, et la datation, selon les habitudes du journal intime activité que Leiris a semble-t-il pratiquée constamment depuis 1923. Le journal intime de L’Afrique fantôme contient ainsi, égrenés au fil des jours, environ vingt-cinq récits de rêve. Le recueil de Nuits sans nuit présente les rêves datés (dans la mesure du possible) et en tout cas dans leur ordre chronologique. Ainsi se constitue une sorte de musée ou de bibliothèque du rêve, qui peut, le jour venu, être utilisé dans une autobiographie, et a pour effet de modifier la pratique et la problématique de ce genre littéraire.
Il est fréquent de voir des autobiographes se plaindre, assez hypocritement, des limites du genre autobiographique. Pour exprimer vraiment le « moi profond » dans sa complexité, dans ses virtualités secrètes, le roman serait un meilleur instrument. L’autobiographie serait stérilisée par le souci d’exactitude, et la nécessité de se borner à la vie apparente. C’est ce que disent, par exemple, Gide et Mauriac. Dans ce cas, pourquoi ne pas inventer une autre méthode autobiographique ? Le récit de rêve réconcilie de manière très élégante la sincérité la plus scrupuleuse, et la descente la plus profonde qu’on puisse imaginer dans l’imaginaire. Toute cette partie souterraine inaccessible au récit autobiographique traditionnel, le récit de rêve permet de l’intégrer à l’autobiographie sans rompre le pacte de sincérité et d’exactitude, d’unir dans un même texte le fantasme et l’authenticité.
1) En effet, en tant qu’événement, le rêve donne matière à un récit en général très scrupuleux, détaillé et objectif. Dès que nous sommes éveillés, nous désirons sauver de l’oubli cette chose étrange et fragile, et la reproduire aussi fidèlement que possible. Le rapport entre le récit de rêve et le rêve est, pour celui qui l’écrit, un de ceux qui apparaissent le plus direct, le plus transparent, le plus proche de la « copie ». On ne se sent pas soi-même l’auteur du rêve, on en est seulement le témoin. On se croit témoin en écrivant : c’est un des cas où l’écriture se donne pour le plus transparente : la sécheresse du récit, l’absence d’interprétation ou de commentaire, les hésitations, tout dans l’écriture du récit du rêve témoigne à la fois de la non-intervention et de l’objectivité du narrateur. Effet de la « chose vue », de netteté dans le fantastique, de procès-verbal, qui agit toujours sur le lecteur. La distance ainsi représentée entre le narrateur et le rêveur est presque le modèle de cette « objectivité » dont mythiquement l’autobiographie se réclame, une sorte de cas pur, dans lequel la conscience est si différente d’elle-même qu’elle peut s’observer elle-même comme un spectacle. Naturellement, je parle ici de ce qui est ressenti par celui qui écrit son rêve, et de l’effet que ce type de récit produit sur le lecteur. Bien évidemment Freud soulignerait exactement le contraire : le « récit » contribue lui-même à constituer le rêve, il n’en est pas la « copie ». Je retrouverais alors tout le problème de l’autobiographie : la prétention de fidélité affichée par l’auteur du récit, puis le constat d’affabulation établi par le critique, constat qui loin de détruire la « fidélité » du récit, la situe à un autre niveau : la vérité dans la manière d’affabuler.
2) Le contenu du rêve est entièrement « fantastique et irréel », mais par rapport à l’imaginaire mis en scène par les romans autobiographiques, dont on vante si fort la pénétration psychologique, il a l’avantage d’être affiché comme irréel, et de donner ainsi une image vivante des niveaux de conscience, de la profondeur de la personnalité ; et d’être aussitôt perçu comme signe, renvoyant, de manière compliquée, certes, à un signifié qu’il s’agit de déchiffrer. En effet la signification du rêve est fatalement d’ordre autobiographique (le rêve est la réalisation d’un désir – d’autre part l’analyse des rêves doit presque toujours finir par faire remonter l’auto-analyste à sa petite enfance). Le rêve peut alors donner accès à l’histoire du sujet, atteignant des zones jusqu’alors fermées à l’autobiographie, puisqu’elles échappaient à la mémoire consciente.
Le récit de rêve utilisé dans l’autobiographie a donc une fonction exactement inverse de l’invention et de l’affabulation mise en œuvre dans le roman autobiographique (et dans l’autobiographie elle-même dans la mesure, inévitable, où elle tient du roman). L’affabulation a toujours pour tâche de naturaliser les fantasmes, de les faire passer dans le domaine du vraisemblable, de la « nature », du vécu, de les donner pour réels, et donc de les soustraire à l’analyse. Le récit de rêve isole le fantasme, le présente comme purement fantasmatique, et l’offre au contraire à la réflexion analytique.
Le schéma que je viens d’esquisser n’a naturellement de sens que si le récit de rêve est utilisé par l’autobiographe dans une perspective délibérée d’auto-analyse, – dans la mesure où une telle chose est possible. Le récit de rêve pourrait être alors le point de départ de tout un travail d’interprétation qui en ferait éclater la structure et le contenu apparents, en suivant la méthode freudienne d’associations à partir des éléments du rêve, méthode que, par exemple, Breton a suivie dans les Vases communicants. Mais le récit de rêve peut aussi bien être utilisé comme point d’arrivée, presque comme fin en soi, comme objet esthétique et mythologique qui n’a pas plus besoin de commentaire qu’un poème, l’effet de réel produit par la technique du récit de rêve étant alors récupéré au profit d’une évocation mythologique non-interprétative. C’était le cas des récits de rêve au moment des débuts du surréalisme : les rêves étaient livrés tels quels au lecteur, qui était invité à les lire comme des poèmes. C’est d’ailleurs dans cette perspective que Leiris a publié Nuits sans nuit. Maurice Blanchot, dans la belle présentation qu’il en a faite, a explicité le « pacte de lecture » de ce recueil. Leiris, dit-il, aurait été fort capable d’analyser ses rêves :
C’est ce que précisément il s’interdit, et s’il les publie, ce n’est pas davantage pour nous laisser le plaisir de les déchiffrer, mais pour que nous fassions preuve de la même discrétion, les accueillant tels qu’ils sont, dans la lumière qui leur est propre et apprenant à ressaisir en eux les traces d’une affirmation littéraire, mais non pas psychanalytique ou autobiographique. Ce furent des rêves ; ce sont des signes de poésie. (2)
Me voici donc fort indiscret, moins sacrilège que béotien, si je résiste au charme et porte le fer de l’analyse sur ces poèmes. Béotien, du moins, si j’avais l’attitude extrême et cassante de Freud qui, en 1937, sollicité par Breton de contribuer à un recueil de rêves, répondit :
Un recueil de rêves, sans les associations qui s’y sont ajoutées, sans la connaissance des circonstances où le rêve a eu lieu, – un tel recueil pour moi ne veut rien dire, et je ne peux guère imaginer ce qu’il peut vouloir dire pour d’autres. (3)
Je n’adopterai aucune de ces deux attitudes, dans la mesure où chacune d’elle se veut exclusive de l’autre. Pourquoi la lecture d’un rêve ne serait-elle pas plurielle? Ce que Freud refuse ici, c’est un plaisir esthétique dont je n’ai aucune raison de me priver. Mais ce que sous-estime Blanchot, c’est la force de ce plaisir, qui ne s’évanouit pas du tout pour avoir été analysé ; au demeurant, Leiris lui-même autorise une lecture « psychanalytique ou autobiographique » de ses rêves, même s’il ne la conseille pas : ceci par la place qu’il donne au récit de rêve dans son œuvre.
Il a utilisé ses rêves de trois manières différentes.
D’abord, simplement il les note au jour le jour : notation qui peut aller de soi, ou au contraire nécessiter une longue recherche (Biffures, p. 22) ; de toute façon, la notation par écrit a moins chez Leiris fonction de constat que de stylisation. Non seulement Leiris n’a jamais pratiqué l’analyse de ses rêves comme l’a fait Breton (ce qui aurait supposé qu’il associe à partir du rêve), mais il adopte systématiquement l’attitude inverse : visiblement il cherche à ne rien ajouter et, fort probablement, il doit même élaguer tout ce qui ne lui semble pas pertinent par rapport à ce qui le séduit dans le rêve qu’il a choisi de noter. Ce travail de stylisation, cette manière de sculpter le rêve, on peut en voir la trace dans les variantes de rédaction que l’on constate d’une édition à l’autre de tel ou tel rêve. Les rêves sont publiés bruts, sans commentaire d’aucune sorte, d’abord dans des revues (en 1925-1926 dans La Révolution surréaliste ; en 1938 dans Trajectoire du rêve, recueil organisé par Breton), puis réunis en volume en 1946 dans Nuits sans nuit, dont une édition augmentée a été donnée en 1961. Ces récits sont susceptibles d’une double lecture, poétique ou autobiographique. Leiris lui-même s’est engagé dans ces deux directions quand il a voulu les utiliser.
Pendant sa période surréaliste, il a essayé de bâtir à partir du contenu manifeste de ces rêves des petits romans (« Le pays de mes rêves », en 1925 ; Point cardinal, en 1925 ; Aurora, en 1927-1928) qui développent leur signification profonde.
Ensuite il a intégré le récit de rêve dans son écriture autobiographique. Cela s’est fait tout naturellement dans L’Afrique fantôme, où une trentaine de rêves figurent insérés à leur place chronologique dans le journal intime, avec parfois une brève amorce de commentaire. Dans L’Âge d’homme et dans La Règle du jeu, un certain nombre de rêves sont placés en position stratégique dans le texte, soit bruts, soit pris d’une manière ou d’une autre dans une chaîne d’associations.
Dans ces différentes utilisations, deux attitudes opposées se manifestent, qui finissent paradoxalement par se rejoindre : le désir de fixation, et le désir d’interprétation.
Désir de fixation : chez Leiris, le rêve est assez rarement commenté explicitement, et il n’est presque jamais analysé selon les règles psychanalytiques, c’est-à-dire en ayant recours systématiquement à l’association libre sur les éléments du rêve. Le rêve se suffit à lui-même, il est presque présenté comme but, ou parfois même comme conclusion (cf. la manière dont les rêves servent à boucler le récit de L’Âge d’homme, ou le chapitre « Perséphone » dans Biffures). Leiris essaie de communiquer au lecteur le sentiment d’évidence que donnent souvent les rêves. Loin d’être là comme un matériau devant servir à une analyse ultérieure, le rêve est présenté à chaque fois comme une précieuse concrétion de la nuit, une perle à placer sous globe, dans un écrin, avec un respect superstitieux, le désir de conserver le rêve intact. On a l’espoir de pouvoir ainsi se constituer une mythologie personnelle placée paradoxalement sous le signe de l’authenticité, puisqu’on ne fait que noter scrupuleusement des rêves qui vous sont réellement venus. Il y a donc une certaine duplicité dans ces emplois du rêve, dans ce blocage de l’interprétation : on se sert de la garantie d’authenticité que donne le constat de rêve, mais on refuse le processus d’analyse, qui seul amènerait à l’authenticité véritable (histoire du sujet), mais en faisant éclater le rêve. L’autobiographie de Leiris serait donc un cas typique de la fixation qui a besoin de croire qu’elle est une analyse, qui veut gagner à la fois sur tous les tableaux, à la fois faire preuve d’une admirable lucidité, d’une sévérité scrupuleuse, etc., – et conserver strictement intacts, et même consolider et organiser, ses obsessions, ses problèmes, ses fantasmes. Ce désir de protection et de conservation se manifeste dans le choix qui est fait des rêves. L’accent est mis sur la structure apparente du rêve, et sur son contenu patent, sur tout ce qui fait tenir le rêve ensemble, tel quel. La valeur esthétique du rêve et de son récit ont pour fonction d’empêcher qu’on ait envie d’analyser, de fragmenter, d’aller voir derrière. Un rêve réussi esthétiquement, c’est un rêve qui accomplit parfaitement sa fonction de rêve, de formation de compromis, en empêchant le retour au désir qu’il exprime, tout en permettant au désir, par ces voies détournées et cryptées, de se manifester.
Désir d’interprétation. Mais le désir de comprendre apparaît souvent aussi dans cette mise en œuvre du rêve. Il est évident que Leiris perçoit ses rêves comme des énigmes qui cachent un secret, et qu’il a en face d’eux la même attitude que l’enfant devant le problème de Noël et de la naissance. Le rêve est le point de départ d’une recherche – d’autant plus que la plupart de ces rêves sont des cauchemars et suscitent chez le rêveur la recherche d’un abri, d’une protection. Mais dans la mesure où le rêve est anxiogène, le retour au contenu latent est égale-ment perçu comme un danger : il faut alors trouver une attitude interprétative qui permette de se mettre à distance du rêve et de reprendre prise sur lui, mais qui en même temps ne libère pas le désir caché. C’est cette attitude qu’on trouve dans le passage de L’Âge d’homme cité plus haut : si les rêves sont des révélations, leur portée est « métaphysique » (cf. ci-dessus, chapitre I, fin de la section "Autoportrait", pour la fonction de ce terme) ; Leiris désire en « déchiffrer le sens », mais, pour ce faire, loin de les analyser, il se met à les accumuler et à les combiner (« les mettre bout à bout... en tirant ainsi de petits romans »), à les tresser en une sorte de synthèse. Dans l’autobiographie, on constate une tentation analogue : effort pour construire une mythologie, à l’aide du contenu manifeste des rêves. Mais à l’abri de cet effort de construction, il semble tout de même qu’un important travail d’analyse ait été effectué. Il ne prend pas les formes classiques établies par Freud, mais s’en rapproche par certains côtés. Pour comprendre ce travail, le plus simple est de passer du côté du lecteur.
Comment lire en effet des récits de rêve faits par un autre ? Si Leiris a jugé bon de nous les communiquer ainsi sans commentaire apparent, c’est qu’il pensait que ces récits contenaient, en eux-mêmes, indépendamment de toutes les associations qui lui étaient personnelles, de quoi se faire comprendre de n’importe quel lecteur. L’intérêt que nous pouvons prendre aux rêves d’autrui montre qu’ils mettent en œuvre des fantasmes, des schèmes narratifs, des éléments symboliques capables d’éveiller des échos chez tout le monde : cela ne veut pas dire que ces « échos » correspondent au désir précis qui chez le sujet rêvant est à l’origine du rêve ; mais dans la mesure où il est communicable, le récit de rêve arrache le sujet à sa propre histoire et lui fait retrouver les formes d’une mythologie commune. Ce qui prouve aux yeux de Leiris la valeur « métaphysique » des révélations du rêve, c’est l’effet universel du récit qu’on en fait. Poésie égale métaphysique ; – alors que le rêve conçu comme rébus enfermerait le sujet dans son histoire.
Moi, lecteur d’autobiographie, je suis donc tout à fait dans mon rôle en commençant par me demander en quoi ce récit agit sur moi ; je tente donc un premier déchiffrement, en faisant confiance à l’universalité de la langue du rêve. Mais je ne saurais me contenter de ce fonds commun, auquel j’ai toutes chances de mêler sans m’en rendre compte les éléments de mon rébus personnel. Si je veux comprendre l’énigme, je dois me demander quel rapport le récit de rêve entretient avec les autres éléments du récit. Et j’aurai besoin de connaître ce qui, pour Leiris, s’associe à chacun des éléments du rêve : sinon le rêve resterait pour moi lettre morte, comme ces private jokes, plaisanteries pour initiés, incompréhensibles en l’absence du contexte latent auquel seul le sujet a accès.
Or le texte de Leiris est construit de manière à permettre une telle enquête. Il ne se présente pas, comme Les Vases communicants, sous la forme d’un procès-verbal d’auto-analyse. Mais le rôle que joue « l’association libre » est rempli malgré tout par un réseau d’associations qui se dissimule derrière la structure apparente du texte, structure thématique. Prenons l’exemple de ce chapitre « Antiquités » : un rêve est placé en exergue, occupant la même place et la même fonction que le passage de Faust sur Méduse dans le texte précédent : ce rêve est donc censé patronner le chapitre intitulé Antiquités. Pendant tout le chapitre, l’idée d’antiquité va servir de fil conducteur officiel et apparent pour progresser à travers une série d’épisodes. Il n’est pas besoin d’être fin limier pour saisir combien cette liaison par l’idée d’antiquité est forcée, arbitraire et insatisfaisante, – en porte-à-faux. Tout se passe comme si le chapitre comprenait une autre structure, elle, latente. Le chapitre lui-même aurait donc une structure analogue à ce récit de rêve, il aurait le même caractère ambigu et chiffré de formation de compromis. L’autobiographie se présenterait comme une sorte d’immense rêve éveillé, l’écriture prenant le relais du rêve à un autre niveau. Mais le déchiffrement, d’ailleurs esquissé par instants par Leiris lui-même, devient possible par la comparaison des deux récits, celui du rêve, et celui du chapitre.
Ceci n’exclut pas une grande « lucidité » de la part de Leiris. J’ai essayé de montrer plus haut (p. 70-71) que la lucidité n’était pas un moyen de connaissance, mais une fuite de la connaissance. « Être lucide », c’est à peu près comme rêver qu’on se réveille quand on fait un rêve désagrable, et se rendre compte, en rêve, que ce réveil est lui-même un rêve, etc. Entre la lucidité littéraire et écrite, et le vertige devant l’orgasme, il n’y a qu’une différence de registre. Aussi l’autobiographie de Leiris me fait-elle souvent l’effet de ces rêves où l’on interprète, en rêve, un rêve que l’on vient de faire. Malgré l’astuce du déchiffrement, il y a toujours quelque résidu, et le sentiment de l’énigme. Quelque chose reste, qui bloque la résolution : c’est à l’abri même de ce quelque chose que les conduites interprétatives se donnent « libre » cours, d’autant plus audacieuses qu’elles sont assurées de ne pas aboutir. C’est cette extraordinaire et contradictoire lucidité que déploiera Leiris dans La Règle du jeu, où l’association « libre » se développera à l’abri d’un savant tressage qui guide cette liberté, la contrôle avec vigilance, évitant sans cesse la chute vertigineuse dans la vérité. Démêlant, tissant, tressant la chaîne associative de « Mors », Leiris constatera « lucidement » :
J’opère une série de glissements : d’obscurité à sommeil, de banlieue à désert, d’oubli à Zuyderzee, d’insecte à somnambule, de solitude à mort. À des proximités réelles d’images ou de notions se mêle ici un certain entraînement de la plume, toujours si prompte au coq-à-l’âne dès qu’une censure sévère (une pesée de tous les mots) cesse de s’exercer (Fourbis, p. 28).
On ne saurait imaginer résumé plus clair, en quelques lignes, de toutes les contradictions de la conduite de Leiris ; la chaîne associative relativement libre est représentée dans cette phrase simultanément : a) comme une méthode de recherche intéressante, qui est presque la règle du jeu de cette nouvelle écriture autobiographique (mais remarquons que ces « glissements » ne sont valorisés par Leiris que dans la mesure où il les opère, c’est-à-dire les met en œuvre volontairement) ; b) comme un délire sans signification, dont la lucidité doit vous protéger (au glissement opéré par l’autobiographe, s’oppose un certain « entraînement de plume », c’est-à-dire un glissement non contrôlé, et qui procure un certain plaisir, mais aussi une certaine angoisse dans la mesure où le sens n’en est pas immédiatement récupérable). La lucidité se donne ici son véritable nom : censure ; le glissement qui échappe devient « coq-à-l’âne » ; – glissement, c’est la traduction française de « lapsus ». À sa place dans le texte de « Mors », cette appréciation contradictoire du « glissement » a d’ailleurs pour fonction d’autoriser Leiris à continuer sa recherche : il a besoin de croire à la fois que le glissement est révélateur, – poussé par le désir de comprendre, – et se rassurer en se persuadant que tout cela est jeu gratuit – retenu par la peur de comprendre. L’emploi du mot glissement, en même temps qu’il fait écho au terme de lapsus, justifie la métaphore du ski que j’avais proposée. Surtout : à la lumière de ce texte on comprendra mieux ce que je suggérais plus haut : l’autobiographie de Leiris est une sorte de réve éveillé, dans lequel le narrateur reprend, au niveau conscient et délibéré, des procédés de construction qui unissent de manière vertigineuse à la fois les mécanismes de formation du rêve et les procédés de déchiffrement du rêve, les équilibrant et les annulant l’un par l’autre, non pas dans un blocage immobile, mais dans une lente progression qui les fait jouer successivement, et permet malgré tout à Leiris d’avancer, comme un somnambule, au plus près du gouffre (comme on dit, en navigation à voile, serrer le vent au plus près). Leiris a mis en exergue de Nuits sans nuit, une citation de Nerval : « le rêve est une seconde vie ». Je penserais plutôt en lisant son autobiographie que « l’écriture de la vie est un second rêve ». Lui-même, au sein de ce rêve, s’en rend compte par instant (Fibrilles, p. 77). Mais cela n’empêche rien.
Les techniques employées par Leiris pour associer à partir d’un rêve se situent entre deux extrêmes : l’omission de tout commentaire, les possibilités d’associations se trouvant offerte simplement par la juxtaposition ; ou le commentaire très développé fourmillant d’associations compensées aussitôt par des rationalisations, et comportant aussi des interprétations psychanalytiques présentées de manière dissuasive et dérisoire (voir pour cette technique dans Fibrilles, p. 45-64). La conduite moyenne, la plus ordinaire, est sans doute celle dont « Antiquités » nous donne le modèle.
b) Le rêveur, comme il arrive souvent, se trouve dépourvu de toute initiative et toute activité : « il se trouve en présence de femmes… », – plus tard il « se laisse entraîner ». Puis il disparaît du texte, pour n’être plus que pur regard sur ce qui arrive, ne se manifestant que par l’énoncé d’une surprise (« Mais... ») et d’une rationalisation (« Ce dernier détail prouve que... »). Comme tous les récits de rêve, celui-ci est écrit entièrement au présent.
c) Je remarque successivement : une substitution (prédire l’avenir au lieu de faire l’amour) ; je sais par le contexte qu’à l’époque ce ne sont pas les putains qui s’abstiennent de faire l’amour, mais Leiris (cf. p. 190) ; même sans contexte, je me serais douté de cette inversion... L’idée vient que cette prédiction substituée à l’amour est celle de l’avenir lié à l’amour, dont la crainte, justement, retient de faire l’amour ; un dédoublement ces femmes de bordel (ou du moins habillées comme si) ne tiennent pas leur pouvoir d’elles-mêmes : pour prédire l’avenir, elles doivent évoquer leur double astral ; elles ne sont donc que des substituts, des relais, d’une influence magique, qui vient d’un au-delà. Je comprends alors que la peur de ces femmes est liée à une autre peur, refoulée. L’évocation du double astral n’est peut-être pas autre chose que la remontée vers l’image de cet avenir craint dans l’amour, les voyantes astrales n’étant pas celles qui peuvent dire l’avenir, mais étant elles-mêmes l’image de cet avenir redouté. L’expression « prédire l’avenir », liée à l’évocation nécessaire du « double », serait la condensation de deux idées différentes : a) si les putains prédisent l’avenir, c’est en réalité qu’elles redisent le passé ; au doublement magique correspond dans la conduite le redoublement, la répétition indéfinie de quelque chose d’oublié ; b) ce quelque chose d’oublié est sans doute la crainte d’un avenir nécessairement lié à la réalisation du désir. Ce quelque chose est un spectacle qui surgit (apparition), et donne lieu à la fois à un certain sentiment de plaisir, et à une surprise angoissante. Ces « voyantes », en réalité, leur rôle est uniquement d’être vues : c’est le rêveur qui est voyant. Et surpris dans son attente : il attendait un visage normal, pourvu des organes habituels. Tout le monde a un nez et une bouche, n’est-ce pas ? À la place, il constate une absence, un manque ; pire : une espèce de résidu dérisoire, où la saillie du nez est remplacée par deux minuscules fentes, et où la bouche est réduite à la trace de sang. Réduction et trace qui suggèrent quelque arrachement. « Vampire » apportera une rationalisation à cette métamorphose, l’intégrera dans une mythologie connue. Mais il suffit de lire, à la place de l’anatomie du visage, celle du sexe, pour que tous ces « détails » étranges deviennent faciles à comprendre, renvoyant non plus au fantastique des doubles astraux, des voyants et des vampires, mais à ce fantastique si communément vécu dans la petite enfance, qui est la découverte de la castration, c’est-à-dire que la femme n’a plus, a donc perdu, le pénis, – que donc on peut le perdre ; et que cette perte est liée à l’activité érotique elle-même, qu’elle le suppose même, S’il est vrai que pour participer à la scène érotique avec le père, il faut être, ou devenir, comme la mère, c’est-à-dire châtrée. La découverte de la castration, liée sans doute à des phases ultérieures de l’enfance, réactive et redonne sens aux détails de la scène originaire. Que cette reconnaissance de la castration remonte jusqu’à une telle scène, je m’en apercevrai au cours du chapitre en voyant le rapport qu’il y a entre ces femmes « très belles de corps, vêtues de chemises de lin blanc sur lesquelles flottent leurs cheveux blonds défaits », – et la scène du « Génie du foyer » où la mère est observée au moment de sa toilette de nuit (p. 65), puis en longue chemise de nuit blanche et natte dans le dos, au moment où elle « apparaissait » quand l’enfant était malade du faux croup. Ces concordances suggèrent qu’il s’agit de la mère, et le Génie du foyer a rapport à la scène originaire, selon l’analyse faite ci-dessus au chapitre I. Quant à la transposition sexe/tête, elle est parallèle à celle qui fait dans tout le livre représenter la castration par la décapitation.
Enfin, la rationalisation par l’image littéraire du vampire est capitale, parce qu’elle montre le passage de la femme (mère) châtrée à femme châtrante, ce qu’on pourrait appeler la contagion, la transmission de la castration.
L’édition de 1961 de Nuits sans nuit portait sur sa bande ce vers de Victor Hugo : « Les méduses du rêve aux robes dénouées ». Pourquoi cet inaccoutumé patronage hugolien ? Sinon parce que ce vers splendide parle lui aussi à sa manière de la castration : Méduse, qui laisse médusé celui qui la voit, figure de la castration (cf. ci-dessus chapitre II) ; la robe dénouée, dévoilant le spectacle de la castration, thème qui court tout au long du présent chapitre : robes, chemises de nuit, nudité.
Tels sont les premiers enseignements que, à la lecture du seul texte du rêve, nous pouvons proposer. Les allusions que nous avons faites aux pages 190 et 65 de L’Âge d’homme servaient de confirmation. Deux problèmes se posent alors : 1) à quelle place intégrer dans l’histoire du rêveur la reconnaissance de la castration ? – c’est ce que la suite de notre analyse devra dégager ; reste que ce rêve éclaire rétrospectivement le sens de l’angoisse qui régnait dans « Tragiques » ; 2) quel usage Leiris fait-il de ce rêve : au lieu d’esquisser une interprétation du genre de la nôtre (avec ce qu’elle a de réducteur), il commence son chapitre par une sorte de théorie de l’allégorie. La plupart des chapitres de L’Âge d’homme sont ainsi construits : la citation en exergue est suivie d’un essai global sur le thème du chapitre, avant que la série d’épisodes juxtaposés vienne illustrer, en principe, ce thème.
Le rêve où Leiris « se laisse entraîner » par des diseuses de bonne aventure qui évoquent leurs doubles astraux, est suivi aussitôt d’une sorte de théorie de l’allégorie, par laquelle Leiris a « toujours été séduit ». Le théâtre était ambigu, les diseuses doubles, l’allégorie trouble. Le goût pour l’allégorie est présenté comme une constante, dont on discerne l’origine : ici encore la sœur aînée, qui l’avait déjà « initié » au vieillissement (p. 28) et au théâtre (p. 45), sœur aînée de treize ans plus âgée qui joue elle-même un rôle très ambigu, puisqu’elle fait en réalité fonction de personnage maternel, et qu’elle est l’objet d’une énigme, dont l’existence même ne se découvrira que plus tard : cette sœur n’est pas une sœur, mais une cousine germaine (Biffures, p. 59 et p. 273). La découverte de ce secret par un des frères sera plus tard rapprochée par le narrateur de la découverte de l’énigme de Noël et de celle de la naissance (Fourbis, p. 102).
Ici, l’origine du goût pour l’allégorie mène directement jusqu’au moment où l’on écrit, à la technique même que Leiris emploie pour écrire : ces deux pages ne composent-elles pas, à partir des différentes figures évoquées, une sorte de figure allégorique de l’allégorie ? C’est un parfait exemple de « lucidité mythologique », d’équilibre vertigineux entre l’analyse la plus aiguë d’une conduite, et sa répétition la plus naïve.
Pour ne pas tomber dans ce piège, je commencerai par une naïveté, moi aussi. Leiris commence par dire qu’il a toujours été « séduit » ; dans les deux exemples qui sont d’abord donnés de cette séduction la personne qui représente l’idée est une femme, nue ou habillée (thème qui court dans tout le chapitre, depuis le rêve initial, jusqu’au Génie du foyer). Quand je raisonne ainsi, je romps le cercle enchanté de l’allégorie, je dis que l’Empereur est nu.
En effet qu’est-ce qu’une allégorie? C’est un système de signification dans lequel le signifiant est l’image d’un être vivant (en général humain, mais aussi animal), qui représente de manière symbolique un signifié qui est une idée (en général un type de conduite). Le lien du signifiant au signifié n’est pas « arbitraire », comme dans le cas du langage articulé, mais justifié par une ressemblance plus ou moins schématisée. On voit que l’image qui sert de support s’articule doublement : en tant que simple image, elle est une représentation d’une réalité (elle renvoie simplement à la réalité dont elle se donne comme l’image : une femme nue sort d’un puits) ; en tant qu’allégorie elle est la signification d’un concept (se dévoiler, apparaître sans masque).
Ce système de signification est présenté par Leiris de manière étrange. Il essaie de suggérer qu’il n’est séduit ni par la chose représentée, ni par l’idée symbolisée, mais par la forme de leur relation :
Quoi qu’il en soit, quand je disais “allégorie”, c’était assez pour tout transfigurer quelle que fût la nature du contenu exprimé (gai ou triste, rassurant ou effrayant), quel que fût l’aspect même de l’image empruntée, le simple fait qu’il y eût allégorie était là pour tout arranger (p. 54).
La fonction de l’allégorie est donc de « transfigurer », de tout arranger. C’est-à-dire l’émotion (« gai ou triste, rassurant ou effrayant ») procurée par une image (« l’aspect même de l’image empruntée »). Comment exerce-t-elle ce rôle d’écran qui rend la réalité supportable ? En transformant chaque chose en le double d’elle-même.
Tout se passe en effet comme si le langage de l’allégorie était ici subtilement subverti ; en principe le signifiant est l’image de la femme, et le signifié la Vérité, pour prendre le premier exemple donné par Leiris ; comme dans toute signification, le signifiant s’efface relativement en désignant le signifié ; ce rapport de signification permet à l’image utilisée d’être là, malgré tout, mais en fonction subordonnée ; le rapport linguistique de signification est en même temps sur le plan affectif une technique de protection ; l’idée de Vérité cache la femme nue sortant du puits, autant que celle-ci exprime l’idée de Vérité ; au niveau le plus profond, le signifié linguistique sert à son tour de signifiant sur le plan affectif, désignant l’image elle-même qui est sur ce plan-là le signifié, – elle-même, ou, plus lointainement la « réalité » qu’elle-même en tant qu’image est censée représenter. Il y a donc un double trajet, de retour au signifiant à travers le signifié. L’image de la femme nue sortant du puits, toujours présente dans sa réalité d’image, y gagne de devenir indirectement son propre signifié, c’est-à-dire d’être irréalisée, d’échapper à sa matérialité, d’être devenue un pur mythe. La ruse profonde de l’allégorie, c’est que la femme y est utilisée pour représenter une Idée, qui en fait, nous le verrons, ne renvoie en fin de compte qu’à la femme elle-même. Une image qui suscite des émotions trop intenses ne peut être appréhendée en elle-même que dans la mesure où l’on se fait croire qu’elle représente autre chose : telle est la fonction de l’allégorie, du moins telle qu’on peut la dégager du discours de Leiris. Elle organise un aller-retour caché de la signification, qui permet d’irréaliser une image pourtant sensible, et de se persuader que ce n’est pas vrai : nous retrouvons dans l’allégorie l’ambiguïté du fantasme théâtral. Il suffit de dire « allégorie » pour que les choses reprennent leur distance, deviennent idée ou spectacle à contempler ou à déchiffrer, comme il suffit d’imaginer la ligne qui sépare la scène de la salle pour redonner au réel le statut d’un faire-semblant, d’un signe renvoyant à autre chose. Naturellement, ce n’est pas le seul profit de cette conduite : Leiris ne le dit pas ici, mais il est évident que ce détour par l’Idée (et le langage articulé, – car après tout la Vérité n’est d’abord qu’un mot) permet aussi d’établir une communication avec autrui, et d’éviter ainsi le face à face.
Réfléchissons à l’allégorie de la Vérité « sortant nue de son puits un miroir à la main ». Le signifié dernier, loin d’être « La Vérité », se trouve inscrit dans la formule du signifiant, suffisamment brouillé pour que l’on ne l’identifie pas consciemment. Un simple renversement pourtant suffit à lire la formule. Exactement comme les « voyantes astrales » du rêve ne sont pas des personnes qui connaissent l’avenir, mais sont l’avenir lui-même, de la même manière, la Vérité qui sort du puits est elle-même la chose « vraie » que la connaissance doit dévoiler, c’est-à-dire l’énigme de l’origine, la rupture de la naissance. Ce n’est pas la Vérité, femme nue qui sort du puits ; la vérité, c’est que nous sommes sortis nus du « puits » d’une femme. L’idée de Vérité sert ici de masque à la vérité de l’origine, dont elle habille du beau vêtement de l’allégorie la choquante nudité. Comme le dit très bien Leiris, de manière allégorique bien sûr, l’allégorie est un compromis entre la Vérité et le Mensonge. Comment ne pas voir, d’ailleurs, que tout ce que nous venons de dire de l’Allégorie s’appliquerait, avec quelques changements, au langage lui-même ? Et à la manière contradictoire qu’il a de n’exister qu’à la faveur d’une rupture première qu’il s’imagine vouloir compenser...
À la lumière de ces réflexions sur l’allégorie, vertigineuses parce que Leiris a eu l’habileté de choisir comme exemple l’allégorie des deux concepts qui servent à poser le problème de la Connaissance, je puis revenir à la lettre même des images employées, et essayer de comprendre de quoi il s’agit.
Deux figures de femmes, l’une nue, l’autre habillée. De la première, il n’est rien dit sur le plan affectif (p. 55, la Vérité sera simplement qualifiée de « claire »), dans aucun sens. Pour la seconde, au contraire, surabondance de qualificatifs, charmante, somptueuse, aguichante. Implicitement, par contraste, on devine que la première est plutôt glaçante et terrifiante dans sa nudité. Mais la seconde est fascinante dans ses « apparitions ». À propos « d’une femme dont je ne sais plus si c’était quelqu’un de réel ou l’héroïne d’un conte », il s’écrie : « Elle est belle comme le Mensonge ». L’exclamation symétrique, qui n’est pas ici prononcée, mais qui correspond à ce qui va être raconté dans ce chapitre à propos de la mère, serait : « Elle est nue comme la Vérité », – et la Vérité, comme l’Avenir des voyantes, c’est la castration et la béance de la naissance ou de la mort.
Non seulement la Vérité et le Mensonge reprennent le thème du vêtement, mais elles présentent aussi la structure de l’allégorie en diptyque, qui sera celle, justement, de Judith et Lucrèce, – deux figures opposées également (tuée / tuante), toutes deux aussi femmes nues. Nous verrons que, malgré les apparences, Judith et Lucrèce sont moins opposées que complémentaires ; de même la Vérité et le Mensonge.
Pourquoi Leiris éprouve-t-il ensuite le besoin d’opposer ces deux allégories à d’autres plus abstraites et sévères, ou même sinistres? Ces nouvelles allégories d’ailleurs ne sont plus de simples images, mais de véritables histoires, des apologues moraux. La fable du paon Illusion et de la tortue Expérience, ne pourrait-elle pas, sur un autre plan, s’appeler la fable du Sexe et du Texte, dans l’équilibre compensatoire qu’elle suggère entre la castration et l’écriture, – écriture que d’ailleurs Leiris utilise justement comme une carapace, en minéralisant son être? Et l’histoire de Misère, qui fait écho à celle de la Vérité à l’envers (vieille femme ratatinée qu’on met dans un os creux, et qui en ressort), ne serait-elle pas celle du retour du refoulé ? Simples variations allégoriques que je me permets avant d’en arriver aux deux allégories de Lucrèce et Judith.
Si choc il y a, que de précautions pour l’évoquer ! Il n’émerge dans le récit qu’ouaté de précaution, amorti et étouffé de digressions en cascade, transformé pour le lecteur en un mystère, alors qu’il s’était présenté pour le héros comme une évidence. L’un n’empêche pas l’autre, bien sûr : et c’est le propre de ces chocs d’allier l’évidence qui ressort de l’intensité, et 1e mystère qui entoure la source de l’émotion.
Judith et Lucrèce, annoncées déjà p. 41, refont une seconde entrée en scène, cette fois plus étoffée, p. 55-56. Mais l’étoffe les cache ; au terme de ces deux pages on ne sait encore pratiquement rien de ces deux tableaux. Avant de les nommer p. 55, Leiris s’est réfugié dans l’allégorie de l’allégorie ; les deux tableaux n’apparaîtront qu’à travers leur auteur, leur auteur qu’à travers une notice de dictionnaire, et le dictionnaire lui-même qu’à travers l’usage qu’en font les adolescents pour satisfaire leur curiosité sexuelle. Cette cascade de digressions encastrées donne à Leiris l’occasion d’énoncer des choses importantes (l’ordre de vérité qui est en question : l’énigme de l’origine), et lui permet de trouver écrans et alibis pour nommer sa propre émotion. Au lieu d’être dite directement, celle-ci n’apparaîtra qu’à travers le commentaire critique d’une notice de dictionnaire, dont la structure rhétorique (le parallèle Cranach / Dùrer) sera répétée (le parallèle Larousse / Leiris) : distinctions des ressemblances et des différences, montée vers un comble qui définit l’originalité de l’objet. Ainsi amorties par ce feutrage-amont les deux figures auront à peine été évoquées dans le discours qu’elles en disparaîtront dans une dilution-aval. Un quart de seconde, on a vu leur figure, – ou plutôt à la place de leur figure un mot : érotisme.
Le récit de l’événement accumule maniaquement les excuses : je me lasse de commenter ces tics ; il me semble qu’il est vain de chercher un sens direct et précis à des tics qui n’ont pas forcément trait à une crainte présente. C’est par hasard qu’il est tombé sur ces tableaux (sans l’avoir cherché) ; ces tableaux sont d’ailleurs très connus (il n’est pas le seul à les avoir remarqués). Une fois ceci posé, il peut dire le contraire : son émotion ne doit rien au hasard, elle ; et elle n’a rien non plus de banal (« pour moi tout à fait extraordinaire »). Une maille à l’endroit, une maille à l’envers. Mais de quoi s’agit-il ? Une fois mises à part les qualités appréciées par Larousse et remises à leur place par Leiris (finesse, délicatesse), il reste : l’érotisme qui nimbe les deux figures, le caractère antique des deux scènes, la cruauté que souligne leur rapprochement. Comme l’érotisme et la cruauté sont visiblement l’essentiel, il faut s’attendre à ce que Leiris en diffère l’évocation pour s’attacher à un trait secondaire, le caractère « antique ».
L’érotisme reste donc pour l’instant un mot. Mot sacré, certes, comme le soulignera le double échange de dédicace auquel se sont livrés Leiris et Bataille (L’Âge d’homme est dédié à Georges Bataille « qui est à l’origine de ce livre » ; L’Érotisme, en retour, sera dédié à Michel Leiris). Le sacré est impliqué par le « nimbe », aura lumineuse dans laquelle apparaissent les saints et les martyrs, – la nuée lumineuse ayant à la fois pour fonction de montrer que la figure vit dans un autre espace que le nôtre (lisière de lumière, qui est ligne d’illusion), et d’évoquer l’existence d’une sorte de substance spirituelle (vapeur voluptueuse du refoulé). Le mot « nimbe » lui-même est chargé de suggestions (limbes, ombilic ou nombril, – tombe infinie).
Pour la première fois apparaît néanmoins, dans ces brèves indications, un commentaire sur un point essentiel : le dédoublement de la figure féminine. Interrogation sur l’identité du modèle (« La beauté du ou des modèles »), qui nous rappelle les métamorphoses de Stella (p. 50) ; idée que la cruauté (érotique) vient surtout du rapprochement des deux figures. Simple amorce, allusive, de la stratégie future du récit : Leiris n’introduira les deux femmes qu’une à une, séparément (d’abord Lucrèce au chapitre III, Judith et Holopherne aux chapitres IV et V, et enfin Lucrèce et Judith seulement réunies au chapitre VI, qui marquera ainsi un premier essai de fermeture du récit). C’est alors seulement qu’une description systématique des deux tableaux sera faite (p. 142-143). Le récit est donc construit exactement à l’envers de l’expérience : il aboutira au choc de la confrontation au lieu d’en partir. Ce choc, le lecteur de l’édition du Livre de Poche l’avait au demeurant déjà ressenti, sans lire le texte, à simplement regarder la couverture. La maquette de cette couverture a été conçue par quelqu’un qui a su bien lire Leiris. L’édition blanche donnait, platement, la reproduction des deux tableaux, côte à côte. Le Livre de Poche, en ne proposant qu’un fragment de Judith, a réuni en réalité les deux tableaux en un seul : il en résultait un choc, qui m’a suggéré une série de réflexions. Je vais suivre ces réflexions, en regrettant que l’édition Folio ait substitué à ce montage symbolique une Judith de jeu de cartes qui, pour être dame de cœur et liée, comme tout ce qui touche aux cartes, au destin et à la prophétie, ne produit pas pour autant l’effet érotique du nu de Cranach.
Du tableau de Judith, la couverture du Livre de Poche (cliquez ici pour la voir) ne donnait que le milieu ; le haut et le bas étaient coupés. Pour le bas, nous ne nous en émouvons guère ; mais en haut, cette coupure est terrifiante. Cette femme sans tête a elle-même une tête à la main, qu’elle vient de couper avec une épée. Comment ne pas croire que c’est sa propre tête qu’elle porte ainsi ? L’idée d’une violence exercée sur soi (le suicide) se trouve ainsi projetée du tableau manquant de Lucrèce sur le tableau coupé de Judith. Mais cette violente illusion a, en plus de son atrocité, un aspect énigmatique : quel est le sexe de la personne ainsi (auto-?) mutilée ? La tête coupée est une tête d’homme (ses traits clairs se détachent sur le sombre de la barbe et des cheveux, qui se confondent eux-mêmes avec l’arrière-plan noir). La diagonale descendante de l’image relie la tête à un sexe de femme (les trois lignes ombrées qui le désignent se détachent sur la clarté des chairs vues à travers le frisson d’un voile). Tête coupée, c’est sexe châtré. Placé au centre de toute la structure du tableau, le sexe de la femme étale son absence. S’il n’est pas là, tout le tableau nous dit que c’est qu’il a été coupé ; si cette femme tient une tête d’homme coupée à la main, c’est presque comme si elle tenait son sexe coupé à la main : c’est cette coupure même qui fait d’elle une femme. Châtrante et châtrée. Mon sort peut-être demain ? D’un seul coup ce tableau coupé impose la découverte de la castration et le fantasme du suicide. La coupure est faite d’un liseré vert : en vert aussi, à la place de la tête manquante, le titre du livre L’Âge d’homme. En bas, symétriquement le nom de l’auteur : par Michel Leiris. L’écriture est à la place des portions coupées. L’âge d’homme, c’est la castration. Serrons nos gloses : L’Âge d’homme : dommage. Glosons encore. Est-ce hasard, si pour résumer l’effet global produit par les deux tableaux, Leiris écrit : « tout concourt, à mes yeux » ? Ainsi découpé à son tour dans le texte de Leiris, ainsi cadré, ce segment de phrase vaut devise, et résume de manière frappante le tableau. Dans cette devise le sens des mots est « plus net encore du fait de leur rapprochement »...
Tout cela est suggéré, allusif, voilé : ma glose, par sa clarté, anticipe. Pour l’instant la pâmoison se résout bizarrement en une résurgence de souvenirs. Mis hors d’atteinte de toute réduction par l’idée de « sacré », le choc peut être maintenant soumis à réduction par le recours à la mémoire d’autant mieux que le souvenir, loin d’être explicatif, se drapera lui-même dans des poses sacrées.
Je viens d’écrire « Tout cela ». Leiris dit « Ceci ». « De ma mémoire montent divers faits » (c’est-à-dire des « faits divers », à face double, cf. p. 39, à deux versants, comme la vérité) « qui illustrent » (je me souviens plus haut de la référence au Nouveau Larousse Illustré – maintenant c’est l’Ancien Leiris Illustré, mais dont les images se rattachent peut-être à la même curiosité ?) « qui illustrent ceci » : qu’est-ce que « ceci » ? Tout le problème est là. L’illustration, dans un livre, transpose en un autre langage, le texte. N’oublions pas qu’il y a ici déjà deux textes à illustrer : le récit du rêve, et le récit de la rencontre avec les tableaux de Cranach. Mais rien ne dit que l’illustration éclaire le texte, et qu’elle ne substitue pas simplement un langage chiffré à un autre, un « cela » à un « ceci », pas plus éclairant, puisqu’au bout du compte, on se demande à quoi ces pronoms renvoient. Nous-même, en interprétant, ne faisons après tout que prolonger la chaîne, non la rompre. La chaîne pour l’instant nous entraîne dans une double remontée vers le passé : passé personnel (« quand je faisais ma sixième »), passé historique (le livre d’histoire ancienne). Les programmes scolaires étalent au long du développement de l’enfant celui de l’humanité. Qu’est-ce qu’une autobiographie, sinon justement un livre d’histoire ancienne ? Avant l’histoire, la préhistoire ; avant les premiers souvenirs, la petite enfance couverte par l’amnésie. Il n’est pas besoin d’avoir lu la Gradiva pour comprendre la fascination qu’exercent les vestiges des civilisations disparues, et la recherche archéologique. « Le caractère antique des deux scènes » n’a sans doute pas d’autre sens.
Leiris énonce d’abord en vrac tout ce qui, dans sa mémoire, porte à la fois l’idée d’antiquité et l’idée de plaisir. D’où la démarche accumulative (« je confère à... Il arrive que je m’imagine... Parfois je formulerais volontiers... », etc.), et l’aspect bric-à-brac. Le plaisir est représenté par des expressions soit plates (m’attire, me séduit) soit travaillées : « un caractère franchement voluptueux » sonne tout à fait faux et sans franchise, justement, ne serait-ce que parce que la volupté n’est pas quelque chose que nous puissions « conférer », c’est-à-dire dont nous soyons maîtres. Quant à « m’exalte charnellement » (qui fait écho à l’érotisme qui « nimbe » les deux figures), c’est sans doute manière de parler d’une « érection sacrée », mais l’expression n’est guère heureuse. Au milieu de ce fouillis et de ces fausses notes, je vois vite que le sous-titre est peut-être lui-même faux, et qu’il ne s’agit pas du tout de « femme », mais d’homme ; le désir en question est homosexuel ; remontant à la plus haute antiquité, c’est-à-dire à la figure du père. Les architectures antiques d’abord évoquées apparaissent uniquement sous leur aspect tactile (le froid et le dur) et dans leur taille (dalles, et colonnes auxquelles Leiris nous laisse la responsabilité de conférer un caractère franchement phallique…). Tout cela s’oppose à la douceur et à la chaleur féminine (et en particulier au volcanisme de La Radieuse). À ces images statiques et froides font suite des images agitées et plutôt chaudes : Messaline, les matrones dévergondées (la vertu sortie de ses gonds), l’idée de Rome (ou de Mort ?), festins, cirques, gladiateurs, le tout aboutissant à « m’exalte charnellement » : à la lumière de mes analyses antérieures, j’y lis le reflet de la scène primitive, l’image d’une violence désirée, – comme le dit justement cette petite phrase anodine : « Elle est aussi l’image de la force ». Pourquoi, de là, passer justement à « l’antiquité biblique » ? Pour évoquer l’image du châtiment encouru par les deux capitales de l’homosexualité : villes « foudroyées » (comme, p. 30, l’homme foudroyé sous son arbre), ensevelies sous la mer Morte (comme la Mère morte, ou castrée, pour avoir subie cette force...). Force et violence redoublées par l’anecdote de Titus (un Romain) qui, pour moi, évoque l’idée d’un suicide devenu impossible.
À cette trouble atmosphère succède l’analyse, semble-t-il parallèle, du mot « courtisane » (parallélisme qui se voit dans les phrases initiales : « Depuis longtemps je confère... j’ai accordé le plus tôt »), qui va elle-même amener à rappeler un souvenir de la douzième année.
L’erreur (au demeurant très fréquente) sur le sens du mot « courtisane » est intéressante parce qu’elle a un sens symbolique. L’erreur linguistique cache et révèle à la fois l’ignorance (ou la science obscure) sexuelle. L’enfant ne sait pas que du masculin au féminin, il y a une différence plus importante que celle de l’orthographe. Dans ce cas précis, le changement de genre du mot entraîne un changement de sens qu’ignore l’enfant, et qui est justement lié à l’anatomie et à la fonction du sexe. L’enfant sent qu’il y a une différence, mais il ne sait pas laquelle. « Faire la cour » au père, cela expose à devenir femme. Ceci éclaire le sens de toute cette séquence : elle présente en gros le désir lié à la scène primitive dans sa forme première (être le partenaire du père dont on admire la force, – avant que la découverte de la castration ne vienne tout changer). La « femme antique » du titre, c’est celle que l’enfant désirait être (et non avoir). Aussi est-il compréhensible que ce stade antique soit représenté, sur le plan conscient, par un souvenir de la pré-puberté, – de narcissisme homosexuel (première manifestation de l’auto-érotisme, dont la forme ultime, nous le verrons, sera le suicide). Dans ce mime auto-érotique, s’exprime le désir d’être possédé. Il joue le rôle de celui qui prend possession du corps, indispensable pour que ce corps puisse se sentir possédé.
Comment cette séquence sur la courtisane est-elle rattachée à l’idée d’antiquité ? Très gauchement : « je ne la voyais qu’en péplum ». Bien plus importante nous semble l’idée qu’il y a là un « mystère » qui mettra longtemps à être levé : « dont je fus longtemps avant de découvrir quelle était exactement la position sociale » (ou la situation sexuelle). Mais la gauche liaison avec « antiquité » a malgré tout sa vérité, par des éléments annexes : péplum et chemise de nuit qui dégage le buste nous rappellent le rêve de 1925 et annoncent le Génie du foyer.
De « femmes antiques » à « femmes de preux », on est passé du désir du glacé au désir du moite ; la description de la « veilleuse » préparait cette modulation ; « la teinte cuivrée, l’humidité grasse et l’odeur de pétrole » étaient une première version de « l’odeur du bronze mouillé de sueur ».
Dans cette séquence deux phrases se répondent : « Aucune femme n’y était figurée mais seulement... » (p. 58), et : « Aucune idée de blessure, seulement... » (p. 58). La symétrie de ces deux phrases et la liaison qu’établit Leiris entre femme et blessure (sujet même des tableaux de Cranach), nous laissent supposer qu’il s’agit de signifier un désir homosexuel « naïf » d’avant la découverte de la castration.
Le thème initial est celui de la masturbation. Fait assez rare dans la littérature autobiographique, Leiris en parle sans honte, sans plus de gêne que des autres aspects de sa vie sexuelle. L’important est dans l’aspect « rituel » de cette « libation » (cf. dans Biffures, p. 161, le récit d’une libation analogue à Saint-Pierre-lès-Nemours). L’orgasme est une petite mort, le masturbateur est à la fois celui qui offre le sacrifice et la victime offerte. Le cadre antique nous rappelle le début de Femmes antiques (p. 56), mais aussi, p. 136, le rêve du désert. « Pas littéraire du tout », l’idée de sacrifice reconstitue la ligne d’illusion, exactement comme, plus loin, les rites de la prostitution (p. 68). A partir de là, tout se met à dériver. Épisode humoristique de la Trinité adolescente, où le sacré se construit à partir d’éléments de la vie quotidienne, occasion de la triple transgression des interdits pesant sur l’alcool, le tabac et le sexe. Introduction maladroite de la peur liée à l’érotisme. Passage, par l’intermédiaire de la structure ternaire, à l’épisode de la petite enfance. Qui ne voit qu’à part le disparate plaisant des noms, les deux trinités n’ont pas la même structure? Dans la trinité adolescente, les trois termes (avec leur côté Mane, Thecel, Pharès) représentaient des choses interdites ; dans la trinité enfantine, ils représentent trois personnes qui sont en relation – et peut-être justement en relation d’interdiction ? Ces trois personnes sont les grandes figures du catéchisme et de l’histoire de France (Jeanne d’Arc était déjà citée p. 52). L’interprétation de cette trinité est faite par le narrateur sur le ton de l’hypothèse humoristique. Si la Sainte Vierge et Vercingétorix se trouvent mis en ménage, c’est d’abord que leur nom est le même, bien évidemment, à peu de choses près, à cette désinence -orix près qui distingue le mâle. Ce couple a un enfant « hermaphrodite » (à la fois mâle et femelle), Jeanne d’Arc. La démonstration jusque-là rigoureuse fait place à l’hypothèse (« que je serais tenté, pour un peu, de regarder comme préfigurant... »). Jeanne d’Arc serait à la fois Judith et Lucrèce, images « dressées dans mon esprit » (p. 58, il était question d’une « virilité dressée »…). Le jeu auquel se livre Leiris est intéressant parce qu’il établit un « tableau de concordance » : à travers Jeanne d’Arc un lien se trouve établi entre le couple parental et les deux figures de Cranach. Mais quel lien ? Le commentaire de la suite du désir enfantin (qui a l’air de passer à une autre rubrique) apportera peut-être des éléments de réponse ? Le goût de la dureté (cf. p. 56) est présenté comme équivalent de la hantise du châtiment (désir et peur, ici aussi, coïncident). Une suite d’images viennent illustrer la peur du châtiment : fantômes et cauchemars enfantins nous orientent vers des épisodes nocturnes. L’expression « noires défroques à ranger non loin du » mène directement, et comme pour provoquer l’interprétation, au revolver paternel et au bâton grand-paternel, images de la loi (c’est-à-dire images composites de l’objet du désir et de l’instrument du châtiment).
Toute cette fin me permet de comprendre maintenant le sens des glissements amorcés depuis le bas de la page 58. Après l’évocation d’un désir homosexuel candide (sans idée de femme ni de blessure, encore), la suite du récit s’achemine vers l’évocation de la scène primitive, ou plutôt de sa réactivation après coup, à un moment où la résurgence de la découverte de la castration va barrer la route à ce désir, – du moins l’obliger à ne plus se présenter sous cette forme, mais à se travestir en des formes paradoxales, masochistes ou suicidaires. Ceci naturellement ne peut être de ma part qu’une hypothèse, sans doute grossière. Mais elle me permet d’essayer de lire le texte au-delà de son apparence « nimbée » (évocation du sacré dans la vie quotidienne), – de lire justement ce qui nimbe. Les deux sections « Sacrifices », « Lupanars et Musées » préparent l’apparition étrange du « Génie du foyer ». Je comprends alors mieux l’épisode de Moloch, et le bizarre passage de l’idée de sadisme à l’idée de peur : dans ce jeu, l’enfant renverse une situation auparavant subie (terreur nocturne et menace) : la coïncidence de l’érotisme et de la peur, dont sa vie sexuelle a été marquée « du plus loin qu’il (lui) en souvienne », – n’est-ce pas justement cela qu’il va nous raconter dans le « Génie du foyer » ? D’où aussi cet élan de remontée vers un passé lointain, où s’affirme, en même temps que le souci théologique, le renoncement au mariage, la pérennisation de la situation enfantine (vie avec la sœur-mère) sous l’œil d’une trinité qui rappelle qu’il s’agit d’un drame à trois personnages. D’où la réapparition des deux figures de la castration. D’où, dans la chaîne de la terreur, ces deux mots « Noires défroques » : je les retrouverai cinq pages plus loin à propos d’« un cabinet noir contenant des défroques et des malles » (p. 65), cabinet où l’on craint de voir dans le noir des yeux de loup qui brillent, à moins que ce ne soit la bouche « incandescente » de Moloch (comme seront incandescentes les braises crachées par La Radieuse) ? Élément par élément, c’est le décor de la scène primitive qui se monte.
Naturellement ce nouveau rêve a de multiples rapports avec l’antiquité (structure-alibi du chapitre). On pense à des statues de marbre (blancs et polis), on se souvient de la « croupe froide et dure comme un édifice romain » (p. 56). Les mots « La guerre de Troie », Leiris le souligne, sentent aussi le musée. Mais l’essentiel est ailleurs. Pour qui lit ce rêve en suivant son symbolisme manifeste, il saute aux yeux que le rêveur (puis le réveillé) glosent sur une coupure à propos d’une femme. La femme est sur le ventre, cette coupure est la raie des fesses ; mais l’endroit vaut l’envers, et la raie des fesses vaut aussi pour la coupure du sexe. Ce rêve a en commun avec le rêve de 1925 d’avoir pour thème la découverte de la béance et de la coupure du sexe féminin. Pendant et après le rêve, Leiris enchaîne des jeux de mots. « La guerre de Troie » : au réveil il traduit DETROIT, puis de nouveau « ravin des fesses », persuadé que « sans nul doute » cela « explique tout ». Le lecteur est moins facile à convaincre : il voit bien d’abord que « Détroit » laisse un résidu inexpliqué, où il soupçonne tout de suite qu’il doit y avoir du sens (« La guerre ») ; il faudra attendre la fin de la séquence pour que ce résidu soit traité, disjoint de Détroit. D’autre part, on ne voit pas pourquoi « ravin des fesses » serait considéré comme le terme dernier. L’expression est à interpréter, d’autant plus qu’elle est inaccoutumée (on dit plutôt la raie des fesses). Le lecteur sent tout de suite que ravin et vagin s’entr’appellent, et que d’autre part ravin (comme raie) évoque l’idée d’une coupure, d’une « tranchée ». Et pour une fois je puis étayer cette glose de l’autorité de Leiris lui-même. Ainsi dans Glossaire j’y serre mes gloses (Mots sans mémoire, p. 106) :
RAVIN (V entrouVre son raVin, sa ValVe ou son Vagin.)
Ou, dans Biffures (p. 44-45), voulant illustrer comment les mots sont l’image des choses, le premier mot qu’il choisira sera justement « ravin » :
Si “ravin”, par exemple, a pour pivot le son v, c’est que le son v est par nature coupant et qu’un ravin est une coupure, par conséquent prédestiné à être désigné par un mot gravitant autour de cette consonne, figurée – qui plus est – par une lettre dont la forme réduite à un angle aigu participe elle-même de ce qui est coupé ou fendu, de ce qui pique ou tranche, et montre en coupe le ravin, ainsi rendu visible, explicité dans son essence.
C’est également comme une coupure qu’apparaîtra à Leiris le premier sexe de fille (le premier « con », dit-il entre pincettes) qu’il ait eu occasion de voir vers l’âge de 13 ans, à travers un maillot mouillé devenu transparent, transparent comme le voile qui drape justement les corps de Lucrèce et de Judith (Fourbis, p. 105-106). C’est aussi un « ravin » à la valeur analogue que nous découvrirons dans le rêve du désert (p. 136). Toutes ces associations sont assez évidentes, même sans la caution des textes de Leiris : ce qui étonne c’est que, dans L’Âge d’homme, il s’arrête à ce mot ravin, – et passe, sans commentaire, à autre chose. La découverte de cette coupure médiane (analogue à l’orifice médian de la Radieuse, entre ses deux longs réservoirs) a pourtant chance d’être l’objet principal du récit que nous lisons. La « raie médiane » réapparaîtra (est-ce un hasard ?) sur les comprimés utilisés pour le suicide « le petit comprimé de couleur mauve coupé d’une raie médiane » (Fibrilles, p. 104).
C’est seulement après ses développements sur bordel et musée (une fois déjà estompées les résonances de « ravin ») que Leiris revient à « guerre » pour le commenter d’une manière fort révélatrice : « le caractère de violence sanglante que je ne puis m’empêcher de prêter à la joute des sexes », ceci renvoyant à l’interprétation classique du coït surpris par l’enfant comme scène de violence. Pour que l’effet de la scène originaire soit vraiment saisi, il ne reste plus qu’à effectuer le lien entre la guerre (coït comme violence) et détroit (la femme châtrée) ; grâce à sa manœuvre de disjonction, Leiris évite d’avoir à se poser consciemment cette question : mais il n’en fait pas moins la liaison, à sa manière. Très rapidement, à travers cette autre violence qu’est la naissance, il en arrive à évoquer, dans une phrase assez compliquée 1) qu’il avait cru que les enfants se font par le nombril ; 2) que le nombril est une cicatrice ; – si l’on reconstruit le raisonnement qui sous-tend cette digression, on comprend a) que l’endroit par où les enfants se font (en réalité le vagin) est une cicatrice ; b) que cette cicatrice est liée à la « joute sanglante des sexes ». On se retrouve donc, de facto, au cœur du problème, de celui-là même qu’évoquait le rêve de 1925, et qu’évoquera le rêve sur lequel Leiris a choisi de terminer L’Âge d’homme, « L’ombilic saignant » (p. 206-208). Le rêve de l’ombilic saignant, dans sa partie centrale, semble d’ailleurs être comme une synthèse des deux rêves du présent chapitre. Comme dans le rêve de 1927, la femme est étendue nue, mais cette fois sur le dos, et c’est son ventre que voit le rêveur ; à son nombril il découvre « une petite flaque de sang », comme dans le rêve de 1925 où il découvrait, à la place de la bouche, « un petit frottis de sang ».
Ce que dit le rêve de « La guerre de Troie », c’est donc qu’il n’y a pas de coït sans castration. Mais d’autres idées flottent autour de l’expression : au sens propre, la guerre de Troie est un long carnage qui a l’amour pour origine. La guerre de Troie, ne serait-ce pas, aussi, « la guerre des trois » ? L’idée de trinité (analogue au triangle de l’Œdipe) était le thème de la séquence précédente, et le Génie du foyer va justement raconter ce qui arrive à trois personnages : le père, la mère et l’enfant. Et dans la mesure où cette guerre obéit à des lois (interdits, rites et cérémonies) : « la règle des trois» ? (comme on dit, à l’école, « la règle de trois »), ce qui ne serait pas sans rapport avec « la règle du jeu » (la castration d’où sort le je est issu d’un jeu qui se joue à trois).
Encastré dans l’interprétation du rêve, le parallèle du lupanar et du musée, qui donne son titre (provocant ?) à cette séquence. Naturellement le mot « lupanar » sent lui-même le musée. Ce parallèle a pour première fonction évidente de rapprocher, de tresser ensemble les deux images que commente le chapitre (le rêve du bordel, et les deux tableaux de Cranach). Entre le bordel (conçu communément comme le lieu de satisfaction physique) et le musée (lieu de jouissance esthétique), Leiris organise un échange. Il s’agit de rendre les deux lieux ambigus, en développant les thèmes courants de la poésie de la prostitution, et de l’érotisme du musée, et en échangeant les thèmes de l’action directe et du regard. En rapprochant ces deux expériences, Leiris va réussir à reconstituer la ligne d’illusion qui est le fondement de l’érotisme. Arracher le bordel (l’action) à sa platitude pour souligner sa structure théâtrale et rituelle est chose aisée : c’est ce qui est fait de différentes manières dès la page 62 (« femmes vivantes, vêtues de leurs parures traditionnelles », etc. ; le franchissement du seuil ; le côté religieux de la prostitution ; prophétie et prostitution). Toutes ces analyses de la prostitution la dédoublent vers le passé (antiquité, rites, etc.), vers l’avenir (prophétie), ou, dans le présent, en font une action théâtrale. Ces passages sont la condensation des nombreuses réflexions nées du voyage à travers l’Afrique (cf. L’Afrique fantôme, p. 86, 189, 334, 374). Arracher le musée (le regard) à sa dimension uniquement visuelle pour y introduire un acte (profanatoire) était plus délicat à faire. Il est difficile de faire l’amour avec une image, sauf à se masturber devant (à « se pâmer »). D’où l’introduction d’une figure relais, « la belle étrangère », sorte de Janus bifrons, qui pratique l’admiration esthétique par devant et l’amour par derrière, tout en restant impassible. Profaner le sacré (musée), sacraliser le profane (bordel), c’est en fait exactement la même chose, c’est rétablir la double dimension, se rassurer sur l’existence de la ligne d’illusion, en la franchissant (en la « transgressant », pour parler comme Bataille).
On voit bien que ce n’est pas l’idée d’antiquité qui est « érotique », mais le dédoublement et la transgression que permet la ligne d’illusion. Que la notion d’antiquité serve souvent à cela, c’est évident, puisque l’antique c’est ce qui est déjà mort (figé, fixé, inaccessible) et pourtant encore vivant, une présence d’un autre monde à l’intérieur du nôtre. Mais « l’antiquité » n’est qu’un cas particulier de cette structure théâtrale que j’ai analysée au chapitre précédent. Prendre cette notion comme guide dans l’exploration de la notion d’érotisme est très astucieux, puisque c’est faux tout en étant vrai. Cela permet à la fois de faire progresser la recherche, et de l’empêcher d’aboutir.
La lecture détaillée de ce parallèle suggère naturellement d’autres réflexions. La profanation du musée, où « il me semble toujours que certains recoins perdus doivent être le théâtre de lubricités cachées », me paraît refléter le double aspect de la maison familiale (de la chambre parentale), si respectable d’ordinaire, et où il se passe la nuit des choses si étranges. La sacralisation du bordel n’est ici appuyée sur aucun récit particulier et concret. En même temps qu’on se souvient des épisodes du voyage en Afrique, on pense à l’épisode de Khadidja, postérieur à la publication de L’Âge d’homme, qui sera raconté dans Fourbis (« Vois déjà l’ange... »). Mais, dans ce texte-ci, beaucoup des éléments évoqués remplissent une fonction à un autre niveau. Sur le plan explicite, ils apportent un commentaire au rêve de 1925 : p. 63, différents essais de rationalisation du lien prostitution-prophétie, à l’occasion desquels les idées de sang et de blessure réapparaissent (le canapé de viandes crues et sanguinolentes) ainsi que l’idée d’un danger couru (le destin en forme de syphilis ou de blennorragie). Explication incomplète : la véritable clef, je l’ai dit, se trouve à la fin du paragraphe suivant, à propos de la « guerre » et de l’ombilic. Sur un plan moins apparent, c’est la scène du Génie du foyer qui est préparée : idée des recoins perdus où se passent des lubricités ; « révélation » de l’existence d’un endroit où l’on peut faire tout ce que l’on veut aux femmes ; insistance soudaine, p. 64, sur l’idée de nudité liée à la cruauté (joute des sexes). C’est par ce dernier élément que va être introduit le Génie du foyer. Les six lignes d’introduction, particulièrement désinvoltes quant au rapport à l’antiquité, amènent un épisode dans lequel le rapport à l’antiquité disparaît totalement.
Pour l’interprétation de cette séquence, on se reportera ci-dessus, au chapitre I, section "Détour". À la lire dans l’ordre même du texte, on se convaincra mieux du bien-fondé de ma lecture. Il est étonnant que Leiris cherche si peu à justifier la présence de cette narration, à la rattacher à l’idée d’antiquité, d’érotisme. Le seul lien est cette chemise de nuit, qui figurait déjà dans le rêve de 1925. Deux conclusions sont possibles : L’Âge d’homme est un livre mal composé, qui est fait d’une collection d’anecdotes hétéroclites lâchement regroupées et reliées ; L’Âge d’homme est composé selon une logique souterraine rigoureuse. Toute ma lecture me prouve que la seconde conclusion s’impose. Le génie du foyer, c’est le récit crypté d’une autre scène qui se raconte à travers celle-ci, – la réactivation de la scène primitive et de la découverte de la castration. La question qu’on peut, naïvement, se poser, c’est de savoir si Leiris le savait. Dans quelle mesure Leiris est-il dupe de ses propres rébus, ou nous, lecteurs, victimes d’une machiavélique machination de Leiris gardant par-devers lui des interprétations auxquelles il a pensé ? ou moi, interprète, victime et dupe de ma manie interprétative, qui me conduit à ressentir comme chiffré par quelqu’un d’astucieux ce que je crois avoir astucieusement déchiffré ?... Ici je suis tenté de croire que Leiris a été sensible au « nimbe », c’est-à-dire à l’intensité et à la charge de ce souvenir, et qu’il n’a pu s’empêcher d’en déchiffrer, en la racontant, une petite partie (la chaîne d’associations de la page 67). C’est d’ailleurs cette première exploration qui a rendu la mienne possible. Mais il suffit à chacun de penser à ses souvenirs d’enfance pour voir que le propre de ce genre de souvenirs-écrans, où une anecdote est substituée à une autre, est de persister tout au long de la vie, intense, détaillé, fixé, pourvu d’une charge affective inexplicable : le souvenir est là, en pleine lumière, et on n’y comprend rien. Le jour où l’on comprend, on reste stupéfait de n’avoir pas compris avant. Moi-même j’ai lu plusieurs fois « Le génie du foyer » sans y voir rien de particulier, comme j’avais lu cent fois le texte sur la petite madeleine dans Proust sans remarquer qu’elle était en forme de sexe féminin. Après, on ne peut pas croire qu’avant on n’avait rien vu. C’est cet étonnement qu’on reporte ensuite sur l’auteur du texte : on ne peut pas croire qu’il ne savait pas. Et en effet il savait, puisqu’il a écrit cela ; mais aussi, bien sûr, il ne savait pas, puisqu’il a écrit cela, sans voir ce qu’il écrivait. S’il avait su, il aurait écrit autre chose, il nous aurait dit qu’il savait. De plus, entre savoir et ne pas savoir, il y a toute une gamme de conduites de mauvaise foi à usage intime, dont la formule générale est : je ne veux pas le savoir. Et d’ailleurs le déguisement du souvenir-écran a justement pour fonction de permettre au refoulé un accès à la conscience, tout en restant refoulé ; on sait tout de même, sans tout de même savoir. Telle est sans doute la situation de Leiris comme chacun de nous en face de l’impossible vérité.
La lecture d’autres textes de Leiris m’a rassuré, sinon sur la vérité, du moins sur la vraisemblance de mon déchiffrement.
a) après avoir écrit L’Âge d’homme, mais avant de l’avoir publié, Leiris a composé une sorte de condensé d’autobiographie intitulé « Le sacré dans la vie quotidienne » (Nouvelle Revue française, juillet 1938), conférence donnée au Collège de Sociologie. Loin de toute psychanalyse, ce texte présente l’activité de Leiris comme une sorte d’auto-ethnographie. Mais comme l’objet privilégié de cette enquête est l’enfance, il est évident que la description faite par Leiris est aussi susceptible d’une interprétation psychanalytique (c’est-à-dire d’une autre organisation des rapports entre les faits rassemblés). L’analogie de l’enfance de l’individu et de celle des peuples est établie par Leiris dans L’Âge d’homme (p. 103) en des termes très voisins de ceux qu’emploie Freud dans Totem et tabou. Certes, l’ethnographie sur laquelle raisonnait Freud est aujourd’hui dépassée, et ses extrapolations peuvent paraître hasardeuses. D’autre part, les méthodes des deux hommes sont diamétralement opposées : Freud cherche à expliquer (et à réduire) la vie primitive par ce qu’il a découvert dans la vie enfantine ; Leiris à décrire (et à sacraliser) la vie enfantine en se servant des méthodes d’enquêtes ethnographiques, avec le respect qu’elles impliquent en face de la civilisation étudiée. Mais reste que le lieu de leur recherche est le même : la manière dont s’articulent la vie primitive de l’individu et celle de l’humanité. En essayant donc de définir ce qui est pour lui le sacré, Leiris regroupe plusieurs éléments de L’Âge d’homme, avec d’autres éléments qui seront les amorces de certaines sections de La Règle du jeu : la fascination des courses des chevaux (« Les tablettes sportives », dans Fourbis), et la fascination du langage (Biffures). L’intéressant, c’est de voir quels sont les éléments de L’Âge d’homme qui ont été choisis, et comment ils sont organisés ici. Or les éléments par lesquels commence cette analyse du sacré sont ceux qui figurent dans la séquence « Le génie du foyer », ou sont liés à cette séquence : le pistolet du père, qui représente la loi (cf. p. 60) ; enfin la chambre parentale (cf. p. 65). Voici le récit concernant la Radieuse, qui est comme une contraction du texte de L’Âge d’homme :
Une autre idole était la salamandre, la “Radieuse”, ornée d’une effigie de femme qui ressemblait à un buste de la République. Vrai génie du foyer, trônant dans la salle à manger. Attirante par la chaleur qu’elle répandait, l’incandescence de ses charbons ; redoutable car nous savions, mes frères et moi, que, si nous y touchions, nous nous brûlerions. C’était près d’elle qu’on me portait la nuit, lorsque je m’éveillais en proie aux quintes de toux nerveuse qui caractérisent le “faux croup” et que j’avais le sentiment, attaqué par un mal surnaturel de la nuit, ravagé par une toux qui s’introduisait en moi comme un corps étranger, de devenir d’un coup quelqu’un de prestigieux – comme le héros d’une tragédie –, entouré que j’étais par l’inquiétude et la sollicitude affectueuse de mes parents.
On voit que manquent ici, à propos de la Radieuse, beaucoup des éléments de la description qui m’ont orienté dans l’interprétation (la description précise de l’engin, le récit de l’accident, et la chaîne d’associations qui mène à l’énigme de Noël). C’est par le travail de l’écriture (c’est-à-dire à la fois l’insistance minutieuse et la libération des associations d’idées) que la présence de l’autre scène se manifeste. Reste ici l’idole ambiguë, attirante et intouchable. En revanche l’épisode de la toux, lui aussi concentré, introduit un élément nouveau par rapport à L’Âge d’homme, l’idée que cette maladie elle-même est de l’ordre du surnaturel : « attaqué par un mal surnaturel de la nuit » (faut-il lire mal, ou mâle ?). Cette qualification entre en résonance avec une phrase du paragraphe suivant consacré à la chambre parentale, qui ne prend son vrai sens que la nuit, aperçue par la porte ouverte :
j’apercevais vaguement, à la lueur de la veilleuse, le grand lit, abrégé du monde nocturne des cauchemars qui traversent le sommeil et sont comme la réplique noire des pollutions.
Or, dans L’Âge d’homme, le lit parental n’est pas directement associé au cauchemar (c’est le « réduit » qui sert à cela). Ces deux ajouts font communiquer la toux et le lit parental avec le surnaturel, et les mettent ainsi en relation l’un avec l’autre. Un autre passage de L’Âge d’homme, sur le cauchemar (p. 114), suggère une liaison analogue.
b) dans L’Âge d’homme même, d’autres liaisons s’imposent. Le volcanisme et l’activité souterraine apparaissent très souvent chez Leiris : ainsi dans le rêve du désert (p. 136), à propos de l’étrange activité du « ravin ». L’histoire du croup est évoquée dans un rêve de Nuits sans nuit (p. 19) à propos d’un commentaire du mot « rêve » : Leiris y donne deux interprétations différentes de l’association rêve/croup : le rêve serait comme une toile d’araignée, analogue au « voile ténu qui obture la gorge des personnes atteintes du croup ». Mais plus bas, Leiris ajoute : « S’il touche au croup, c’est probablement parce qu’il est lié à l’idée des malaises nocturnes », et il rappelle ses crises enfantines. Or cette analyse du mot « rêve » est faite à partir du récit étrange d’un réveil en pleine nuit, où l’on aperçoit quelque chose. Quant à l’aspect érotique des crises de « faux croup », il suffit de se reporter dans « La tête d’Holopherne » aux deux séquences intitulées « Gorge coupée » et « Sexe enflammé » (p. 104-107), pour sentir l’analogie et l’échange d’attributs entre la gorge et le sexe (croisons les adjectifs : gorge enflammée, sexe coupé), et pour y lire, cette fois sur un mode plutôt douloureux, l’idée d’une défloration : « Longtemps j’ai cru, par exemple, que la perte de la virginité pour l’homme ne pouvait se produire qu’avec douleur et effusion sanglante ainsi qu’il en est pour la femme » (p. 106).
De nouveau je suis entraîné par le fourmillement des associations, mais avec le sentiment que je suis justement au foyer de leur fourmillement. Le foyer, c’est l’endroit où l’on brûle.
Au niveau du contenu des livres, on retrouve la même ambiguïté. Leiris évoque de manière alternée : le contenu de Racine / le style classique / le contenu de Molière / le style classique. Les deux passages concernant le style classique semblent là pour boucler le chapitre : c’est la thématique homosexuelle et phallique de « Femmes antiques » et de « Femmes de Preux » qui revient, dureté, froideur et érection. Leiris souligne lui-même qu’il s’agit, depuis le début du chapitre, toujours de la même chose. Ce retour à l’identique masque le nouveau : les deux histoires auxquelles Leiris réduit Racine et Molière. Deux histoires, – qui sont peut-être la même. Dans Iphigénie, le père veut tuer l’enfant, la mère se trouve du côté de l’enfant qui est d’ailleurs une fille. C’est un sacrifice que veut faire le père : ce qui nous rappelle que le sacrifice a pu être un meurtre rituel, et donne une nouvelle coloration à la section « sacrifices » ci-dessus. À Olympie (p. 58), d’ailleurs, la libation masturbatoire n’était-elle pas offerte « aux ruines du temple de Zeus » ? Ruine implique mort, Zeus n’est-il pas le père des Dieux, – le Dieu-père ? Tout un nouveau paysage s’offre à nous, un nouvel aspect du conflit, qu’illustre justement la seule scène retenue dans tout Molière, celle du cinquième acte de Don Juan. On apprend que « la grandeur (de Don Juan) est portée à son paroxysme » (formule qui peut désigner l’intensité d’un effet théâtral, ou celle d’une érection) par l’apparition de la Statue du Commandeur. Conflit héroïque, ou érotique ? Désir et terreur correspondent, jouissance et châtiment (le Commandeur vient de punir de mort Don Juan qui, entre autres méfaits, l’avait tué). « Le Commandeur » reprend le thème du châtiment (p. 60) : le nuage d’orage qui menait au revolver paternel. Tonnerres et éclairs ponctuent les deux évocations livresques tirées de Racine et de Molière.
« – Qu’on l’appelle comme on voudra » , disait Leiris, pour en finir avec les noms qui désignent cette chose indéfinissable commune à l’antique et au classique. Cette nouvelle chose qui apparaît ici, c’est le conflit de deux héros, prélude à l’histoire de Lucrèce et à l’évocation de la corrida par lesquels va commencer le chapitre suivant : c’est d’ailleurs pour cela que Leiris a choisi comme titre « Don Juan et le Commandeur ». Ce nouveau paysage, qui, bien sûr, naît de la réactivation de la scène primitive et de la découverte de la castration, mais constitue un nouveau développement, je l’appellerai comme je voudrai, par exemple, en me souvenant moi aussi de mes antiquités lycéennes, et du double sens du génitif dans metus hostium : le meurtre du père.