CHAPITRE
PREMIER
NUMÉRO
ZÉRO
L’Âge d’homme
ne semble
pas au premier abord être composé «
chronologiquement » sous la forme d’un récit suivi qui
irait de la naissance au présent. Ou du moins cette chronologie
est secondaire par rapport au dessein de construction
thématique. Le livre se compose de neuf parties : – une
première partie, sans titre ni numéro, dans laquelle
l’autobiographe se présente puis évoque différents
souvenirs de sa première enfance (pages 25 à 42) ; – puis
huit parties numérotées de I à VIII qui ont
chacune un titre et qui toutes commencent par une longue citation en
exergue, imprimée en petits caractères. Ces citations
reproduisent, en les isolant, en les sacralisant, en les
présentant presque comme l’Évangile du jour, ou le
mythe-modèle, des textes apparemment variés : citations
littéraires, notices de dictionnaire, récits de
rêve, extraits de journal intime ; mais la présentation
suggère que ces textes, quelle que soit leur origine, se
rejoignent dans leur fonction mythique. Le titre et la citation
annoncent le thème principal autour duquel est organisée
la partie. Du titre à la citation, puis de celle-ci au texte de
la partie, il y a élargissement et particularisation. À
l’intérieur de chacune des parties, le même
procédé se retrouve : des séries de sous-titres en
petites capitales viennent résumer et annoncer le thème
des sous-éléments (sauf dans les chapitres I et VI). Le
sous-titre lui-même évite l’aspect anecdotique et se place
de préférence sur le plan mythique. D’où
l’impression d’un ensemble à la fois structuré et ouvert
: d’autres éléments et anecdotes pourraient encore
s’intercaler et venir enrichir la structure mythologique. La table des
matières, qui présente en vrac titres et sous-titres,
témoigne de ce désir de souplesse.
Construire une autobiographie autour de
thèmes et d’images,
c’est privilégier dans chaque élément du
récit la signification, c’est vouloir aboutir à un
système de signification. Pourtant ce n’est pas un
système qui nous est proposé, ni une constellation fixe,
mais la découverte et
l’exploration d’un
système. Le
récit en effet progresse selon une double ligne :
a) ligne de l’histoire même de la vie, car, malgré
quelques méandres, Leiris progresse très
traditionnellement des premiers souvenirs à l’enfance, à
l’adolescence jusqu’à l’entrée dans cet impossible
âge d’homme qui donne son titre au récit (à partir
de la page 134, et surtout de la page 159, le récit mène
chronologiquement de l’adolescence jusqu’au présent de
l’écriture) ;
b) mais surtout développement d’une enquête, qui cherche
à serrer de plus en plus près la vérité.
Doublant l’enquête, ma lecture suivra le même chemin.
Par cette construction, Leiris réalise le
projet secret de toute
autobiographie (trouver l’ordre
de la vie) en inversant l’importance et
le rôle de la chronologie et de la signification. Le récit
autobiographique traditionnel choisit comme structure principale
l’ordre chronologique (avec tout ce qu’il implique d’explication
« diachronique » de cause à effet), réduisant
l’ordre thématique au rôle de structure secondaire
à l’intérieur de l’autre. Leiris donne à l’ordre
thématique la place principale, mettant la chronologie au second
plan, diminuant ainsi sa traditionnelle fonction explicative. Tel est,
à première vue, l’ordre du texte.
Si cet ordre a un sens, on doit se demander pourquoi la première
partie est présentée autrement que les huit suivantes :
elle n’a ni numéro, ni titre, ni citation en exergue. Tout se
passe comme si son numéro, c’était le zéro : elle
occuperait par rapport aux autres parties la même place
fondatrice que le zéro par rapport à la suite des nombres
entiers ; comme si son titre c’était le titre même du
livre, et le nom même de l’auteur, comme si au lieu de s’appuyer
sur un texte antérieur, elle était
elle-même le
texte antérieur sur lequel tout s’appuie, l’exergue des huit
autres parties. Elle n’a pas de cadre, elle est le cadre. Aussi
importe-t-il de la lire soigneusement, – d’autant plus qu’elle se donne
les dehors des débuts classiques d’autobiographie :
autoportrait, souvenirs de petite enfance.
II.
AUTOPORTRAIT
(pages
25-29)
Leiris commence par se présenter :
autoportrait sans
complaisance, dont le ton et la technique rappellent par instant
l’autoportrait de Montaigne. Par se présenter à qui ?
Pourquoi cette absence totale de complaisance ? « Je viens
d’avoir trente-quatre ans ». Donc, l’âge d’homme ? – Non :
« la moitié de la vie ». L’association avec la
phrase suivante me fait comprendre moitié d’homme, –
plutôt petit. Ou en tout cas, déjà en train de
descendre l’autre versant. L’idée de sommet ne peut être
exprimée que par un double vertige avant et arrière.
« J’ai des cheveux châtains coupés court afin
d’éviter qu’ils ondulent, par crainte aussi que ne se
développe une calvitie menaçante ». Fiche
d’identité symbolique, qui définit la logique profonde de
la conduite d’automutilation dont ce portrait donne un bel exemple : se
« couper court » soi-même préventivement. Pour
éviter quoi ? deux dangers différents qui
s’additionneraient (« aussi ») ? Mais s’agit-il de deux
dangers ? Pour éviter d’« onduler »,
c’est-à-dire de manifester sa vitalité, de peur que la
réalisation du désir n’entraîne une punition, la
suppression même de l’organe : la calvitie. La chose qui est
crainte, c’est le désir lui-même. Si bien qu’il ne peut
apparaître dans le texte. Ou alors déguisé en
crainte, donc déjà puni. Je suis petit. Ce n’est
qu’après l’avoir affirmé, à l’abri de cette
diminution, que je puis signaler ce par quoi je suis grand, mâle,
viril (nuque droite, front développé) : encore si
l’idée de virilité émerge dans le discours (le
Bélier, le Taureau), il faut qu’il soit bien entendu que ce
n’est pas moi qui l’avance :
« selon le dire des astrologues
» (parenthèse protectrice deux fois
répétée). « Et en effet je suis né...
». Mais : « aux confins » du Bélier et du
Taureau : proche des deux, si l’on veut, – mais en même temps
n’appartenant réellement ni à l’un ni à l’autre.
De toute façon, le grand, chez moi, devient «
exagéré », c’est presqu’un défaut, puisque
je suis plutôt petit. Donc il n’y a pas lieu de
s’inquiéter. Etc.
Cet autoportrait (on pourrait continuer l’espèce de traduction
que je viens d’esquisser) doit être interprété
comme une conduite. Texte net, dépouillé, aux allures
tragiques : admirable mise en scène d’un timide masochiste qui
veut d’une part donner bonne
idée de lui par la maîtrise
avec laquelle il analyse son propre cas, – lucidité, courage de
l’aveu, etc., – « voilà, docteur, les
éléments de mon cas pour votre diagnostic », et
d’autre part, vous persuader
qu’il est effectivement un raté :
et comment en douterait-il lui-même, quand tant de
témoignages intérieurs... Dans la mesure où dans
la vie, la névrose est une conduite de protection,
l’écriture redouble cette conduite, exposant, comme autant de
mesures de sécurité, tous les signes
d’infériorité. S’il se regarde, il se trouve laid. S’il
publie, on ne lit pas. S’il voyage, il ne comprend aucune langue
étrangère. Etc. Seule manière d’avouer qu’il se
regarde, qu’il publie, qu’il voyage. Qu’il est un homme. Mais
raté, « rongé » ! – Il veut donc nous
séduire, sans nous inquiéter ; nous persuader que nous
n’avons rien à craindre de lui, pour n’avoir rien à
craindre de nous. Nous, lecteurs : mais à la place de qui
sommes-nous ?
L’autoportrait parcourt successivement le corps, le vêtement, les
gestes, – donnant au passage des gages de sincérité au
lecteur, avouant non seulement, peintes de l’extérieur, quelques
petites comédies ridicules, mais même le geste disgracieux
de se « gratter la région anale » : comme le dit le
texte : « etc... ». C’est-à-dire : et tout le reste.
Au passage (p. 26), il médite sur les limites de l’introspection
: les choses les plus apparentes doivent lui échapper, alors
qu’autrui les voit. « Lucide » réflexion sur la
lucidité, cette digression tend à le rassurer sur ce
qu’il dévoile dans l’écriture. Mais si l’écriture,
comme la conduite, en dévoilait sur lui plus qu’il n’en sait
lui-même ?
Littérature, voyage, ethnographie, – chacune
de ses
activités aboutit à un échec, ou est
compensée et comme annulée par l’aveu vers lequel tendait
tout ce discours : « il me semble que je suis rongé
» (p. 27). Comme rien dans ce qui précède ne permet
de comprendre pourquoi il est rongé, la rubrique sui-vante
(« Sexuellement je ne suis pas, je crois, un anormal... »)
apparaît non comme une rubrique supplémentaire, mais comme
le lieu même de la « rongeaison », si j’ose dire,
tous les échecs précédents étant des
déplacements de ce qui se passe ici. Que s’y passe-t-il ?
S’agit-il d’un aveu (humiliant) d’impuissance ? ou d’un aveu
(dangereux) de puissance ? Deux négations valent-elles une
affirmation (« je ne suis pas un anormal ») ? Non, car
aussitôt affectée d’un coefficient de subjectivité
(« je crois ») et vigoureusement atténuée
(« simplement un homme plutôt froid »), cette
affirmation virtuelle passe inaperçue : elle est simplement
destinée à confirmer que l’impuissance dite dans la
seconde phrase est bien une erreur subjective : mais en même
temps, elle entretient le lecteur dans l’arrière-pensée
que cette erreur subjective n’est pas si éloignée de la
vérité : de « plutôt froid » à
« quasi impuissant », ce n’est qu’une question de nuance.
Se dénier elle-même est un des moyens que la
dénégation a de se renforcer, – en sous-main.
Donc, il s’agirait de sexualité. Les
différents aveux
portent sur la sexualité et l’érotisme de l’adulte (p.
27-29) : ils rappellent naturellement les aveux dont est parsemé
le journal de L’Afrique fantôme
(1). Mais ici les symptômes
déclenchent en écho des souvenirs, entraînant vers
la plus lointaine enfance.
Cette remontée à l’enfance est présentée de
manière étrange (p. 29). On pourrait croire d’abord
à quelque banale vision du paradis enfantin (« En
deçà de cet enfer… », « l’époque de ma
vie qui fut la seule heureuse », « cette progressive
dégénérescence »). Mais le drame de Leiris
est-il, comme il le suggère, de devenir adulte – ou au contraire
de ne pas arriver à le devenir, de rester en
réalité enfant, alors qu’il est adulte (objectivement) ?
Il n’y a pas opposition,
comme il le suggère, entre des
linéaments permanents, vestiges d’une première jeunesse
heureuse, et la dégradation du passage à la vie adulte,
mais au contraire identité.
Je propose donc de traduire
très classiquement le bien que
en parce que :
«
[…] ma première jeunesse
vers laquelle, depuis quelques années, je me tourne comme vers
l’époque de ma vie qui fut la seule heureuse, bien que contenant
déjà les éléments de sa propre
désagrégation » = parce que...
il
ne s’agit donc pas d’évoquer un paradis antérieur
à la névrose ou au malheur actuel, mais de fixer la
névrose dans le paradis de sa source, de retrouver le temps
où elle était naturelle,
adaptée à la
fragilité enfantine, quasi spontanée, et finalement
justifiée.
Il n’y a « dégradation » qu’à cause de la
persistance d’attitudes enfantines chez un être devenu adulte, et
de la discordance entre son comportement et sa situation réelle
(Leiris est, objectivement, un homme de lettres qui a participé
aux mouvements les plus intéressants de son époque, un
bon ethnographe moyen, un bon mâle moyen, etc.) : le sentiment de
dégradation vient donc de la permanence
des
éléments de conduite enfantine au sein d’un ensemble qui
a changé. On dirait : « fixation ». Il y a alors
deux manières possibles de réduire
l’écart, si
douloureux à vivre, pour retrouver un équilibre : soit la
solution thérapeutique que propose la psychanalyse :
débloquer l’affectivité fixée à un stade
enfantin, en lui faisant prendre conscience de son inadaptation
à la situation actuelle de l’adulte, et de la vanité
actuelle des craintes qui sont
à son origine ; soit la solution
poétique, adoptée par Leiris et par bien d’autres, qui
consiste à mettre toutes les ressources de l’adulte au service
de cette affectivité bloquée, pour lui donner dans ses
formes, son ampleur, etc., un statut adulte, lui restituant ainsi ce
statut « naturel
» et adapté qu’elle avait perdu.
C’est cette seconde solution qu’on trouve ici : transformer la fixation
naturelle en une nouvelle fixation adulte.
Avant même de faire cette remontée,
Leiris déclare
qu’il va essayer de rassembler les vestiges de la «
métaphysique » de son enfance (p. 29). N’est-ce donc pas
la même chose ? Et que signifie « métaphysique
» ? La notion de « métaphysique » a chez
Leiris la même fonction que celle de « nature » chez
Gide (dans sa défense de l’homosexualité) : il s’agit
d’affirmer le statut naturel d’une première vision du monde, et
de soustraire à l’investigation psychanalytique à la fois
cette expérience fondamentale, et sa persistance chez l’adulte.
Il ne s’agit plus de l’accident individuel d’un enfant
névrosé, mais d’un problème fondamental de
l’homme, sur lequel la psychanalyse n’a « donc » rien
à dire... On en aura la preuve plus loin (p. 153) quand Leiris
repoussera les interprétations analytiques de son cas en
déclarant que l’essentiel du problème reste «
apparenté au problème de la mort, à
l’appréhension du néant, et relève donc de la
métaphysique »… ! Première manœuvre de
résistance, – nécessaire pour que l’essentiel puisse
être dit sans l’être vraiment, sans qu’on
s’aperçoive qu’on l’a dit.
III.
MÉTAPHYSIQUE DE MON ENFANCE
(pages
30 à 40)
On entre enfin dans l’évocation du
passé. Quel est
l’ordre suivi ? Le désir d’organiser est évident. Les
souvenirs choisis sont
soigneusement encadrés.
Choisis comment ?
Non pour leur antériorité (ils sont contemporains de ceux
évoqués dans les chapitres suivants), mais pour leur
primitivité (ce sont des sources, des « premières
fois ») et leur généralité (ils ont trait de
manière directe aux grands problèmes de l’existence tels
que chacun peut les éprouver). L’humour, la finesse du
récit rendent le lecteur complice et l’empêchent de voir
l’arbitraire de la structure qui encadre ces souvenirs. Comme la
plupart des structures employées dans la suite du récit,
celle-ci remplit une double fonction : dans un premier temps, barrer la
route à toute interprétation ou méthode
d’investigation psychanalytique, en classant humoristiquement ces
souvenirs en fonction des problèmes « métaphysiques
» de l’adulte (c’est l’histoire de la « conscience »
qui est ici ébauchée, comme s’il n’y avait pas
d’inconscient ; les souvenirs y sont donnés comme presque
immédiatement lisibles) ; dans un second temps, à la
faveur de ce camouflage, l’autobiographe peut librement raconter une
série de « scènes » qui ont trait, pour qui
sait lire (et pour Leiris le premier, qui sait fort bien lire, – quand
il veut), aux problèmes des premières années de la
vie tels que la psychanalyse, justement, les envisage. Le jeu de
Leiris, dans L’Âge d’homme,
c’est celui de la structure, non
fausse, mais faussée,
toujours choisie dans le « presque
vrai » , dans le « un peu à côté
», bloquant l’interprétation par cette
légère erreur, permettant par ce blocage au
refoulé de faire retour en toute tranquillité.
L’humour : « Je dois mon premier contact précis avec la
notion d’infini à une boîte de cacao de marque hollandaise
» (p. 36). Humour pince-sans-rire, « plutôt froid
», comme Leiris le disait de sa sexualité. Il joue ici sur
le décalage entre l’abstraction propre à la
métaphysique adulte, qu’exploitent les sous-titres en petites
capitales : Vieillesse et mort,
Surnature, L’infini, L’âme, Le
sujet et l’objet, et le caractère concret et
synthétique
des expériences enfantines. À la prétention de ces
grands mots, s’oppose le caractère humble et quotidien des
épisodes qui les illustrent. C’est, à dire vrai, une
description phénoménologique (poétique) de la
conscience enfantine qu’entreprend Leiris. Et qui ne voit que cette
description est beaucoup plus riche que les titres qui l’encadrent, et
riche de choses différentes
?
cimetière, foudre, suicide
« Il m’est impossible de
découvrir à partir de quel moment j’ai eu connaissance de
la mort ». Est-ce là simple clause de style ? Ou faut-il y
voir au contraire le fond du problème ? Ces mémoires
commencent par un trou de mémoire. Une place vide,
discrètement désignée. Au départ, donc, il
est bien entendu qu’il ne se
souvient pas de quelque
chose. Tout ce
qu’on pourra dire sera donc à
la place de cet
élément manquant. Je suis étonné justement,
à la lecture de cette section Vieillesse
et mort, de
l’incohérence apparente de ce qui est ici regroupé,
étonné de la manière très arbitraire
(parfois même laborieuse et avouée comme artificielle par
Leiris lui-même) dont les choses racontées sont
raccrochées à l’idée « métaphysique
» de mort. Est-ce vraiment de mort qu’il s’agit ?de la mort de
qui ? Si je lis le texte avec la distraction nécessaire,
je
constate que, tout de suite après la proclamation
d’amnésie, une anecdote est racontée qui met en
scène la mère
(au... Père Lachaise), sur la tombe
de ses parents ; l’anecdote porte sur une violence sacrilège
(dont la mère est simple spectatrice), et donne « un
avant-goût de quelque chose ». L’épisode du «
cadavre » (p. 30) suggère l’idée de quelqu’un qui
est foudroyé pour avoir vu
: l’image de ce qui le tue
fixée sur sa
rétine. Cette fixité de l’image sur
la rétine du mort semble presque le contraire de l’absence de
l’image dans la mémoire du vivant : le contraire, ou l’envers,
c’est-à-dire l’autre face de la même chose. D’une chose
qu’il faut oublier pour vivre ; dont le retour foudroierait. Cette
foudre mène aussitôt à l’idée du suicide
(pourquoi ?). L’image du suicide elle-même donne lieu à
une curieuse parenthèse : « Je ne comprenais pas...
» (p. 31) où il suffit d’oublier un instant le mot suicide
pour reconnaître une interrogation sur le sens d’un rapport de
violence qui n’est sans doute autre que le rapport sexuel : en quoi
consiste-t-il ? dans quelle mesure la volonté intervient-elle :
la femme subit-elle ou participe-t-elle ? Question liée à
quelque scène originaire, mais qui ne trouve moyen de s’exprimer
qu’à travers l’image du radjah. D’ailleurs cette interrogation
indiscrètement revenue est aussitôt doublement
effacée, étouffée : « La seule chose claire
que je percevais, c’est le mot “suicide” lui-même », –
naturellement – et le geste du suicide longuement évoqué
à travers le mot lui-même (l’attention se
détournant du rapport du radjah avec ses femmes, s’absorbant
dans un suicide compensatoire). Et, de toute façon, ces images
de foudre, ou de suicide ne venaient pas de mon expérience
réelle, mais de gravures vues dans les illustrés,
concernaient uniquement des « personnages exceptionnels »,
absolument pas les gens de ma famille ! C’est-à-dire, à
bien lire cette dénégation : concernaient les gens de ma
famille. La dénégation elle-même porte en son cœur
un aveu : les gens de ma famille, ce sont « ceux qui mouraient au
lit ». Justement. Une lecture « flottante »
m’amène à percevoir, non point derrière ce texte,
mais dans la lecture même de ce qui est dit, la trace de
fantasmes se rapportant à la scène originaire, – qui
serait justement cette chose dont le début du texte dit qu’il
est impossible de se souvenir, mais dont il semble impossible aussi de
ne pas parler : le tout est d’imaginer qu’on parle métaphysique.
Encore des images, d’Épinal
cette fois. La mémoire est ici de nouveau
représentée comme défaillante, au début et
à la fin de l’évocation, au point que l’on a l’impression
d’un exercice littéraire, Leiris ouvrant l’éventail des
âges pour le refermer ensuite. À dire vrai, au milieu de
cet éventail, il y a un trou. Il manque simplement : l’âge
d’homme (« je viens d’avoir trente-quatre ans, la moitié
de la vie »). Seules surnagent les deux couleurs d’une enfance et
d’une adolescence présentées comme indépassables,
– et toutes les couleurs de la maturité et de la
décrépitude. L’âge d’homme est
présenté pourtant deux fois : une fois sous la forme
d’une dénégation elle-même déniée,
mais hors de sa place (« je n’avais même aucune idée
que l’un d’entre eux (si, ce n’est, peut-être, l’âge du
mariage) pût figurer un apogée », p. 33), puis, une
autre fois sous la forme d’un vide que l’on peut restituer entre la
couleur bleue et la couleur verte : quelle est la couleur qui permet de
passer du clair de lune à la maternité ? Absent,
l’âge d’homme n’est l’objet d’aucune expérience ni d’aucun
désir exprimé. L’enfant ne voyait rien au-delà de
l’adolescence ; le narrateur n’a qu’un désir, celui de retrouver
le « méli-mélo » de l’enfance, après
avoir connu toutes les couleurs de la décrépitude. Au
milieu, rien. Peut-être cette image manquante se trouve-t-elle
simplement épelée à l’intérieur des autres
images ? – Cette galerie de petits tableaux juxtaposés
n’offre-t-elle pas comme une image analogique du texte de L’Âge
d’homme ? Plus que la description elle-même (qui annonce
d’ailleurs celles de Biffures),
la conclusion me frappe par la
manière dont elle réunit le désir de
régression jusqu’au stade fœtal, l’expression de l’analogie
entre l’enfance de l’individu et celle des peuples (les « temps
mythiques »), et le souhait de rétablir l’unité
entre le microcosme et le macrocosme. Qu’au demeurant l’on ne
s’inquiète pas : passant par toutes les couleurs de la
décrépitude, regrettant son enfance, Leiris s’affirme
prisonnier de cette série de cadres, incapable de s’en
évader, paralysé : réduit lui-même à
l’état d’image, d’objet. Comme il le dit fort bien : « je
demeure encastré dans
ces Âges de la Vie » (p. 35).
C’est-à-dire, encadré, enchâssé ; mais aussi
castré, châtré.
On passe de la lamentation tragique
à l’humour ; Leiris semble avoir lu Freud, il maîtrise
soudain les interprétations, il organise lui-même pour le
lecteur le spectacle de l’énigme, et sa levée. «
Surnature », dans sa logique humoristique, semble écrit
par un adulte plein de maturité. Aussi est-on tenté de
lui emprunter sa méthode des rapprochements, pour
suggérer qu’il y a un rapport entre « Surnature » et
« Infini » : lui-même souligne l’aspect
érotique de la jeune Hollandaise. Cette fuite à l’infini
suggère-t-elle à travers la répétition de
l’organe féminin de la génération, la succession
même des générations (cf. dans Aurora, p. 93, la
matrice en abîme) ? Ou plutôt, ne désigne-t-elle pas
le vide féminin lui-même, attirant dans une chute
indéfiniment répétée, s’accompagnant de
l’angoisse d’une diminution qui va jusqu’à la disparition ?
Fantasme, nous le verrons, toujours lié à l’orgasme chez
Leiris. D’autre part, quel est le lieu de cette vertigineuse fuite
érotique ? – La jeune Hollandaise montre une boîte de
cacao. À tout enfant, par sa couleur comme par son nom, le cacao
évoque le caca, le o supplémentaire étant comme
l’image de l’orifice anal, le trou, le zéro.
Surdétermination de l’épisode renvoyant à la
théorie cloacale, à laquelle renvoyait sans doute aussi
sa réflexion sur la cheminée du Père Noël.
Dans « Surnature », le second paragraphe établissait
l’analogie de la série
Père Noël et de la
série accouchement ; dans « L’infini » même
constatation : la clef est donnée par Leiris : l’image de la
Hollandaise a valeur érotique. Mais le déchiffrement est
déplacé, et demande à être
déchiffré. Les « visions libertines »
reflétées dans des jeux de glace renvoient à
l’univers adulte, artificiel, des maisons d’illusion ; comme souvent,
on peut supposer que la comparaison des deux termes renvoie à un
troisième terme, absent, à quelque vision enfantine
libertine, origine du vertige, – du vertige de l’origine.
l’âme, le sujet et l’objet
La charmante description de
l’âme me semble renvoyer non à la cosmographie, mais
à quelque « cosmogonie » fœtale, comme par exemple
celle qui a été exposée par Leiris p. 35. Mais en
même temps, elle raconte une réflexion de l’enfant sur son
propre corps. L’âme, représentée d’abord comme
baignant dans un liquide, est ensuite envisagée comme un organe
localisable, à l’intérieur du corps même de
l’enfant : recherche qui semble susciter en écho le fragment
suivant, sur la première érection. La métaphore
cosmographique semble assurer la liaison (l’univers, les deux
pôles de mes préoccupations, ma lune). Si la « lune
» est liée aux « besoins les plus immédiats
», la « petite machine » semble liée aux
peurs. – Baptisée par la mère, la petite machine semble
aussitôt menacée. Bizarrement, sous prétexte de
parler de la nature, apparaissent serpents et satyres : présence
inquiétante, qui rappelle les « images » de violence
des illustrés, et les faits divers, interdits à l’enfant
comme le furent plus tard les journaux grivois. Le long circuit de ce
paragraphe ainsi résumé, laisse entendre que la crainte
qu’éprouve l’enfant est liée à
l’appréhension d’une violence extérieure ; mais que cette
violence n’est peut-être que la manifestation de quelque chose
d’agréable, mais d’interdit ; et que corollairement, la crainte
de l’enfant est peut-être elle-même associée
à l’expérience du plaisir : ce qui va justement nous
être enfin raconté. C’est sur le récit de cette
révélation du plaisir, que va se terminer la «
métaphysique » de l’enfance. Admirable récit, parce
qu’il parvient à restituer l’étonnement dans toute sa
fraîcheur, un peu comme Rousseau dans le récit de la
fessée de Mlle Lambercier. Il énonce la progressive
localisation des causes paradoxales de ce plaisir, mais sans estomper
l’étonnement lui-même. Il souligne d’abord la double
théâtralité
de l’événement : c’est le
plaisir qui transforme le lieu en « théâtre »,
et ce plaisir lui-même est causé par la vue d’un spectacle
: « ce lieu devint le théâtre de ma première
érection », « le spectacle qui m’était offert
» : scène dans laquelle le spectateur est arraché
à l’indifférence (ou l’indifférenciation), pour
devenir, sans comprendre comment, lui-même acteur. Cette
théâtralité, liée à l’irruption du
plaisir, est sans doute le fondement de la fascination du
théâtre, du spectacle, dont Leiris parlera tant, en
particulier dans la section « Tragiques » : tout spectacle
renvoie à cette première scène. Mais est-elle la
première ? La première dont il se souvienne. Mais
n’est-elle pas elle-même la répétition d’une autre
« scène », celle-là primitive, originaire ?
Dans l’épisode de la clairière, Leiris souligne plusieurs
fois l’incapacité de l’enfant à établir le moindre
lien entre ce qu’il voit et ce qu’il sent : il note simplement les
coïncidences, il ne comprend pas « le mot de l’énigme
». À dire vrai, l’adulte qui fait le lien, comprend-il
mieux ? Au lecteur, il semble que le lien lui-même, une fois
établi, soit toujours énigmatique, mais que le lieu de
cette énigme doive être plutôt quelque scène
originaire. Différents indices, inscrits dans le texte, poussent
à faire cette hypothèse. Tout suggère que la
scène est vécue par l’enfant comme une agression subie,
comme un traumatisme causé par un spectacle. L’érection
n’est pas présentée comme un mouvement de désir
allant de l’intérieur vers l’extérieur, comme une
expansion active et première, mais comme un choc subi de
l’extérieur, comme une pénétration violente, dont
l’érection puérile serait la conséquence subie, la
réaction organique du corps frappé, l’équivalent
d’une sorte de « bleu » : l’expression « irruption de
la nature dans mon corps », souligne l’idée d’agression
brutale et de pénétration, et la passivité
pétrifiée de l’enfant-spectateur, victime du spectacle,
stupéfait de sa brusque intumescence et qui ne sait mettre
d’autre nom que celui de pitié sur ce qui est finalement le
plaisir, exactement comme le petit Jean-Jacques s’était senti
« l’affection » redoublée pour Mlle Lambercier avant
de localiser et d’identifier ce qui lui arrivait.
Si cette hypothèse est exacte, ce dernier
volet de la
série « métaphysique » renverrait alors au
premier volet : l’origine
perdue de l’idée de mort, le
modèle de la scène du plaisir ne serait qu’une seule et
même chose, la scène originaire, dont les
éléments apparaissent travestis, disjoints,
épelés tout au long des images de cette «
métaphysique », mais surtout dans le récit initial
et dans le récit final.
l’origine de la métaphysique
Je vois mieux maintenant
l’unité de ces cinq épisodes. Leiris cherche à
présenter l’origine de ses expériences
métaphysiques (chacun des épisodes traite d’une «
première fois ») : mais à chaque fois le champ
exploré est celui de la conscience (ou plutôt : du
souvenir qui lui reste de cette conscience). C’est la méthode
classique de tous les autobiographes (« aussi loin que je me
souvienne »). Cette méthode, s’il s’agit d’établir
véritablement des « origines »,
méconnaît totalement l’apport de la psychanalyse :
l’importance des premières années de la vie, les effets
de l’amnésie infantile, les lieux où les traces de cette
enfance subsiste – souvenirs-écrans, rêves, etc. C’est
cette méconnaissance qui donne à l’autobiographe
sécurité, et c’est cette sécurité qui
l’amène à parler à mots couverts de ce qu’il
désire se cacher : l’expérience originelle de l’origine.
Ai-je tort d’accorder une telle importance à cette
séquence « métaphysique » ? Au cas où
il me resterait une hésitation, je n’ai qu’à relire le
jugement que Leiris porte lui-même sur ce point : « Je
n’attache pas une importance outrancière à ces souvenirs
échelonnés sur divers stades de mon enfance » :
dénégation d’autant plus facile à lire («
outrancière » attire d’ailleurs l’attention sur
l’exagération de la dénégation...) qu’elle
précède l’affirmation, faite sur un ton
dégagé de constatation pratique (« il est d’une
certaine utilité »), de l’importance capitale de ces
épisodes : « le cadre... dans lequel tout le reste s’est
logé ». Effectivement, il y a disproportion entre ces cinq
épisodes morcelés et le cadre de toute une vie : mais il
n’y a plus disproportion, si l’on retrouve ce qui se lit
derrière.
Ai-je tort de lire une scène
originaire
derrière cette
séquence ? Ce que je puis dire tout au plus, c’est qu’il y a
derrière le texte quelque chose qui fonctionne comme une
scène originaire : quelle est-elle, réelle, fantasmatique
? Je n’en sais rien. Mais je vois bien qu’elle est là, comme un
manque, à la place duquel s’écrit tout le texte.
S’agit-il seulement d’un fantasme projeté par le lecteur ? Je ne
le crois pas : l’arbitraire du lecteur peut fort bien jouer à
chaque occasion ; mais la récurrence des signes,
vérifiable, lui indique qu’il a touché à une
structure qui est aussi dans le texte ; cette récurrence, bien
sûr, ne garantit en rien la vérité de ses
interprétations, mais lui garantit qu’il y a bien là
quelque chose à interpréter. Pour le faire, il va s’aider
d’autres textes de Leiris, et, en particulier de La Règle du
jeu. Ce déchiffrement du texte de L’Âge d’homme que je
tente ne peut que redoubler le déchiffrement que Leiris
lui-même a entrepris : c’est l’excitation et le désespoir
du lecteur de Leiris, comme du lecteur de Proust, de se sentir
devancé dans la tâche critique par l’auteur qu’il tente de
lire. Il n’a sur lui d’autre avantage que sa situation
d’extériorité, le biais de sa perspective qui lui fait
apercevoir d’autres lointains.
Le 19 avril 1948, Leiris retrouve dans un numéro de Musica
datant de 1906, un portrait de la cantatrice Lucy Arbell dans le
rôle de Perséphone. Il s’aperçoit qu’un certain
nombre des éléments qu’il avait associés au mot
« Perséphone » dans Biffures (éléments
courbes, floraux, musicaux) lui ont été
suggérés par le souvenir perdu de cette photographie.
C’est l’occasion de réfléchir aux rapports du texte et de
la mémoire :
Ainsi, au-dessous de la trame consciente
de mon livre – celle
qui est artifice dans la mesure où, préexistant
nécessairement à chaque page que j’écris, elle lui
imprime ipso facto un
caractère d’objet fabriqué – court
une trame que j’ignore ou dont je n’entrevois jamais que des
brimborions au hasard d’une image ou d’une réminiscence.
Cheminement souterrain, plus important sans doute que le parcours
officiel […] (Fourbis,
p. 19).
Leiris
admet donc l’existence d’une trame inconsciente : choses qui
manquent en apparence, mais qui en réalité font tenir
ensemble le discours. Suit une très belle évocation de
cette inscription de l’inconscient (Fourbis,
p. 20). Leiris se pose
d’abord la question de savoir s’il sera capable de lire lui-même
cet hiéroglyphe ; et ensuite, question qui n’est
indifférente ni sur le plan personnel, ni sur le plan
littéraire, si quelqu’un d’autre que lui peut le lire :
quelqu’un d’autre que moi, même dans
le cas sans doute
fréquent où je ne parviens pas à les tirer du
secret, peut-il en percevoir du moins (hors de toute possibilité
d’appréhension distincte) l’existence clandestine, de sorte que,
le livre terminé, la suite de phrases qu’il aura lues lui
apparaîtra comme un panorama dont les lointains
arrière-plans, bien que presque invisibles, sont indispensables
parce que – montagnes ou nuages, plaine ou mer – pour
incompréhensibles qu’ils demeurent ils sont ce qui donne au tout
sa profondeur vivante ? (Fourbis,
p. 20).
Leiris
décrit ici exactement la situation où je suis en
face du début de L’Âge
d’homme : apercevoir l’existence
clandestine des lointains. Et, pour continuer à filer la
métaphore géographique, par déduction, par
triangulation, j’essaie de reconstituer la forme et la nature probables
de ces arrière-plans.
Leiris développe ensuite
une sorte
de petite phénoménologie de la mémoire (Fourbis,
p. 20-22), en oubliant il est vrai de parler de l’oubli... et de ses
raisons probables (les notions psychanalytiques d’amnésie, de
censure, de refoulement ne sont pas utilisées). Et cette
réflexion sur la mémoire le ramène enfin à
l’endroit même d’où part le récit de L’Âge
d’homme, à l’idée d’une sorte de trou à la base
même de la mémoire. Mieux : d’une mémoire en forme
de trou ; au point que le lecteur se demande si la chose oubliée
ne serait pas prodigieusement présente dans la description qui
est faite de l’oubli ; au point que se souvenir positivement de l’oubli
serait impossible, le dissiperait ; chose qui ne peut survivre dans la
mémoire qu’en forme d’oubli. Tout au long de cette page, nous
pensons à une évocation toute lacanienne de la
béance originelle. Leiris parle d’ailleurs constamment dans La
Règle du jeu de ce manque en terme de « faille
», de
« lézarde », de « trou », de «
lacune ». Je cite le texte sur la lacune :
De ces lacunes obsédantes –
lésions qui sont cause
d’inquiétude et qu’il faudrait réparer pour avoir le
sentiment euphorique de se posséder en totalité – l’une,
peut-être, me fait sentir son vide de manière un peu plus
gênante que les autres et je donnerais gros pour parvenir
à la combler. Il est très vraisemblable toutefois qu’il
ne s’agit pas là d’une lacune ou d’une de ces cavernes au trajet
capricieux ainsi qu’en ont les bois anciens qu’ont taraudés les
insectes mais d’un manque absolu (d’un défaut originel et non
d’une disparition d’après coup) de sorte que ce serait, en bonne
logique, perdre son temps sur un faux problème que vouloir
à tout prix reconstituer cette partie absente comme se reprise
un vêtement mangé aux mites ou une vieille chaussette. Il
est malaisé, néanmoins, de résister à
l’attraction qu’exerce cette lacune, de même qu’il faut faire
effort sur soi quand on se trouve à deux pas d’un abîme
pour en détourner ses yeux, bien que sachant qu’à
prolonger cette vaine contemplation l’on peut s’attendre à
n’éprouver que nausée, sans même parler d’un
certain risque de chute au cas où la tête viendrait
à vous tourner. Pour discutable que soit, quant au bon
goût, l’emploi d’un mot qui traîne derrière lui un
tel sillage sulfureux, “abîme”, dans le cas ici
évoqué, ne me paraît pas excessif comme terme de
comparaison. L’événement capital que j’ai toujours
été dans l’incapacité de retrouver (cela pour la
simple raison qu’il n’a jamais dû se produire, soit qu’il n’y ait
pas même possibilité de pareille découverte,
autrement que de façon toute formelle, tant qu’on n’est pas au
pied du mur, soit qu’elle s’opère seulement par degrés et
de manière subreptice à mesure que
l’échéance se rapproche) est en effet celui qu’aurait
constitué pour moi ma prise de conscience de la mort ou, plus
précisément, du fait que ma propre vie – cette vie que je
ne peux pas croire soumise aux mêmes lois que celle des autres –
ne saurait manquer de s’arrêter pile, en un radical
écroulement. (Fourbis,
p. 22).
Texte
admirable d’audace, dans son énoncé, et de
prudence, dans sa fonction. L’idée très profonde que
touche Leiris, c’est que ce manque n’est pas dû à
l’occultation provisoire d’une chose précise qui existerait ou
aurait existé, mais que la chose oubliée est
elle-même une sorte de manque. Dans la chaîne de la
mémoire comme dans la chaîne du langage, le
signifié dernier manque, et c’est de ce manque même que
sort toute la chaîne. Mais cette idée audacieuse est
découverte, puis explorée dans une tactique qui est de
l’ordre de la prudence : il faut se garantir de tout retour offensif du
refoulé, se persuader que ce retour est impossible. Ce serait un
faux problème que de « vouloir à tout prix
reconstituer cette partie absente », – et voici donc ma lecture,
cette fois, condamnée. Mais dans ce cas-là, pourquoi
Leiris va-t-il écrire cinquante pages, les plus profondes de la
Règle du jeu, à
partir de ce manque ? Et comment
expliquer que dans la dernière phrase Leiris cerne avec une
telle précision les contours de la lacune ? On retrouve dans
cette dernière phrase le même mécanisme de
sécurité que dans la « Métaphysique de mon
enfance ». Comment peut-il être si sûr de la
signification et du contenu de « l’événement
capital »... qu’il a toujours été « dans
l’incapacité de retrouver » ? Je vois, dans la suite, que
c’est à partir du sens qu’il essaie de retrouver
l’événement. Je comprends alors la fonction de cette
« certitude » sur le sens : ayant décidé a
priori que le sens est « la conscience de la mort »
(et
visiblement décidé à ne rien comprendre d’autre),
Leiris peut explorer la lacune tranquillement ; il empêchera les
images levées par l’écriture d’aboutir à d’autres
significations que celles imposées au départ, et,
à la faveur de cette certitude, laisse le refoulé
s’écrire sans se donner à lire explicitement. Est-ce
à dire qu’il ne s’agisse pas de conscience de mort ? Certes, la
mort n’est pas absente. Mais il ne s’agit peut-être pas seulement
d’elle, mais, qui sait ? – du désir. Et peut-être qu’il ne
s’agit pas exclusivement de métaphysique. Les structures dont se
sert Leiris ne sont jamais vraiment impertinentes, mais elles semblent
toujours un tout petit peu décalées. Il suffit de mettre
une clé très légèrement de travers pour
bloquer la serrure : on peut alors regarder par le trou de la serrure
en étant sûr que la porte ne s’ouvrira pas...
Dans le cadre d’une lecture de L’Âge d’homme, je ne saurais
continuer l’analyse de « Mors ». Pourtant ceci : glanant
des faits autour de cette lacune, à la recherche de sa «
prise de conscience de la mort », Leiris développe
longuement un épisode datant de Viroflay. Il a quatre ou cinq
ans. Se promenant à la nuit tombée dans la campagne
déserte avec son père, il entend une sorte de bruit
d’insecte ; il a peur ; son père lui explique que c’est une
voiture qui est « très loin, très loin » ; il
a encore plus peur. Une fois l’anecdote racontée (Fourbis, p.
23-24), Leiris cherche à l’expliquer, à la
développer, « tiraillant » l’anecdote dans tous les
sens pour lui faire « rendre gorge », et s’abandonnant
même à des séries d’associations d’idées,
dirigées officiellement par l’idée de « conscience
de la mort », mais en réalité très diverses
et finalement assez « libres ». Or cette analyse met
d’abord l’accent sur le mensonge du père, et l’idée que
ce mensonge cache quelque
chose de redoutable (d’ailleurs Leiris n’est
plus tellement sûr que son père ait réellement
répondu cela cette fois-là... peut-être s’agit-il
d’un mensonge dont on a soupçonné le père en
d’autres circonstances ?) ; ensuite, il développe l’idée
de « solitaire d’un monde
étrange (ou isolé
insolite) en nocturne intrusion » (Fourbis, p. 28), après
qu’a été évoqué « un somnambule se
faufilant, tout blanc dans sa chemise de nuit, à travers l’ombre
d’une chambre », étrange vie persistante au milieu du
sommeil général. Une longue parenthèse
évoque une sorte de perspective théâtrale en
abîme, souvenir de souvenir, au fond duquel apparaîtrait
une fantomatique scène muette. Hamlet est à cette
occasion nommé. Enfin est évoquée la fameuse
voiture (à cheval) nommée par le père : mais
pourquoi faut-il (Fourbis, p.
30), que le cheval s’écroule dans
les brancards « scandale soudain parce qu’éclatement
public de la tragédie, telle la chute de quelqu’un que frappe le
haut mal », etc... ? La plupart de ces associations semblent de
nouveau tourner autour de quelque chose en forme de scène
originaire : réveil en pleine nuit, écoute d’un bruit
insolite, mensonge du père, évocation d’effrayantes
images de cheval, dont j’aurai l’occasion, avec Leiris, de reparler
(cf. ci-après, chapitre II, "Haut Mal"). Et si mon lecteur a
quelque doute et me
soupçonne de n’écrire ici qu’une maniaque caricature de
L’homme aux loups, je laisserai Leiris lui-même commenter
poétiquement la situation évoquée dans Fourbis,
dont je rappelle qu’elle est là pour boucher le trou de
mémoire déjà constaté au début de
L’Âge d’homme. Les
strophes ci-dessous sont extraites de La
Néréide de la mer Rouge,
poème écrit en 1934-1935, donc en même temps que L’Âge d’homme :
«
Telle face au miroir qui quadruple
la paire
de
bergers s’embrassant entre les chandeliers
une
veilleuse presque éteinte change en suaire
les
draps du couple parental dont craque le sommier
Et
l’enfant réveillé sent vivre le silence
troublé
par ce seul bruit émané du fumier
des
membres confondus grâce à la morne science
de
l’amour qui ahane un jugement dernier
Il
songe en écoutant son cœur battre trop fort
à
l’horreur d’être adulte bien qu’il sente
se
faufiler en lui ainsi qu’un filon d’or
cette
flamme légère et toujours laminée
montant
pour l’ex-voto ou le dessus de cheminée »
(Haut
Mal, p. 124).
Inutile
de préciser que ce texte ne met pas en scène la
« scène originaire », mais qu’il exploite de
manière très littéraire, et en termes
déjà très précis de réalité
génitale, un fantasme d’adolescent. Mais comment ne pas entendre
les harmoniques de ces vers ? « Et l’enfant
réveillé sent vivre le silence / troublé par ce
seul bruit » est un parfait résumé du texte de Fourbis écrit quatorze ans
plus tard, sur le « solitaire
d’un monde étrange (ou
isolé insolite) en nocturne intrusion ». Ce qui
manque
dans Fourbis, c’est
l’impossible identification de la source du bruit. Mais je reconnais
aussi d’autres éléments : le « miroir qui quadruple
la paire de bergers s’embrassant » (miroir en face duquel la
veilleuse remplit à son tour le rôle de reflet puisqu’elle
éclaire le couple parental : parallélisme, mais
inversé, car là où le miroir multiplie
vertigineusement l’image de la paire de bergers, la veilleuse
pétrifie (change en
suaire) l’image du couple parental : vertige
et pétrification, qui sont les deux manifestations
opposées et complémentaires du traumatisme) : ce miroir
libertin et vertigineux est justement celui qu’évoque Leiris
à propos de la jeune Hollandaise au cacao en abîme.
L’ambiguïté propre à l’effet de la scène
originaire (choc au bout duquel se manifeste le plaisir) est ici
traduite par le « bien que » et la suite. Quant à
l’horreur d’être adulte, elle évoque tout simplement le
titre même de L’Âge
d’homme. Et puisque je parle de titre,
comment ne pas penser à celui que Leiris annonce pour le
quatrième (et dernier ?) volume de La Règle du jeu :
Frêle bruit, qui se
donnera pour tâche de répondre
à la question posée depuis toujours : « crissement
d’insecte ou mince roulement de voiture dont essieux et rayons ne
seraient que frêles membres desséchés, que venait
donc – en son unicité – me murmurer ce bruit ? » (Fourbis,
p. 27).
Je peux employer une autre
méthode pour lire les dix pages de « Métaphysique
de mon enfance » : celle de la superposition de textes
inventée par Ch. Mauron. Cette méthode semble
particulièrement recommandée pour les textes qui ont
été intentionnellement construits selon des
procédés d’association.
Il ne s’agit certes jamais chez
Leiris de ce qu’on appelle association « libre »,
c’est-à-dire sans contrôle conscient : toute
l’écriture de Leiris est faite d’un équilibre savant de
dérive et de contrôle. Dans L’Âge d’homme, comme il
est naturel, le contrôle semble l’emporter de beaucoup. Dans La Règle du jeu,
l'équilibre est trouvé. On peut
comparer l’écriture de Leiris à la pratique d’un sport
comme le ski : l’énergie initiale n’est pas produite par le
skieur, c’est simplement la pesanteur, à laquelle il doit
commencer par se livrer. Le sport consiste à maîtriser
cette force, à l’utiliser, au lieu de s’abandonner et de tomber
vertigineusement. L’écriture est toute entière ce
contrôle du vertige de la chute. Dans L’Âge d’homme, on a
souvent l’impression d’un skieur débutant qui ne sait pas
prendre les tournants, s’arrête, fait une conversion et repart
dans l’autre sens. D’où le caractère saccadé de la
progression. Dans La Règle du
jeu, la technique du virage aval
est acquise, il y a une sorte de coulé dans l’enchaînement
des virages. Mais tout se passe comme si la pente où s’exerce
l’apprenti-skieur se terminait, non par un replat, mais par une falaise
à pic : il faut être toujours maître de sa vitesse
pour pouvoir s’arrêter avant ; sinon, la sanction est la mort. Ce
qui est au fond de l’écriture, c’est la mort : non comme le
terme, mais comme le principe même de son mouvement. La pente, ce
sont les associations, dont le dernier terme est un trou à pic,
manque qui attire, aspire tout, et contre l’aimantation duquel toute la
vie, toute l’écriture se construit. Cette métaphore,
filée, je la justifie d’abord en voyant que Leiris n’a pas
hésité à filer jusqu’à l’absurde la
métaphore de la littérature-tauromachie ; la
métaphore tauromachique est très instructive en ce
qu’elle établit une double relation avec un public et avec un
adversaire, et qu’elle pose le problème en termes œdipiens ; la
métaphore que je propose remonte bien en-deçà,
à un stade antérieur et plus fondamental, où ne
reste que le désir et la béance ; elle a l’avantage
d’expliquer l’importance capitale que Leiris accorde au sentiment du
vertige et au fantasme de la chute, dont la tauromachie rendait
assez
mal compte.
Cette pente, c’est toujours la même. Ses
accidents, son relief,
ses particularités, nous pouvons essayer de les deviner en
comparant les différentes « descentes »
d’associations, pour saisir quels sont les points de passage
obligé, et l’ordre de ces points de passage. À la lecture
de Biffures, j’ai
été frappé par la ressemblance
du paysage des pages 103 à 127 (seconde moitié de
Perséphone), avec
« Métaphysique de mon enfance
» (p. 30 à 40 de L’Âge
d’homme). Leiris a
été le premier non pas à voir, mais à
organiser ces ressemblances : il lui arrive, dans La Règle du
jeu, de reprendre un matériel déjà
utilisé
sommairement dans L’Âge d’homme.
Mais il n’est pas sûr que
le sens de ces reprises lui soit clairement apparu. Pour saisir le
trajet de ces chaînes d’associations, il faut en effet
négliger la suite apparente de l’ordre du discours. Aussi mon
lecteur aura-t-il peut-être de la peine à me suivre dans
cet exercice de lecture : je vais lui demander non seulement de
s’écarteler entre trois textes différents et assez longs
(car un troisième texte sera utilisé pour articuler les
deux premiers), mais aussi de lâcher ce à quoi il se
serait naturellement raccroché dans cet exercice d’acrobatie :
l’histoire apparente. Qu’il s’abandonne simplement avec moi au fil de
la pente.
Les deux textes partent de la
curiosité de l’origine :
L’attirance
que j’ai toujours
ressentie à l’endroit d’un au-delà des apparences fait
que, pour moi, “merveilleux” et “nature” sont presque synonymes
(Biffures, p. 103).
Toujours
ressentie (« Il m’est impossible de découvrir
à partir de quel moment j’ai eu connaissance de la mort »)
; on est au niveau d’une origine absolue, d’une connaissance, ou d’un
désir de connaissance. « Merveilleux » et «
nature », superposés, cela donne cette « surnature
», évoquée à propos de l’énigme de la
naissance, qui cause justement de l’« émerveillement
» (p. 35). Désir de savoir, curiosité de l’origine.
C’est le même désir, nous dit le texte de Biffures, qui
porte l’enfant vers les contes de fées, puis vers « ce qui
de prime abord peut en sembler le plus différent : les livres
dits “de sciences” ». Ces livres de sciences sont cependant
divisés en deux groupes : Leiris oppose les livres
décrivant différentes formes de transformation physique
(distillation de la houille, produisant du gaz ; effervescence de la
craie où l’on met du vinaigre ; four à chaux, et hauts
fourneaux pleins de métal en fusion), à ceux qui tentent
de représenter la numération
arithmétique : ces
derniers ennuient, à cause de leur stérilité, par
la répétition de l’identique ; la numération a le
côté vertigineux
du désert. Les
premiers livres, au
contraire, fascinent, visiblement à cause de la production par
métamorphose, du mystérieux
passage de l’état
solide à l’état liquide ou gazeux. Ce thème de la
métamorphose des états va être
développé, tissé, tressé dans les pages
suivantes ; une longue distinction des mécaniques
créées par l’homme, et des forces naturelles
utilisées par ces mécaniques, amène à
choisir pour exemple privilégié la machine à
vapeur : l’enfant imagine qu’en comprenant la mécanique, il
comprend tout, alors qu’il reste le mystère même de
l’énergie et de son origine. L’étonnement est le suivant :
l’on peut
toujours se demander
pourquoi une matière quelle qu’elle soit est ainsi
transformable, sujette à de telles vicissitudes, au lieu de
demeurer à jamais ce que, l’observant à un instant
quelconque du temps (et sous quelque avatar qu’elle se présente
alors), l’on est en droit de croire qu’une fois pour toutes elle est.
(Biffures, p.
106).
Suivent
différentes réflexions sur l’invention
(Archimède, découvrant la poussée dans son bain,
et disant Eurêka en se frappant le front, mimique qui figure
justement dans l’autoportrait de L’Âge
d’homme, p. 26), et sur la
« découverte ». Pourtant il y a une
découverte dont Leiris dit dans L’Âge d’homme qu’il ne
peut pas la faire : celle de l’origine de la connaissance de la mort.
Pour
saisir comment ces pages de
Biffures sur la machine
à vapeur se rattachent à «
Métaphysique de mon enfance » (c’est-à-dire, en
suivant mon interprétation, au fantasme de la scène
primitive), je dois faire un détour, en analysant un passage qui
se trouve un peu plus loin dans L’Âge
d’homme. Dans le chapitre
« Antiquités », Leiris évoque longuement le
« Génie du foyer » (p. 64-67). Que vient faire
l’histoire de cette salamandre ? Il s’agit bien sûr des «
antiquités » personnelles de Leiris, et je prendrai tout
cet épisode comme un souvenir-écran renvoyant
probablement à sa préhistoire. La description des lieux
met en évidence la possibilité pratique d’une
scène originaire
La chambre où nous couchions l’un
de mes frères
et moi était séparée de la chambre parentale par
un bout de couloir [...].
Lorsque mes parents étaient
couchés je les entendais chuchoter dans leur chambre, au lit et
aux meubles couverts de drap bleu de soldat. Ils ne fermaient pas
toujours les portes de communication, les rouvrant en tout cas avant de
se mettre au lit, afin de mieux savoir comment nous dormions.
(p. 64-65).
Si
les parents laissent la porte ouverte, c’est pour pouvoir entendre
l’enfant : mais tout le texte met l’accent sur la communication dans
l’autre sens : par cette porte, on peut entendre les parents «
chuchoter » (frêle bruit...), on peut à l’occasion
voir la poitrine de sa mère. Cette proximité est
liée pourtant à une impression de terreur :
[...]
par un bout de couloir qui passait
devant un cabinet noir
contenant des défroques et des malles. Chaque fois que je
passais devant ce réduit j’avais peur – une bête surgie de
l’obscurité ? au fond, tout au fond, n’y a-t-il pas deux yeux de
loup qui brillent ? – et c’était là qu’on menaçait
de m’enfermer quand je n’étais pas sage. (p. 64-65).
Tout
se passe comme si, par un léger déplacement, la
terreur s’était fixée sur ce cabinet noir adjacent,
devenu théâtre de la scène traumatisante : une
bête surgie de l’obscurité, deux yeux de loup qui
brillent. Autre « apparition », la mère en chemise
de nuit blanche (cf. dans Fourbis,
p. 28 « un somnambule se
faufilant, tout blanc dans sa chemise de nuit, à travers l’ombre
d’une chambre »), qui vient répondre à l’appel de
l’enfant : appel étrange ! – L’enfant est malade du « faux
croup » (le « faux » désignant l’origine
nerveuse ou psychologique de la simulation) : « au milieu de la
nuit, soudain, je m’éveillais ». La maladie est
décrite en termes de violence sexuelle subie par l’enfant,
presque comme une sorte de dépucelage par la bouche (qui fait
d’ailleurs penser à la scène de la première
communion, p. 84) :
la poitrine ravagée par une toux
violente qui
déchirait ma gorge et ma trachée, semblant s’enfoncer de
plus en plus profondément en moi, comme un coin ou une
cognée. Cela me faisait mal, mais j’y trouvais aussi un certain
plaisir, épiant cette toux qui, à chaque accès,
devenait plus profonde et me vibrait presque jusqu’aux entrailles.
(p. 65).
Il
mime ainsi une scène sexuelle, vécue de manière
féminine, avec le même caractère paradoxal du
douloureux (choc subi) au fond duquel se révèle le
plaisir : simulation où l’on mime, sur soi, la scène de
violence dont on a été spectateur ou auditeur, et qui en
même temps, attire sur soi l’attention des acteurs de la
scène (la mère, alertée à son tour, vient
voir l’enfant et l’entoure de soins, ce que l’enfant ressent comme une
« entrée dans le jeu », au lieu qu’il était
avant sur la touche). Leiris analyse très finement, en bon
moraliste, la maladie comme conduite de séduction. L’attention
qu’il a réussi à obtenir est décrite
précisément (p. 67) en des termes qui redoublent le
fantasme de la maladie simulée : le père «
détenait le remède, petit flacon rempli d’un liquide
brunâtre qui, disait-il, contenait une plume qui me
chatouillerait la gorge, de manière à me faire vomir. Je
n’aimais pas prendre le vomitif [douleur], mais l’idée de la
plume m’amusait ». Et comme toujours dès que la
scène primitive est en jeu, la théâtralité
apparaît : « l’idée aussi d’être le personnage
central du drame qui se jouait, en plein milieu de la nuit » (p.
67).
Encadré par tous ces éléments,
voici « le
génie du foyer » : nous allons rejoindre le texte de
Biffures, et le
problème de la machine à vapeur. Ce
récit arrive comme entre parenthèses. On pourrait relier
directement la phrase de la page 66... « du nom de sa marque de
fabrique », à celle de la page 67 : « Ma
mère, très petite... » : entre les deux
s’insère une anecdote, une sorte de « rédaction
» qu’on peut lire sur le mode intimiste et touchant des souvenirs
d’enfance : si on la lit ainsi, elle obstrue le récit de
manière gratuite. Il faut supposer que cette incise raconte en
réalité l’essentiel du mystère, la scène
à laquelle l’enfant répond par son « faux croup
» : l’expérience du spectacle d’une éruption
volcanique. La Radieuse, c’est finalement, entre les longs
réservoirs d’eau, au centre une « figure de femme »,
un engin qui est en même temps une personne, un vagin qui est en
même temps la mère. Dès qu’Elle (majuscule)
apparaît, c’est encore dans une scène de «
théâtre ». Les deux frères versent le liquide
au milieu, dans le trou où se fait la combustion. La
réaction à cette irruption du liquide est une
éruption violente, analogue aux opérations
décrites dans Biffures
: l’eau devient de la vapeur, des
charbons incandescents sont projetés. Les entrailles de la
chaudière sont comparées aux entrailles de la Terre.
Double réaction des enfants, « ravis et apeurés
». Au cas où le lecteur aurait des doutes sur cette
interprétation, la suite des associations des pages 66-67
lèvera ses doutes. Si l’anecdote est citée comme
agréable, alors que la scène primitive est
profondément ambiguë, c’est qu’à ce niveau le
désir de comprendre
peut se satisfaire, et qu’on peut croire
percer le mystère de la nature : « À dater de ce
moment, je crus comprendre mieux la vie, si mystérieuse
jusqu’alors, des volcans », phrase qui évoque pour nous
à la fois le long texte de Biffures
sur la compréhension
des phénomènes naturels et le résidu
mystérieux qui, malgré ce que croit comprendre l’enfant,
subsiste ; et la première phrase de « Métaphysique
de mon enfance » : « Il m’est impossible de
découvrir à partir de quel moment j’ai eu connaissance de
la mort... ». La suite des associations devient encore plus
claire par l’intermédiaire de l’anecdote du ramonage, le tuyau
de l’engin est comparé, c’est tout simple, au tuyau de la
cheminée dans l’Énigme de Noël : il suffit de nous
reporter au texte surnature
(p. 35-36) pour y voir le tuyau de la
cheminée de Noël explicitement rapproché du vagin.
Par là l’énigme des jouets, l’énigme de la
naissance se relient à l’énigme de la scène
primitive. C’est encore l’énigme de Noël qui sera
évoquée p. 84 à propos de la scène de la
« communion ». Tous ces rapprochements ne sont
esquissés qu’à moitié par Leiris : c’est à
nous de rapprocher entre eux les rapprochements, de reconstituer le
puzzle. Ce « tunnel vertigineux
», « où
pouvait se passer Dieu sait quoi ? », nous rappelle le vertige de
la boîte de Cacao. Quant au ramoneur, c’est un petit enfant,
naturellement charbonneux (et misérable, c’est un pauvre), qui
grimpe dans ce tunnel vertigineux : je me souviens alors de la
scène de la première érection, à la vue des
enfants pauvres, qui grimpent pieds nus à des arbres. Libre
à nous de ne pas lire toutes ces bifurcations, et de nous
rassurer en lisant comme une clausule de rédaction
d’école communale « quand se déposait, comme une
espèce de suie magique, le trésor doux des jouets
». L’interprétation de tout ce foyer d’images concernant
les mystérieuses scènes nocturnes pose naturellement
beaucoup de problèmes : il semble que pour l’enfant les
phénomènes amoureux et génitaux soient
perçus selon la « théorie cloacale »
plutôt qu’en termes génitaux. Nous en aurons confirmation
quand nous nous occuperons du père qui pète (p. 89).
Reste que le problème principal qui n’est pas résolu, et
qui est le fond du mystère, ici, c’est la transformation d’un
père et d’une mère paisibles et familiers, en une
éruption volcanique. C’est ce problème qui est
exprimé par la phrase :
Au moment
où je me trouvais
près de la “Radieuse” moelleusement installé sur les
genoux de ma mère, l’engin ne me faisait nullement l’effet d’un
monstre, mais celui d’une bête tiède et bonne, à
l’haleine rassurante (p. 67).
Rappelons-nous
: dans le cabinet noir, il y avait justement une
bête surgie dans l’obscurité, qui faisait peur. Lisons
encore :
ma
mère assise comme une
matrone antique tout près du métal bleu de la “Radieuse”...
(p. 67).
Rappelons-nous
: les parents chuchotaient « dans leur chambre, au
lit et aux meubles couverts de drap bleu
de soldat » (p. 65). Une
matrone antique : rappelons-nous au début de ce chapitre «
Je pense au genre Messaline, aux matrones dévergondées
» (p. 56). La Radieuse est à la fois Messaline et le
Génie du foyer. Répétons ce que Leiris
établissait dans Biffures
à propos de la vapeur :
On peut
toujours se demander
pourquoi une matière quelle qu’elle soit est ainsi
transformable, sujette à de telles vicissitudes [...]
(Biffures, p. 106).
Après
ce long détour, je
descends rapidement le fil du texte de Biffures, en marquant de simples
jalons les coïncidences avec L’Âge
d’homme, les points de repère évidents, ou les
simples échos : réflexion sur « l’expérience
» scientifique (Biffures,
p. 106 sqq. ; dans L’Âge
d’homme, les expériences de « l’âme »,
p. 37-38) ; l’évocation de la cosmographie (Biffures : les éclipses, p.
114 sqq. ; L’Âge d’homme,
p. 37) ; surtout, lié à l’éclipse, son
négatif, l’éclair qui inscrit « sur la
rétine de l’homme mort foudroyé l’image de l’arbre sous
lequel il se trouvait abrité au moment où la
décharge céleste l’avait électrocuté
» (Biffures, p. 115 ; L’Âge d’homme, p. 30 ; cet
« arbre », ne serait-ce pas justement celui qui est
photographié, fixé, dans les rêves de Nuits sans
nuit, l’arbre à viande, p. 52, l’arbre à serpent,
p. 55,
ou l’arbre auquel grimpent les petits enfants dans la scène de
la première érection ?). Le rapprochement de
l’éclipse et de l’éclair qui développe dans Biffures la rapide notation de L’Âge d’homme, demanderait un
plus ample commentaire, en prenant toutes ces descriptions pour des
expressions métaphoriques de phénomènes
psychologiques : la manière dont l’éclipse est à
la fois masquée et remplacée par le verre fumé qui
devait permettre de l’observer, et finalement éclipsée,
nous rappelle l’analyse de la lacune dans Fourbis. Plus loin, la
Fourmilière (Biffures,
p. 121), nous ramène aux angoisses énoncées p. 39
dans L’Âge d’homme,
à propos des satyres :
Ils
durent jouer le même
rôle pour moi que les Bohémiens pour les enfants de la
campagne lutins, faunes, démons de la nature, côté
inquiétant des fourmilières et des huttes de charbonniers
(p. 39).
On
se souvient que dans L’Âge
d’homme, ces côtés inquiétants, liés
aux « faits divers » (voir parallèlement Biffures,
p. 124-125, sur les « faits divers »), sont
soupçonnés d’avoir une autre face, elle, « grivoise
» – exactement comme l’horreur liée à la
scène originaire a un autre nom, qui est le plaisir. Ces aspects
inquiétants sont analysés plus longuement dans Biffures. Ici aussi
fourmilières et charbonniers sont associés. La
fourmilière amène Leiris à revenir au thème
des « entrailles de la terre », déjà
abordé (Biffures, p.
101), à propos des mines ; les charbonniers, « sortes
d’ogres, de miséreux ou de créatures mi-sauvages, qui se
confondent avec les bûcherons bien qu’ils soient, eux, des
êtres plutôt de la nuit, lourds Vulcains en vêtements
souillés de marbrures végétales ou terreuses,
campagnards à souliers ferrés participant au feu
souterrain » (Biffures,
p. 121), les charbonniers amenant l’image volcanique du «
génie du foyer », le petit ramoneur étant
lui-même une sorte de petit charbonnier. Exactement comme dans L’Âge d’homme, l’apparition
des fourmilières et des charbonniers, avec pour harmonique le
thème du « fait divers », sert de prélude au
récit de l’éveil de la sensualité.
Au bas de la pente, on trouve donc
deux récits analogues, que je vais mettre en parallèle
pour les analyser. Dans L’Âge
d’homme, il s’agissait de la première érection
à la vue de petits pauvres grimpant pieds nus aux arbres ; ici,
de quelque chose qui semble plus ancien, de la découverte de
l’idée de chair,
accompagnée d’une horreur
secrètement voluptueuse. Dans L’Âge
d’homme, l’épisode était unique ; ici il est
dédoublé (épisode de l’oiseau, p. 123-124, et du
jeune camarade, p. 125) et harmonisé par un récit de
rêve (p. 125-127). L’épisode de la première
érection se voit ainsi enlevé le statut d’origine : mais
ce statut n’est pas pour autant, à nos yeux, reporté sur
la scène de l’oiseau : en multipliant les récits
d’origine, Leiris nous suggère qu’aucun de ces souvenirs ne se
rapporte à une scène première. Le modèle,
le germe se trouve enfoui bien en deçà de ce que la
mémoire peut saisir. Les souvenirs arrachés à
l’oubli ne sont que des répétitions
altérées et chiffrées du « scénario
» originel.
Les
éléments communs avec la scène
d’érection sont les suivants :
a) la sensation confuse et ambiguë est
éprouvée
à la suite d’un spectacle (oiseau) ou d’un récit
(garçon tombé), c’est-à-dire à la suite de
la représentation d’une
scène, sans aucun contact direct :
Ce
qui
demeure, c’est la notion
d’une chair meurtrie, présente avec acuité, bien que je
n’aie fait qu’apercevoir l’oiseau sans le toucher, et qu’en ce qui
concerne la chute de mon camarade il s’agisse d’un simple récit
(Biffures, p.
125).
b)
cette scène est ressentie par identification
(notion capitale
dans l’œuvre de Leiris) :
Beaucoup
plus tard, j’ai cru me
rappeler la sensation étrange que j’éprouvais alors
imaginant ce que devait faire ressentir d’à la fois plaisant et
douloureux aux enfants en question le contact de la plante de leur
pieds et de leurs orteils nus avec l’écorce rugueuse
(L’Âge d’homme, p. 40).
le plus
antique contact que j’aie
lucidement pris avec un corps externe doué de cette
sensibilité à l’état pur, et reconnu pour tel,
masse séparée de moi comme de toute intelligence,
passible pourtant de sensations apparentées à celles dont
je savais capable mon propre corps (Biffures, p. 122).
Petits
enfants, oiseau, camarade tombé, sont comme des images de
l’enfant lui-même (cf. p. 124 dans Biffures : « Mais devant
l’oiseau tombé, moi, presqu’aussi jeune que cet oiseau...
»).
c) la sensation éprouvée ainsi est
confuse (l’enfant sur
le moment n’y distingue rien) et, à la réflexion,
très ambiguë. Derrière la pitié pour la
douleur subie, se révèlent le plaisir et le désir :
J’étais
bouleversé,
par la pitié me semblait-il [...]. Beaucoup plus tard j’ai cru
me rappeler la sensation étrange […] mon trouble […]
(L’Âge d’homme, p. 40).
J’éprouvais,
à
regarder cette chose, un grand trouble dont je ne suis pas certain
qu’il fut exclusivement pitié. J’imaginais, me semble-t-il, avec
horreur mais comme si le seul fait d’imaginer cela
dénonçait un très obscur désir, que cette
petite masse misérable, j’aurais pu la tenir dans le creux d’une
de mes mains (Biffures,
p. 123).
L’élément
commun à toutes ces scènes est
l’idée de chute (« la pointe de vertige qu’engendrait
l’appréhension de leur chute », pour la première
érection ; l’oiseau tombé du nid, le camarade
tombé du toit) ; à cela s’ajoutent les idées de
choc et de blessures, et de dépouillement (enfants pauvres,
vêtus de haillons, pieds nus ; très jeune oiseau encore
sans plumes) ; quant au plaisir qui se manifeste derrière la
douleur, il est de l’ordre du chatouillement, de la titillation : le
côté à la fois « plaisant et douloureux
» des pieds nus sur l’écorce, dans L’Âge d’homme ; et dans Biffures :
Ce qui
demeure, c’est
l’élément physique, souvenir aussi tenace que celui, par
exemple, de l’araignée du genre « faucheux » [...]
qui, un jour que je cueillais des fleurs ou jouais à planter des
graines dans le jardin de Viroflay, passa sur le dessus de ma main et
me fit subir un hideux
chatouillement (Biffures, p. 125 ; je souligne).
Érection
mise à part, on voit que les trois scènes
sont construites et analysées de la même manière.
Par rapport au fantasme de la scène originaire, il y a
naturellement un décalage, une sorte de retrait, qui fait
d’ailleurs que le souvenir de la scène originaire ne pourra
jamais être retrouvé : comme dans la scène du
« faux croup », l’enfant essaie de reproduire la
scène à lui tout seul, dans ses effets sur lui, en
occultant la scène elle-même. Dans le faux croup, l’enfant
mimait la violence délicieusement subie, et se donnait en
spectacle à ses parents, inversant entièrement la
situation. Dans les trois scènes ici analysées, il
retrouve le rapport avec le monde extérieur et l’idée du
spectacle auquel on assiste : mais il a substitué au spectacle
de la scène originaire, le spectacle du spectateur de cette
scène. Enfants ou oiseaux tombés, auxquels il
s’identifie, sont l’image de l’agression alors subie : s’il retrouve
par-delà la pitié ou l’horreur qu’inspire leur spectacle,
le plaisir, c’est qu’il projette sa propre expérience du
traumatisme voluptueux, l’association de la douleur et du plaisir. On
voit que dans ce système la cause
a entièrement disparu,
c’est l’effet qui s’engendre lui-même en se reconnaissant.
Naturellement l’analyse ne saurait s’arrêter
là, comme
nous le signale le fait que, dans Biffures,
Leiris ait ajouté le récit de rêve de la synagogue.
Dans ces trois scènes, l’important est que l’émotion
trouble se déclenche au spectacle d’une violence subie par
quelqu’un d’extérieur
à l’enfant : le thème de la
division entre le sujet et l’objet, immédiatement rendue
sensible et comme comblée par l’identification, est chaque fois
souligné. En tant que pur rapport d’identification, ce rapport
à l’objet pourrait continuer à s’interpréter en
termes de masochisme, mais n’y aurait-il pas, tout au fond, le
désir de causer cette douleur pour en jouir ? et n’est-ce pas la
terreur que cause l’idée de ce désir et de ses
conséquences si on essayait de le réaliser, qui
amène l’enfant à choisir le circuit fermé,
à exercer sur soi cette violence, ou à se contenter de la
passivité du spectacle, où sa responsabilité n’est
pas engagée ? Si « l’appréhension » de la
chute des enfants cause un tel vertige, ne serait-ce pas qu’elle est
désirée, d’un inavouable désir ? Que
l’appréhension cache le
désir, c’est ce qui est dit
encore plus clairement à propos de l’oiseau :
L’oiseau,
c’est entendu, ma main
ne l’a pas senti ; elle a, un instant, appréhendé ce
contact mais, à coup sûr, l’a désiré aussi.
À la lettre, il s’agissait d’une mainmise sur la vie
(Biffures, p. 125).
C’est
ce qui est dit surtout dans le rêve de synagogue :
chacun
doit remettre au rabbin une
offrande sacrificielle. Dans ce but, je tiens – légère
masse frémissante dans l’enclos de mes deux mains – un petit
chaton gris (au poil tout uni et doux) et six petites souris. J’ai
plaisir à les sentir, bloc vivant entre mes paumes, et
j’éprouve de la pitié à l’idée de ce qui
les attend : égorgement par le rabbin. Je me demande si je dois
les livrer ou les lâcher (Biffures,
p. 126-127).
Il
suffit d’appliquer la traduction du mot pitié proposée
par Leiris dans les autres scènes pour y lire simplement un
désir impossible à dire. Leiris nous a expliqué
que c’est cette sensation qui dans le rêve « faisait se
lever le rideau sur un tableau d’opprobre et de souffrance » :
tableau décrit p. 127. Cette scène « constitue le
morceau de résistance du service religieux (un peu comme
l’élévation dans la messe catholique) » : ce qui
vaut aussi pour la scène originaire. La scène en
question, décrite longuement, est une scène de
flagellation du Christ par le rabbin, pendant que la Vierge se lamente.
Je ne saurai commenter ici en détail ce très long
rêve : le dernier terme, caché, auquel me mène
l’analyse, c’est le même terme auquel me mèneront beaucoup
de textes de L’Âge d’homme
: le désir de tuer, le désir d’amour.
Relisant Fibrilles,
j’ai eu
confirmation de cette interprétation par Leiris lui-même.
Leiris commente longuement (et c’est une des seules fois où le
commentaire de rêve soit poussé très loin) une
série de rêves (Fibrilles,
p. 45-64). Or la chaîne des associations, après de
multiples détours, arrêts et précautions, en arrive
de nouveau au souvenir de l’oiseau blessé de Viroflay, à
travers une autre scène analogue, celle-là
rêvée. Le commentaire dégage assez nettement ici la
présence du désir de meurtre ; mais celui-ci n’est
naturellement pas assumé comme tel et n’apparaît
qu’à travers la formation de compromis qu’est le remords (Fibrilles, p. 63).
Le parcours que je viens d’esquisser est
forcément partiel, et
par ce choix même, arbitraire. J’ai éliminé de
multiples rapprochements qui venaient rompre la ligne
générale ; me disant que de toute façon je les
retrouverai plus tard, mais en même temps
désespéré de ne pouvoir tenir à la fois
tous les fils de cet écheveau. L’expérience d’une lecture
attentive de Leiris mène fatalement à ce désespoir
critique. À simplifier, on a toutes chances de perdre
l’essentiel. À saisir tous les fils à la fois, de tomber
dans la confusion. Il ne reste alors qu’une voie, celle-même de
Leiris dans La Règle du jeu,
la lenteur minutieuse de qui démêle l’immense chevelure du
langage, écartant, passant le peigne, distinguant les fils, se
heurtant à des nœuds, et finissant, les fils une fois
démêlés, par les retresser à sa
manière. Tresses, nattes, guirlandes qui forment à leur
tour, sous le peigne du critique, de nouveaux nœuds.
VI.
L’ORDRE DU TEXTE
(pages 40-42)
Dans les deux dernières pages de ce chapitre
numéro
zéro, Leiris annonce enfin le plan de son autobiographie et
tente de le justifier. Pas plus que l’idée de
métaphysique, les catégories ici proposées ne me
semblent convaincantes ; elles ont fonction de couverture ; et sonnent
faux. Tout au long de L’Âge
d’homme, chaque fois que Leiris fera
des « transitions », c’est-à-dire essaiera de
trouver une manière « vraisemblable » de justifier
l’ordre, l’écriture devient une sorte de bricolage grossier, de
nœud fait à la hâte avec une ficelle frêle et
décorative, comme autour des cartons des pâtissiers. On
tient par la ficelle, pour la montre, mais chacun sait qu’il vaut mieux
soutenir discrètement le carton par en-dessous, si l’on ne veut
pas que tout s’écroule, à peine franchi le seuil de la
pâtisserie. La main en-dessous, c’est l’ordre de l’inconscient.
Dans L’Âge d’homme, la
plupart de ces transitions sont de l’ordre
de l’« à propos » par lequel on lie deux
éléments apparemment sans propos commun. Leiris
d’ailleurs ne se donne pas beaucoup de mal pour camoufler cet apparent
arbitraire : dans la première moitié du livre des
chevilles thématiques, dans la seconde des chevilles
plutôt chronologiques enjolivent ces temps creux, ces
modulations, toutes les ruptures d’une structure apparemment
discontinue, puisque fondée, comme les images d’Épinal
chères à Leiris, sur la juxtaposition. Exemple de ces
« transitions » désinvoltes, ici même :
« S’il s’agissait d’une pièce de théâtre...
» (p. 41). La structure narrative classique est ainsi
minée, mais sans qu’elle soit remplacée par une autre
structure satisfaisante. Le thématisme de L’Âge d’homme
est un bricolage ; dans La
Règle du jeu, Leiris essaiera de
fonder ces associations sur le jeu de mots, sur un travail
poétique destiné, comme il le disait dès la
première préface de Glossaire
j’y serre mes gloses
(1925), à transformer le langage en oracle. Ce travail du
langage, qui rejette toute justification, permettra de serrer de
beaucoup plus près l’ordre de l’inconscient. Bien plus que
l’œuvre d’un Proust, l’écriture de La Règle du jeu nous
rappelle alors la phrase minée de Faulkner (ou de Claude Simon),
et surtout le discours beckettien de L’Innommable,
courant
désespérément après le silence. Qu’on lise
la splendide phrase dans laquelle Leiris analyse la structure de sa
phrase (Biffures, p. 78-79).
On est loin du style de L’Âge
d’homme, qui s’efforce vers la condensation, la
minéralisation
du texte, effort semble-t-il complètement opposé à
l’espèce de vaporisation, de diffusion gazeuse de La
Règle du jeu. Il s’agit là de deux solutions
opposées et complémentaires au même
problème, deux réponses du langage qui cherche à
s’exprimer du silence pour le dire.
Pour saisir ce que veut dire ce texte, je dois donc
moi-même dans
ma lecture articuler deux démarches : tout à l’heure je
jouais au limier, jeu auquel on se croit vite intelligent au moment
même où, encore plus vite, on devient très
bête. Je cernais mon gibier, j’allais « avoir prise »
: je superposais les scènes, je reconstituais le texte que je
croyais lire « épelé », j’étais
rassuré, parce que je me trouvais en « terrain connu
» (connu ?), j’avais trouvé un mécanisme qui
fonctionnait, avec la naïveté, que Leiris analyse si bien
dans Biffures (p. 104-105),
de l’enfant qui croit que parce qu’il a
saisi le fonctionnement d’une mécanique particulière
construite par l’homme, il a atteint la loi de l’univers : qui peut le
moins, peut le plus, n’est-ce pas ? On voit bien le but de ma manœuvre
: réduire l’inconnu au connu, retrouver derrière un texte
rongé, miné, la sécurité d’un autre texte
désormais clos et classique, celui de la scène
originaire, interprété dans une perspective rationaliste
et causaliste. Mais dans la machine à vapeur, on peut comprendre
la machine sans comprendre la vapeur :
Ce qui constitue le vrai problème
dans la machine
à vapeur, ce n’est pas la façon dont on s’y prend pour
faire tourner un axe ou faire rouler un véhicule en utilisant la
pression qu’exerce une masse de vapeur d’eau contre le disque d’un
piston ; la question est plutôt de savoir comment se forme cette
vapeur et par suite de quelle étrange perversion des essences
l’eau, franchi un certain degré de température, cesse
d’être un liquide pour passer à l’état gazeux
(Biffures, p. 105-106).
De
même on peut jouer au savant en croyant comprendre comment
fonctionne l’inconscient sans comprendre ce qui le fait fonctionner,
sans accéder jusqu’à l’idée du désir et de
la rupture. Ici Leiris parle « machine à vapeur » :
je me souviens qu’il dit que sa mère avait appelé son
sexe sa « petite machine » (L’Âge d’homme, p. 39), et
j’ai vu, plus loin, le Génie du foyer se transformer en machine
à vapeur (ibid., p.
66). Mais la grande machine, c’est le
langage ; la vapeur, le désir. Le déchiffrement des
fantasmes sexuels et de la scène originaire me semble
nécessaire comme première étape, dans la mesure
où elle met à jour un autre niveau du discours : mais si
je me sers de ce déchiffrement pour remplacer le texte de Leiris
par un autre texte plus simple, je perds l’essentiel qui est le jeu du
texte, et la règle du jeu. C’est en effet au niveau de la forme
même et du jeu du langage, au niveau de la conduite dans
l’écriture, de la construction du texte que se situe l’essentiel
de la recherche de Leiris, son authentique invention, qui est «
plutôt que le fait d’une intelligence tortueusement habile, un
peu comme le pain et l’eau dont se nourrit tout acte humain un peu
libre » (Biffures, p.
107).
Où en est-il de cette recherche, ici, dans ce
début de
L’Âge d’homme ? À
l’avarice, à la magie, à
la recherche de la clôture. Étapes préliminaires,
qui ne seront pas « dépassées », mais
intégrées dans une machinerie beaucoup plus complexe
quand Leiris abordera La Règle
du jeu. Ces trois attitudes
primaires, je vais les lire dans le texte de L’Âge d’homme, p.
41, à la lumière de la description que fait Leiris des
travaux préparatoires de Biffures
:
j’eus, beaucoup plus tard, l’idée
de mettre
systématiquement sur fiches (rangées dans un même
classeur de bois jaune et réparties en plusieurs séries
au moyen de cartons plus épais et de couleur orangée
correspondant chacun à une tête de chapitre) les
matériaux que j’utilise ici (Biffures, p. 255).
Le
classeur, c’est l’image naïve qu’il se fait d’abord de son
désir : l’entassement
(l’accumulation d’éléments
qui peuvent indéfiniment venir s’ajouter), le classement
(l’association qui essaie de structurer le tas pour le
constituer en un
corpus, c’est-à-dire un organisme), la fermeture (la boîte
même du classeur, qui enferme dans l’unité de sa
clôture le tas ainsi structuré). On aura ici reconnu les
traits essentiels de L’Âge
d’homme. C’est seulement dans La
Règle du jeu que Leiris pourra, à la
lumière d’un
relatif échec, prendre conscience de ce qui rend impossible la
réalisation du désir à ces trois niveaux. Je vais
évoquer, pour chacun de ces trois niveaux, la forme naïve
donnée au désir et la prise de conscience de son
impossibilité.
l’entassement (la collection)
La première fonction
attribuée à l’écriture est celle du rassemblement
(p. 29 : « fixer ici,
en quelques lignes, ce que je suis à
même de rassembler en
fait de vestiges... » ;
et
ici-même, p. 40 : « il est d’une certaine utilité
pour moi de les rassembler
ici en cet instant... »). On dira que
c’est la fonction la plus banale de l’écriture autobiographique,
mais comme Freud, Leiris, et bien d’autres, je pense que la seule chose
qui puisse être « banale » dans la vie, c’est le
regard qu’on jette sur elle, sans la voir. Le lieu du rassemblement est
indiqué trois fois de suite : « pour moi », «
ici », « en cet instant », le sujet
de
l’écriture. Le rassemblement est évoqué avec la
connotation, habituelle dans le discours autobiographique, de
l’archéologie (les « vestiges ») ; il est
censé remédier à la dispersion (ces souvenirs
échelonnés sur divers stades de mon enfance),
à
une espèce de démembrement. Ce rassemblement dans
l’écriture fait penser au rassemblement du corps dans la
constitution du moi, chez l’enfant, qui rapporte à un sujet
unique, « moi », dont l’image lui a été
suggérée par le miroir, et attestée par autrui,
toutes les sensations dispersées. On est passé de
l’espace au temps, et du corps à l’écriture. Dans les
deux cas pourtant, le rassemblement du moi manifeste, en même
temps qu’il essaie de la compenser, la coupure qui est à
l’origine même de l’existence d’un moi. «
Échelonné » à un « stade »
ultérieur à l’enfance, on pense surtout devant
l’activité autobiographique de Leiris, à toutes les
conduites, typiques du stade anal, d’avarice et de possession, à
la manie de la collection (mot
synonyme de rassemblement), dans
laquelle les objets collectionnés et capitalisés jouent
à leur tour le rôle d’image du moi sur laquelle on affirme
sa possession et son contrôle. Quand l’objet collectionné
est l’écriture, et que cette écriture se donne fonction
explicite de constituer (journal intime) ou de rassembler
(autobiographie) l’image du moi, on a à faire à la
Collection par excellence, dont toutes les autres ne sont que des
substituts. Ce désir de collection n’a de sens que par rapport
à un autre fantasme, celui de l’objet
égaré, – qui
représente la lacune que la collection se donne l’impossible et
indéfinie tâche de combler. Ici, dans L’Âge d’homme,
ce désir de possession est évoqué par le terme de
« galerie » (musée où l’on rassemble et
expose des collections de vestiges), par l’image du « rosaire
», – « susceptible d’être tenu dans la main »,
et le signe des fougères qui « condense tout mon univers
». Ce désir de mainmise sur soi renvoie, plutôt
qu’à l’image de la collection (dont la nature veut qu’elle soit
indéfiniment ouverte), à l’image du microcosme,
définitivement refermé et complet.
Cette analyse ici esquissée, le mérite
en revient
à Leiris. Le lecteur de Biffures,
s’il est attentif, voit en
effet s’ébaucher peu à peu toute une théorie de la
fonction de l’écriture faite en ces termes d’économie.
L’analyse de Leiris fait écho aux théories freudiennes de
l’avarice, mais les dépasse en les intégrant dans une
réflexion plus fondamentale sur les rapports de
l’écriture et de la mort, du trou, qui fait penser à la
manière dont Lacan lui-même a su continuer la
réflexion freudienne. Je renvoie aux principaux textes :
l’histoire du rapport de l’enfant avec l’argent (Biffures, p. 181 et
suivantes), où (p. 182) une série d’images suggère
le rapport de l’argent et de l’écriture ; le récit
essentiel du rêve de l’objet perdu, « rêve de pur
désir », dans lequel le rapport de la pièce
manquante et de la collection est établi (Biffures, p. 235 et
suivantes), puis le rapport de l’écriture avec cette recherche
de l’objet perdu (p. 241-242) ; le rapport du geste de la main pour
s’approprier, et du geste d’ouvrir la main pour donner, avec l’amour et
la littérature (p. 244-245) ; l’histoire de l’homme au cerveau
d’or (Biffures, p. 250) ; et
surtout, à partir de la page 252,
la description des méthodes de travail de Leiris, avec
l’idée fondamentale de la constitution d’un « corpus
», « des sortes de
corpus de faits groupés en
raison
d’une identité de nature » (Biffures, p. 252). Or,
qu’est-ce qu’un corpus,
à proprement parler, sinon un corps
? Et
la constitution d’un corpus, sinon le rassemblement d’une image du
corps ? Cette activité avare de rassemblement est d’ailleurs
rapprochée explicitement par Leiris du goût de l’enfant
pour les amas, les collections, les trésors (p. 255) :
collection de rêves, de souvenirs, de mots classés dans
des fichiers jouent pour l’adulte le même rôle :
Toujours un plaisir d’avare à
entasser, rassembler,
rattacher, comme si le tout ainsi solidement ligoté devenait
inaliénable, tant de liens s’accumulant qui sont autant de
preuves qu’aucune pièce ne saurait lui être soustraite
(Biffures, p. 263).
Et
cela, au détriment, peut-être, de la fonction de
communication du langage. Mais l’essentielle fonction de
l’écriture serait de « boucher... le trou de ce qui nous
manque » :
Parvenir à obturer ce trou (ou
supprimer un vide),
n’est-ce pas, traduit en négatif, ce que j’entends quand je
parle de découvrir un objet, c’est-à-dire de trouver un
plein, une sorte de pulpe vitale ou de condensé de saveur ?
(Biffures, p. 271).
Pour
Leiris, seule la poésie est assez « fruitée
» pour boucher ce trou. L’autobiographie est condamnée
à fuir en avant vers cet impossible remplissage : ce qui
implique évidemment qu’une autobiographie ainsi conçue ne
puisse jamais être terminée.
Un
tas se désagrège ;
pour que les éléments accumulés puissent «
prendre », se mettre à tenir ensemble, à former un
« corpus » digne de ce nom, c’est-à-dire un
organisme, il faut retrouver l’ordre
qui les fonde. Cet ordre, qui est
l’enjeu de toute la quête autobiographique, on peut imaginer
qu’il est une chose à énoncer (recherche des rapports
à énoncer entre les éléments
rassemblés), ou qu’il est une manière d’énoncer
(une Règle du jeu). Dans L’Âge
d’homme, le problème
se situe au niveau d’un ordre à énoncer : pour
l’énonciation, Leiris emploie encore la problématique
banale de la sincérité, de la confession et du bilan
(« liquider en les formulant... raccourci de mémoires
»). Cet ordre à trouver entre les éléments
est conçu non comme une chaîne causale, mais comme une
série magique. On pourrait s’y tromper au début à
lire le début de la phrase : « Beaucoup plus
décisifs ont
été, il me semble, certains faits
précis, les uns dont je n’ai jamais méconnu
l’influence... » (p.
41), ces mots pouvant recouvrir une vision
régressive et déterministe, mais il suffit de lire la
suite : « .... Les autres dont la signification plus
secrète ne m’est apparue que fortuitement... » pour
comprendre qu’en remontant à des faits lointains, le plus
lointains possible, Leiris entend surtout instituer une sorte de
patronage symbolique et comme astrologique. L’événement
premier d’une série répétitive se voit investi
d’une causalité d’ordre magique. Il ne s’agit pas d’un
phénomène de transformation, de productivité, mais
d’une pure répétition, de l’engendrement indéfini
du même. On voit, à un premier niveau, la fonction de
cette attitude : elle a l’air diachronique et explicative, alors
qu’elle est purement tautologique, et bloque toute
interprétation. Psychologiquement, elle est entièrement
justifiée par la nature répétitive des fantasmes
et des conduites : elle institue une vaste synchronie qui remonte
jusqu’à l’enfance. Elle bloque l’interprétation,
exactement comme si, pour expliquer la Papauté, on faisait du
premier Pape, saint Pierre, le fondateur de la papauté (faisant
passer dans l’inconscient le Christ et la mis-sion confiée
à Pierre). Dans une série répétitive de
symptômes, on remonte à celui qui apparaît
être chronologiquement le premier de la série, et on le
baptise « cause » de tous les autres : toute
remontée en deçà de ce premier
élément devient alors inutile (blocage et fixation).
Cette « causalité », ne pouvant être causale,
est conçue en termes magiques : d’où l’idée
« d’influence »,
c’est-à-dire finalement le type de
causalité astrologique de l’ascendant du « signe ».
Ce n’est pas un hasard si dès la première page
apparaissent les signes du Zodiaque, si plus loin, p. 201, le seul
enseignement théorique que Leiris semble avoir extrait de sa
cure de psychanalyse, c’est que :
même
à travers les manifestations à
première vue les plus hétéroclites, l’on se
retrouve toujours identique à soi-même, qu’il y a une
unité dans une vie et que tout se ramène, quoi qu’on
fasse, à une petite constellation de choses qu’on tend à
reproduire, sous des formes diverses, un nombre illimité de fois
...
Cette
« petite constellation », gage de fixité, lui
garantit que ses recherches les plus foisonnantes s’exerceront en fait
à l’intérieur d’un cadre fixe et immuable. Il existe donc
un équilibre entre la liberté des explorations
analogiques de Leiris, et le blocage initial. Équilibre
instable, il est vrai, sans cesse compromis puis rétabli, comme
celui de la marche.
Je viens de critiquer cet usage du « signe
» en montrant
l’avantage que Leiris y trouve, d’échapper à toute
explication, qui serait une réduction à un terme
extérieur à la série et antérieur à
elle, terme premier dans lequel l’explicateur verrait une origine
(comme moi tout à l’heure avec ma scène originaire). Mais
si Leiris y trouve son compte, il n’est pas dit que la
vérité y perde quoi que ce soit. Il échappe ainsi
à la naïveté du déterminisme et à
l’illusion du « terme premier », illusion qui consiste
à croire que « un » est le premier nombre, alors
qu’il est au mieux le second, puisque le premier, c’est zéro.
Toute attitude déterministe qui amène à croire
découvrir une origine arrête la recherche au lieu de la
fonder. Les attitudes d’ordre magique (très fréquentes
dans les récits autobiographiques) aboutissent au même
résultat lorsqu’elles sont menées paresseusement : si
Leiris en était resté à L’Âge d’homme,
peut-être aurait-il encouru ce reproche ; mais la recherche,
reprise sur nouveaux frais dans La
Règle du jeu, l’a amené à ne plus se
satisfaire d’aucune figure éponyme de l’origine : en multipliant
les signes et en remontant aussi loin que possible, il a
été conduit à s’interroger sur l’idée
d’origine, c’est-à-dire de coupure ou de manque ; et à
découvrir non pas la mythique puissance causale du 1, mais la
répétition du 0.
Ce
tout, structuré par un
système magique de « signification », le
désir naïf et premier est de le fermer, comme les fiches,
une fois classées, sont hermétiquement closes dans la
belle boîte de bois jaune qui les transforme en un tout clos,
comme le tableau isolé et enserré dans un cadre de bois.
Le texte doit être enserré dans un cadre : « il est
d’une certaine utilité pour moi de les rassembler ici en cet
instant parce qu’ils sont le cadre – ou des fragments du cadre – dans
lequel tout le reste s’est logé ». La fonction, donc, de
ce chapitre numéro zéro est bien, comme je l’avais
supposé, d’être
le cadre du reste : c’est-à-dire
d’être une limite qui sépare un extérieur
innommé et indicible d’un intérieur qui serait le moi.
L’idée de cadre,
c’est, imaginée en plein et en relief,
la même chose que la coupure,
imaginée en creux : on le
voit bien ici. Ce qui est cadre,
ne peut pas avoir
soi-même un
cadre : d’où la présentation au degré zéro.
Mais mieux : ce que ce « texte-cadre » énonce, une
fois qu’on arrive à le déchiffrer, ce n’est rien de plein
ou de fondamental, rien de ces choses solides qu’on a coutume
d’imaginer en parlant de cadre (bois solide aux planches bien
chevillées), mais uniquement l’énoncé d’un manque
originel, d’un trou : trou de mémoire, trouée de la
naissance, chute vertigineuse du cacao, aboutissant à une
scène où sont représentés de manière
indissoluble la rupture et le désir (entre l’objet et le sujet,
soudain différenciés). Tout cela, celui qui écrit L’Âge d’homme ne le sait pas
encore, il ne peut pas le savoir. Il a besoin de s’imaginer construire
un cadre, ce qui est la seule manière de désigner une
coupure. Mais le texte le dit presque malgré lui dans l’emploi
du mot « encastré » qui réunit l’encadrement
et la castration ; et ici-même dans une incise entre tirets :
« le cadre – ou des fragments du cadre – dans lequel tout le
reste s’est logé » : l’incise renvoie, sur le plan
explicite, aux trous de mémoire qui ont empêché
Leiris de restituer l’ensemble ; mais nous pouvons lire que cette
fracture qui fragmente n’est pas accident arrivé à un
« cadre » plein à l’origine, mais l’essence
même du cadre, et que c’est elle qui constitue le tableau.
Conjurée à l’extérieur par cette illusion de
cadre, cette « fracture » de toute façon n’en finira
pas de réapparaître à l’intérieur du
tableau, le minant, l’empêchant d’être jamais achevé
: on le verra à plusieurs reprises, aux différentes
fractures intérieures du texte : mais surtout à
l’impossibilité où il est de se refermer. Un cadre, pour
un texte, c’est une structure qui faisant se rejoindre son origine et
son terme, le referme sur lui-même en l’isolant du blanc
où il s’inscrit, en le faisant s’originer en lui-même : le
modèle en est À la
recherche du temps perdu. Au contraire
ici nous avons un texte qui fuit (comme un récipient qui a des
trous). Non seulement l’énoncé du « cadre »
initial est une véritable écumoire, mais
l’énonciation n’en finit plus, c’est un Tonneau des
Danaïdes. La fin de L’Âge
d’homme, bouclée (ou bâclée) par deux
rêves, n’est pas une fin ; elle appellera ensuite : une
préface ultérieure, des notes, et surtout une nouvelle
autobiographie, en trois volumes, en attendant le quatrième, qui
ne sera peut-être pas le dernier, puisque le mot de la fin (comme
le mot de l’origine) est impossible à écrire et manquera
toujours :
ma mort : ce dont je n’aurai pas souvenir,
ce que je ne pourrai pas
raconter ; le trait qui manquera toujours à ce tableau pour
qu’il soit achevé (Biffures,
p. 271).
Je termine en jouant. Je serai sérieux quand
il s’agira du Un,
de gens baptisés, adultes, sûrs de leur fait. Mais
zéro n’est qu’un héros qui zézaie, qui n’a pas de
conduite. Il a quelque chose d’enfantin, de scolaire, de farceur. Il se
multiplie, il fait des bulles, il n’est rien. Des farces : comment se
faire à l’idée que le 1er janvier 1901 commence le
vingtième siècle : pourquoi ne commence-t-il pas en 1900,
et pourquoi ne s’appelle-t-il pas, comme son nom l’indique, le
dix-neuvième siècle ? Tout le drame vient de ce que
Monsieur n’a pas d’ordre. C’est un cardinal désordonné :
on parle souvent du zéro, mais il nous manque l’idée du
« zéro-ième ». Ce n’est pas possible à
dire. Même si on le disait, on le penserait comme premier. Tout
repose sur un trou. Car si vraiment le un était le premier,
ça n’irait pas jusqu’à l’infini. Ça fuit des deux
côtés. Si Leiris dit qu’il parle de l’infini, il le
regarde à travers le monocle du zéro, dans le cacaO. Il
n’y a que deux chiffres qui soient en même temps des lettres,
chez nous : le I qui s’érige, le O qui se creuse. À
propos de « mort », Leiris dit de ce o médian et
unique :
le cercle
par lequel cette voyelle
est figurée bée en plein milieu du mot, comme
l’entrée du tunnel, la bouche d’un égout ou l’orée
de toute espèce de couloir souterrain qui peut se faire canal
d’échos répercutés (Biffures, p. 45).
Du cercle, on ne
retient que le trou, au lieu de la roue. Le mot
« zéro » incite à gloser : « oh !
l’érosion de l’essor rosé... », dit Leiris dans Glossaire
j’y serre mes gloses,
suggérant la retombée du désir ; mais le mot est
riche d’autres transformations possibles. « Zéro =
l’orée du désert », pense-t-on tout de suite, et
encore plus quand on a lu, et compris, le « Rêve fait en
1928 » (L’Âge
d’homme,
p. 136-137). Mais encore plus simple : « Zéro : rosaire
», le rosaire justement décrit dans notre chapitre
zéro, p. 41, le rosaire paradoxal qui égrène la
numération décimale sur le fil d’un cercle fermé
qui forme justement un zéro, objet allégorique qui
rappelle que le zéro est le support de la numération.
Mais bien plus simple encore, si simple qu’on n’y pense pas, au terme
pourtant d’un récit qui parle du rapport de la coupure et du
désir : « Zéro = Eros ».
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Note :
(1) L’Afrique
fantôme, voir par exemple p. 321 (le coït
interrompu), p. 334 (sur le coït comme acte magique), p. 358
(impossibilité de jouir), p. 488, p. 497.
©
Philippe Lejeune