LIRE LEIRIS : AUTOBIOGRAPHIE ET LANGAGE
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CHAPITRE II



TRAGIQUES

1. Faust et Méphisto (p. 43)
2. Première lecture
3. Tragiques (pp. 44-52)
4. La ligne d’illusion
5. Rêve très ancien



I. FAUST ET MÉPHISTO

        Chapitre I. Tragiques. Après le prologue, le premier acte. Valéry disait : « Au commencement était la fable ». Leiris : « le spectacle ». D’autres : le fantasme. La mise en scène ici commence par une citation en exergue. La légende de Méduse apparaît, mais tout à fait à l’arrière-fond, comme une image que nous ne percevons qu’à travers les discours de deux personnages qui dialoguent : Faust et Méphisto ; la légende est interprétée par Goethe ; le texte de Goethe, traduit par Nerval ; et Nerval enfin, cité par Leiris. Ce lointain est accentué par l’énigme : Faust est victime de l’illusion, que Méphisto lui explique. Le spectacle ici, c’est celui du spectateur, de l’effet sur lui d’un autre spectacle que nous ne percevons, nous, qu’à travers son discours. Théâtre dans le théâtre, mythe en abîme : ce sont d’abord la situation de spectacle, et la relation du spectateur au spectacle, qui sont fascinantes. D’autre part la citation isole de la scène un fragment, un instant. Il semble que le théâtre ne vive que de cet instant-là, qu’il n’ait que faire de la durée. La technique de la citation pétrifie le texte, qui devient l’équivalent d’une image instantanée. Coupée, encadrée, la citation devient un petit tableau, au cœur duquel, en abîme, se creuse le vertige. Le texte ne coule plus, coupé de toute source, de tout aval ; la citation le cristallise ; séparée, la séquence dramatique devient instant « tragique ».

        Cet instant tragique, c’est celui même que vit l’enfant au théâtre. La citation, extraite du répertoire, a pour fonction de proposer sous la forme d’un mythe, l’étape ou l’aspect psychologique que le chapitre va commenter. Elle se passe de commentaire, dans la mesure où tout le chapitre lui sert de commentaire. Ici un spectateur naïf, Faust, qui est l’enfant, éprouve en toute candeur l’effet du spectacle, participe au jeu de l’illusion ; un spectateur du spectateur, lui très averti, Méphisto, l’adulte narrateur, le met en garde en lui expliquant de quoi il s’agit. Malgré la forme du dialogue, il semble que la communication se fasse dans un seul sens ; Méphisto entend Faust, et répond à son discours par des explications ; Faust semble n’entendre ni ne comprendre Méphisto, perdu dans l’illusion qu’il suit comme dans un rêve parallèle, plus puissant que toute explication. Trois couples de répliques, en forme de faux chant amébée. Ce dialogue nous introduit au problème des rapports du héros et du narrateur dans le discours autobiographique, de l’articulation du mime qui ressuscite les conduites enfantines, et de l’analyse adulte extérieure qui les explique. Faust subit l’illusion, Méphisto l’explique : mais comme leurs discours ne communiquent pas, l’explication ne dissipe pas l’illusion ; elle l’arrache à la platitude, à l’immédiateté, et la montre en quelque sorte en relief. Ce n’est pas un système réducteur, mais un appareil stéréoscopique. Car l’adulte, en réalité, n’est pas un Méphistophélès qui s’opposerait à Faust, mais la coexistence et l’équilibre, en un même être, du fantasme et de la lucidité. Ce problème du rapport du héros et du narrateur sera d’ailleurs soulevé plus loin (p. 51). Comme aussi les raisons du choix de cet épisode. Qui est Méduse ? Citons de bonnes sources :

Une des trois Gorgones, la seule qui fût mortelle. Elle fut aimée de Poséïdon, qui s’unit à elle. Elle habitait à l’extrémité du monde, au-delà du fleuve Océan. C’est là que Persée finit par la découvrir et par triompher d’elle. V. Persée. Du tronc de Méduse naquirent Pégase, le cheval ailé, et Chrysnor, qui fut père de Geryon. Persée offrit sa tête à Athéna qui dès lors en orna son bouclier et s’en servit dans les combats. Méduse représentée d’abord sous son aspect repoussant, reçut plus tard une physionomie noble et sévère. (Larousse du XXe siècle).

Naturellement, nous reconnaissons tout de suite dans ce spectacle presque tous les éléments d’un des deux tableaux de Cranach qui nous ont été annoncés : la Tête d’Holopherne coupée par Judith. Nous méditerons plus tard sur l’inversion du sexe. Posons pour l’instant cette tête coupée, – c’est le début d’une collection. Plus intéressante est la différence : les légendes de Judith et de Lucrèce racontent banalement une histoire : que leur histoire nous impressionne, c’est fort possible ; mais l’historien ne le dit pas. La légende de Méduse au contraire est une histoire en abîme, qui raconte son effet. Cette histoire qui méduse raconte comment on est médusé. Elle est une allégorie complète qui articule le contenu de la fable et son effet, et fait du spectateur le personnage principal de la tragédie.



II. PREMIÈRE LECTURE

        Le chapitre peut se lire très banalement. Rien de plus ordinaire que le goût des enfants pour les spectacles ; rien de plus commun, chez un enfant bourgeois, que de voir ce goût se fixer sur les spectacles prestigieux du théâtre et de l’opéra. On se souvient de Proust ; ou des remarques de Sartre :

Les bourgeois du siècle dernier n’ont jamais oublié leur première soirée au théâtre et leurs écrivains se sont chargés d’en rapporter les circonstances. Quand le rideau se leva, les enfants se crurent à la cour. Les ors et les pourpres, les feux, les fards, l’emphase et les artifices mettaient le sacré jusque dans le crime [...]  (1)

À la différence de Sartre, Leiris jamais n’adoptera une attitude délibérément critique en face de ces « illusions ». À peine se pose-t-il un instant le problème de la « mauvaise foi » de l’enfant : « Sans mesurer ce qu’une telle émotion pouvait avoir de sincère ou de feint » (p. 44) ; on sent bien que l’anime, non le regret d’avoir été dupe et singe, – mais le regret tout court. Son analyse pourrait concorder avec celle de Sartre au niveau descriptif (le théâtre comme lieu où l’on a l’impression de la vraie réalité ; la fascination du monde étrange des adultes, etc.) ; mais pour les valeurs, c’est l’inverse : la nostalgie du rite et de l’essence se voit partout. Là où Leiris rejoint Sartre, c’est que sa nostalgie est critique. Certes il ne voit pas dans l’imaginaire l’illusion où se réfugie une liberté angoissée de son propre vide, et qui cherche à retrouver l’essence ; mais il n’y voit pas non plus un paradis perdu qu’un discours attendri et fade cherche à ressusciter, comme c’est le cas dans tant de souvenirs d’enfance. Comme Sartre, il ne prend pas l’expérience du spectacle pour un absolu : il y a quelque chose derrière. Pour l’adulte, ce qui est maintenant mystérieux, ce n’est plus directement le spectacle fascinant, mais la fascination elle-même. L’enfant spectateur est devenu spectacle pour un adulte, qui ne peut plus ressusciter la naïveté qu’à travers l’analyse.

        À première lecture, l’analyse que fait Leiris peut ne pas sembler très au point. Le chapitre est bref (une dizaine de pages), il ne comporte aucune division apparente (pas de sous-titres). Dès le premier paragraphe apparaissent les traits les plus ordinaires du discours autobiographique, ceux-là mêmes qui, un peu accentués, donnent naissance aux défauts habituels du genre :

        a) l’emploi paresseux du système du « signe » substitué à la recherche de l’origine : « Une grande partie de mon enfance s’est déroulée sous le signe de spectacles... » ; et plus loin ces spectacles de la dixième année sont proposés comme origine eux-mêmes d’un trait de caractère, « cette habitude que j’ai toujours de procéder par allusions, par métaphore ou de me comporter comme si j’étais sur un théâtre ». La persistance, la fixation sont maquillées en causalité, à quoi fait écho, au long de ce chapitre, le rituel « Encore aujourd’hui » des autobiographes (« Encore maintenant, je serais parfois tenté...», p. 46 ; « Aussi, dès cette époque… », p. 48 ; « Il en est de même aujourd’hui... », p. 48 ; « Ce souvenir est sans doute le premier... », p. 49, etc.).

       b) l’anecdote : les circonstances matérielles apparemment dépourvues de tout intérêt pour un autre que l’auteur (la principale cliente de mon père, la seconde avant-scène à partir du plateau, etc., détails qui au mieux produisent « l’effet de réel », mais qui, quand ils se multiplient, lassent le lecteur).

      c) l’énumération instructurée : « mainte production du répertoire... », effectivement le chapitre enchaîne dans un ordre dont la nécessité apparaît peu différents récits de spectacles ; les transitions sont lâches, la ligne directrice de l’analyse semble incertaine. Pages 50-51 un bref recul du discours autobiographique (« Cela, bien entendu... ») précède une sorte de synthèse : le tragique est relié à l’amour, et l’épisode de Méduse, qui servait d’exergue, est enfin raconté. Un instant on a l’impression que le chapitre va ainsi se refermer sur lui-même. Mais aussitôt l’image de Méduse se dissout, se monnaie dans une série d’images : « Mais d’autres images symboliques de la Femme ... Parmi les plus récentes... Parmi les plus anciennes... ». L’éventail s’ouvre, sur une série à la fois désinvolte et hétéroclite, d’une fille de salle jusqu’à Sainte-Geneviève : « habile » transition pour ouvrir l’espace des chapitres suivants. Le lecteur qui ne les a pas encore lus est donc désorienté, hésitant dans sa lecture entre la sécurité des récits traditionnels de souvenir de spectacle, et le vertige d’une énumération désordonnée qui ouvre la possibilité d’un autre ordre de réflexion. Reste l’idée centrale, qu’à l’origine, il y a le théâtre. Le lecteur, spectateur du texte, a beau jeu alors d’observer un personnage qui s’évertue dans son rôle : l’autobiographe, et de discerner les failles, les porte-à-faux de son jeu. « Cette habitude que j’ai toujours (...) de me comporter comme si j’étais sur un théâtre » (p. 44) se manifeste par un jeu qui sonne parfois bien faux. À peine Leiris a-t-il établi qu’il a tendance à se comporter comme s’il était au théâtre, qu’il renverse la situation, et projette sur l’enfant qu’il a été son problème de maintenant : « Sans mesurer ce qu’une telle émotion pouvait avoir de sincère ou de feint… » Impossible pour nous de croire un seul instant à ce scrupule de l’autobiographe : car tout dit au contraire que c’est l’adulte qui éprouve une émotion dont la sincérité fait problème. P. 50-51, on se sent plus près de la vérité avec le discours classique sur l’illusion rétrospective et l’après-coup dans la formation des souvenirs. Le passé est-il source du présent (lieu commun des sources, de l’origine), ou le présent source du passé ? – auquel cas on tournerait en rond dans une pièce pleine de miroirs. Très jésuite, Leiris se donne la vertu de poser lucidement le problème, pour qu’en récompense on lui accorde de ne pas essayer de le résoudre. Il s’entoure de vagues précautions oratoires, qui font partie du rôle de l’autobiographe scrupuleux : « Si je veux être objectif, il me faut tenir compte du danger… ». « Je me bornerai donc à affirmer que... ». Il est à l’aise dans ce qui sera son « grand rôle », sa comédie à succès : l’autobiographe scrupuleux, lucide, exigeant, qui n’est dupe de rien, qui évite de parler à la légère, etc., etc. Comédie à épisodes, à rebondissements : on aura De la littérature considérée comme une tauromachie, puis La Règle du jeu, règle qu’il faut faire semblant de chercher, sans jamais la trouver, ce qui est la preuve d’une impitoyable intransigeance. Dans L’Âge d’homme, l’endroit où cette fonction mythologique de la lucidité est la plus évidente, c’est au début des « Amours d’Holopherne » (p. 155-156), où Leiris utilise comme texte en exergue (texte qui prend figure de mythe), un passage de journal intime où il dénonce lucidement l’imposture qu’est son identification à des figures mythiques. Lucidité et mythologie sont complices grâce à leur tourniquet, la conduite est au bout du compte soustraite à l’analyse. La mythologie permet de s’exprimer sans se connaître ; la lucidité, de mettre à distance cette expression quand elle devient à son tour menaçante. Sans être grand clerc, le lecteur agacé soupçonne que l’exigence morale et les scrupules de l’autobiographe ne forment qu’une seule et même chose avec ce que Leiris appelle sa lâcheté et l’impression qu’il a d’être toujours en porte-à-faux. Le rôle théâtral de l’autobiographe scrupuleux serait le masque en plein, qui du côté creux représenterait l’incapacité de l’adulte à jouer jusqu’au bout le rôle d’un adulte. Le discours autobiographique, maniaque, scrupuleux, tatillon, exigeant, lucide, intelligent, est l’expression même de la faille fondamentale. Au moment même où la « sincérité » amène à tout explorer en soi, la lucidité reproduit la coupure. Faire de mauvaise foi vertu...

       Telle pourrait être la réaction d’un lecteur qui parcourrait rapidement ce chapitre : lecture non véritablement fausse, mais superficielle. Elle est sans doute celle de beaucoup des lecteurs qui rencontrent Leiris ; elle a été, par moments, la mienne : surprise et ennui devant l’apparente insignifiance de ce qui est raconté, agacement devant les scrupules et les tortillages du narrateur.

        Reste maintenant à lire le texte, c’est-à-dire à découvrir, sous l’apparente désinvolture, la rigoureuse progression du récit ; et sous le jeu de l’écriture, la présence de la mort.



III. TRAGIQUES
(p. 44-52)

        Pour dépasser le désordre apparent de ce chapitre, je puis m’appuyer sur ce que m’a fait apercevoir ma lecture du chapitre précédent. Non pour donner à la scène originaire l’unique rôle : car à elle seule elle ne saurait rendre compte de la fascination des images ; et elle ne prend son sens psychologiquement qu’utilisée, mobilisée à des stades ultérieurs du développement. Mais les formes prises par le goût du spectacle chez Leiris ne sont peut-être pas sans rapport avec cette « scène ». Gravures, images, représentations, fantasmes fixes ou fixés, comme l’arbre sur la rétine de l’homme foudroyé, formaient déjà le support de « Métaphysique de mon enfance » ; de l’image à la scène, la seule différence est celle de la fixité à la mobilité. Mais l’image souvent représente un mouvement fixé dans son paroxysme (suicide du radjah) ; et la scène elle-même isole et condense le mouvement. Simple changement d’accent. « Métaphysique » se terminait par l’entrée en scène du spectateur qui se sent soudain le principal acteur de la représentation, éveillé à sa différence par l’irruption du plaisir. C’est donc dans le prolongement de cette brusque différenciation du spectacle et du spectateur que je lirai « Tragiques ».

        Faut-il voir derrière les détails anecdotiques du premier paragraphe l’expression déplacée du rôle initiateur des parents (« que m’emmenaient voir mes parents, aussi passionnés de théâtre l’un que l’autre, et particulièrement quand s’y mêlait la musique »), ou les reflets d’une disposition rendant le spectacle de la scène incomplet (« il était difficile de voir plus de la moitié gauche de la scène », détail repris p. 52 à propos du spectacle qui sert à l’exergue du chapitre : le spectre de Marguerite-Méduse, que l’enfant n’arrive jamais qu’à entr’apercevoir, même en se penchant) ? Cela est difficile à affirmer. Simple hypothèse. Mieux vaut regarder au paragraphe suivant le défilé des spectacles, auquel l’enfant participe en toute naïveté. Au premier paragraphe, les différents spectacles sont nommés par leur titre : au second paragraphe, chacun d’eux est résumé en une scène, un instant, une image, qui a toujours rapport au moment le plus dramatique. Leiris a regroupé naturellement tous les spectacles qui unissent la violence à l’amour, préparant habilement par ce montage la suite de son propre spectacle, de manière à nous faire comprendre que derrière tous ces spectacles si divers, c’est une même émotion qui se manifeste. Dans une progression bien agencée, il nous fait monter successivement vers les deux « sommets » de l’émotion : Salomé dansant devant la tête d’Yokanaan (Judith) et la blessure d’Amfortas (Lucrèce), – angoisse érotique, et trouble. Leiris organise donc l’ordre de cette énumération à la lumière de révélations ultérieures : formes de son expérience érotique adolescentes et adultes, révélation de Judith et Lucrèce à l’issue de la cure de psychanalyse. Mais cette organisation après-coup des spectacles de la dixième année, intentionnelle, reflète peut-être aussi l’origine commune de tous ces fantasmes et expériences. Pleurs devant la « mort d’un couple », aussitôt doublés par l’émerveillement devant un spectacle dont un jeu de mots dit le vrai sens : « l’orgie » ; les deux spectacles s’équilibrent, angoisse et plaisir, pétrification des amants et orgie animée ; les quatre spectacles suivants, enchaînés dans une même phrase, semblent dénoter une attitude beaucoup plus complexe ; pour Roméo et Juliette et la Nuit de Walpurgis, le regard s’absorbait, triste ou extasié, dans le spectacle du couple pétrifié ou orgiaque ; maintenant les spectacles semblent refléter des craintes plus personnellement éprouvées par le spectateur, différentes menaces de mort, d’étouffement, d’exil, de folie qui pèsent sur les héros le plus souvent à la suite d’histoires d’amour, que l’on peut supposer liées à quelque crainte de castration ou de mort. Le désir, n’osant se satisfaire en son vrai lieu, prend pour objet substitutif l’image du châtiment craint : je retrouve là l’idée explorée à propos de la scène de la clairière. Si les Maîtres Chanteurs « déçoivent » l’enfant, c’est que ne s’y produit pas la scène finale de l’entre-égorgement de deux rivaux, – cette violence subie est donc l’objet du désir, mais peut-être n’est-elle possible qu’au prix d’une castration (« plaie au flanc faite par la lance sacrée ») effrayante, étrange. Simple linéament. Mais en écoutant la suite du récit, Parsifal, Paillasse, le Musée Grévin, le Tour du monde en 80 jours, je suis étonné de voir que chacun de ces spectacles renvoie à différents fantasmes et problèmes que j’ai évoqués dans le chapitre précédent.


parsifal

     Le mystère du spectacle ramène très rapidement au mystère de l’origine. En trois phrases, par l’intermédiaire du jeu sur « comprendre Wagner », Leiris revient au mystère de Noël, dont nous avons vu le rôle central. L’idée reste d’un mystère propre à la vie adulte. L’explication de la naissance par l’accouchement ne donnait qu’une partie de la réponse ; plus loin, p. 134-135, Leiris retracera les étapes conscientes de son instruction sexuelle enfantine ; mais il reste un autre mystère, bien plus profond, celui de la violence amoureuse des parents (quand Leiris, p. 134, dira qu’il avait appris que le père n’était pas « un vulgaire saint Joseph », c’est relier le mystère de la scène originaire à celui de Noël). Ce qu’il y a à comprendre dans le théâtre, n’est autre que la scène originaire, qui, refoulée, ne se laisse reconnaître que mystérieusement cryptée dans les rêves, les fantasmes ou les images. Cette idée de « comprendre une chose réservée aux adultes » est doublement développée dans la suite du chapitre : 1) d’abord p. 47, le thème de l’Opéra oracle – ou modèle, reflétant une réalité supérieure, celle des adultes, « mode d’existence prestigieux auquel, avec une certaine crainte, mais des profondeurs les plus lointaines de mon être, j’aspirais » : Leiris ici énonce l’ambiguïté affective d’un sentiment qu’il situe « au plus profond », et où nous devons penser à une expérience de toute petite enfance (pour la première fois dans ce chapitre, une origine plus lointaine est assignée au goût du théâtre). S’il « calque » sa représentation de la vie sur ce qu’il voit au théâtre, c’est que ce qu’il voit au théâtre calque quelque plus ancien fantasme. 2) ensuite p. 50 le développement sur les Contes d’Hoffmann développe l’idée de « comprendre » : le plaisir du déchiffrement de l’énigme ; c’est presque une sorte de guide pour la lecture du chapitre : le principe du déchiffrement, c’est la réduction du multiple à l’un, du divers à l’identique. Les trois femmes sont la même. Toutes les scènes seraient-elles la même ?

paillasse

            Ce récit humoristique vertigineux pose le problème de l’authenticité du spectacle, et introduit une structure d’enchâssement. La perplexité de l’enfant qui n’a pas compris que le meurtre cru fictif par les spectateurs fictifs était réellement fictif, semble renvoyer à des angoisses ou des questions antérieures. L’erreur de l’enfant est exactement l’inverse de celle des spectateurs (fictifs) : eux croyaient fictif ce qui était réel ; lui croit ce réel fictif, réel. L’humour vient de ce que dans ce cas précis, l’adulte croit savoir que l’angoisse était vaine : d’où la détente du sourire. L’enfant se trompait sur le cas précis de Paillasse : mais n’a-t-il pas raison dans le cas général ? – La scène d’amour perçue comme scène de violence (le pitre tue sa femme) doit mener à la mort d’un des combattants : c’est ce que peut appréhender un spectateur qui ne sait pas ce que l’adulte sait : que le rapport amoureux est un simulacre de la mort. Il est dans le même rapport à la mort que la comédie à la réalité, il est une répétition symbolique qui évite la réalité en la mimant. Le rapport amoureux est dans son essence même théâtral : non seulement parce que, pour l’enfant qui y a assisté, il s’est présenté comme un spectacle, mais parce que, pour ceux qui le vivent, il est un « jeu », le mime rituel d’une autre réalité : d’où son double caractère d’être artificiel, par ce qu’il implique de rite, d’habitude, etc... et authentique par ce dont il est approche métaphorique : la mort. On comprend que l’épisode de Paillasse, avec ses décalages et ses enchâssements, permette de faire apparaître cette dialectique de l’artifice et de l’authentique. J’ai dit tout à l’heure que l’erreur de l’enfant était l’inverse de celle des spectateurs fictifs, si l’on se plaçait d’un point de vue de narrateur adulte ou du lecteur : mais l’angoisse est finalement la même : la peur que la comédie ne débouche en pleine réalité. À moins qu’on ne lise, derrière cette surprise, une autre encore, qui est peut-être au fond le secret du jeu humoristique de ce récit : la surprise et le soulagement de voir que ce qu’on avait pris pour la réalité (rapport de violence pouvant aboutir à la mort) était seulement une comédie, puisque les parents continuent à vivre leur vie diurne et familiale comme si rien ne s’était passé. On voit les éléments que la réflexion sur cet épisode permet de dégager : statut ambigu du couple parental, qui mène une double vie, dont on se demande laquelle est la vraie ; double aspect du rapport amoureux qui est en lui-même une conduite théâtrale, mime de la mort. L’acte théâtral se trouve en porte-à-faux entre la réalité plate de la vie quotidienne, trop connue, et celle de la mort, inconnaissable ; artifice par rapport à la vie quotidienne, métaphore par rapport à la mort, il est la seule manière que nous ayons de faire de la mort une réalité quotidienne. Je n’ai pu « filer » ces réflexions qu’en supposant que derrière l’acte du pitre tuant sa femme, on pouvait lire la scène originaire. « Je me demandais comment il se faisait qu’une chose aussi énorme fût possible », étonnement qui fait écho à celui de l’énigme de Noël et de la naissance, et se trouve suivi d’une tentative de rationalisation. Plus tard des étonnements analogues accueilleront la révélation de l’existence du bordel (« cela me paraissait ne pouvoir se passer que dans un autre monde », p. 62), à propos de laquelle Leiris se livre d’ailleurs à une distinction assez arbitraire (étonnement qu’on loue la femme au lieu de l’acheter) qu’il essaie ensuite de justifier bizarrement par cette remarque : « peut-être étais-je déjà familiarisé avec cette idée d’achat par l’expression “acheter un enfant” dont je soupçonnais alors les dessous érotiques ? ». Ces associations assez floues prennent tout leur sens dès qu’elles sont simplement le trajet nécessaire pour remonter au modèle de toutes les scènes d’étonnement.

le musée Grévin

        Leiris suit ici l’ordre chronologique après le récit de Paillasse fait par la sœur aînée, il raconte la première sortie réelle au théâtre. Cette scène est-elle une charmante anecdote ? Ou faut-il la lire sérieusement ? Que signifie cet « acte manqué » ? Le narrateur le présente uniquement sur le mode négatif : ce serait un oubli, dû à l’attention accordée au spectacle.

        Cet oubli aurait eu des conséquences désagréables. C’est par sincérité qu’il le raconte, exactement comme il disait dans son autoportrait avoir l’habitude de se gratter « la région anale » (p. 26). Pour qui a déjà lu la scène de la clairière, l’idée se présente tout de suite qu’il s’agit d’un phénomène analogue, l’érection causée par la scène (stade génital) étant ici une excrétion (stade anal) dans les deux cas aussi peu contrôlée, aussi surprenante pour l’intéressé lui-même. Mais ici, s’oublier dans sa culotte est une régression, socialement humiliante, et incommode ; alors que l’érection correspond à une progression et à une découverte. Ce plaisir du corps, quel spectacle l’a déclenché ? Sur les quatre phrases qui composent le paragraphe, trois parlent en détail de l’oubli dans la culotte. La première phrase donne seulement l’indication suivante « où s’exhibait, je crois, un prestidigitateur ». Exhibition et prestidigitation seraient à l’origine de son émotion : à moins que la seule situation de spectateur d’un « vrai spectacle » ait suffi.


le tour du monde en 80 jours

        « Une autre fois » : l’énumération chronologique cache la succession des réactions au spectacle. Après l’acte manqué d’érotisme anal, la peur panique devant la menace que la scène représentée fait planer sur l’enfant. Mais aussi un décalage et un transfert. Dans la scène du Musée Grévin, la réaction incontrôlée était immédiate, et répondait directement à la situation. Au Châtelet, la réaction est contrôlée sur le moment (cf. toutes les affirmations d’indifférence, nuancées pourtant par le « c’est à peine si » et l’incise) ; elle explose dès que le contrôle lié au théâtre cesse : mais ce retard fait qu’elle doit se trouver un autre objet pour support dans la vie réelle, et devient, de réaction ponctuelle adaptée, une réaction générale désadaptée, – comme le montre l’illogisme complet de ce paragraphe au niveau même de la narration. La dernière phrase, en effet, « Encore maintenant... », reproduit au niveau de la narration les signes de la névrose d’angoisse : sa conclusion « mais, pas plus qu’autrefois, les éléments ne semblent disposés à m’obéir » est incompréhensible ; elle n’aurait de sens que si le bateau-mouche avait sauté et coulé, ce qui ne semble pas être arrivé : or le narrateur de L’Âge d’homme se conduit comme si c’était arrivé. Quant aux éléments du spectacle qui engendrent la panique, ils sont cette fois nommés : ce sont les serpents, et l’explosion des chaudières du steamer. Les serpents, nous les avons déjà vus plus haut dans le texte, dans le paragraphe précédant la scène d’érection (« soit qu’on m’eût mis en garde contre les vipères qui pullulent dans la forêt de Fontainebleau », p. 39), nous les reverrons souvent dans L’Âge d’homme, et ils nous rappellent le rêve de l’arbre à trois branches (Nuits sans nuit, p. 57). Quant à l’explosion des chaudières du steamer, elle nous fait penser à l’effervescence explosive de La Radieuse.

        Tout se passe donc comme si le goût du spectacle loin d’être une origine n’était qu’un relais, l’endroit où les fantasmes issus de la scène primitive pouvaient trouver un langage pour s’exprimer, pour être réactivés, s’articulant sur les problèmes ultérieurs du développement de l’enfant.


l’opéra

        L’Opéra : le récit continue dans un ordre chronologique. On avait eu, comme une sorte de préhistoire, le récit de Paillasse, fait par la sœur ; le premier spectacle ; le Châtelet ; et maintenant on arrive à l’initiation réelle, l’enfant admis au théâtre que les adultes consomment eux-mêmes, dans sa forme la plus raffinée : l’Opéra. Les deux paragraphes des pages 47-48 peuvent surprendre le lecteur : le texte commence par une dénégation (« j’étais déjà trop grand pour... ») ; ce qui est ainsi dénié vigoureusement, c’est ce qui va être exposé en détail et donc affirmé dans les deux pages suivantes. La contradiction, totale, reflète chez l’enfant peut-être, mais surtout chez le narrateur, la coexistence de deux instances l’une naïve, l’autre critique (comme étaient Faust et Méphisto). La dénégation est de l’ordre de la précaution : en se posant comme un « grand », on s’autorise à être petit, puisqu’on a d’abord affirmé qu’on n’était pas dupe de ces fantasmes. Elle témoigne aussi effectivement d’une élaboration beaucoup plus poussée de la réaction en face du spectacle. Au Musée Grévin, on est presque en face d’une réaction réflexe, incontrôlée et immédiate ; au Châtelet, la réaction contrôlée et différée aboutit à une panique obsessionnelle aussi primaire ; ici intervient le principe critique de réalité et une élaboration plus poussée de la représentation comme lieu d’une connaissance. À l’immédiateté naïve se substitue l’idée du théâtre comme autre monde : plus le sens de la « réalité » ordinaire se développe, plus l’indéniable réalité du fantasme doit s’élaborer en magie, énigme, rite pour se faire reconnaître le droit à une autre forme de réalité. Au déplacement obsessionnel de la crainte, qui déplaçait seulement la naïveté, se substituent les formules plus élaborées de la « représentation de la vie », qui ont un statut contrôlé, plus adulte. « Notion magique du théâtre » et « représentation de la vie » sont donc la forme que doivent prendre pour être admises dans un univers où le sens de la « réalité courante » se développe, les conduites primaires présentées auparavant dans le récit. La dénégation initiale n’est donc pas simple refoulement : elle est en même temps le signe de la maturation, et d’un conflit naissant des différents ordres de « réalité ». Refoulés, le souvenir de la scène originaire et les désirs qui plus tard en réactivent le fantasme, prennent figure de « monde à part » ; l’enfant ne trouve à les revivre que dans l’expérience sociale du fantasme, c’est-à-dire le théâtre.

        Dans cette description de l’Opéra je retrouve beaucoup d’éléments déjà connus : la magie et la sexualité s’y confondent. Thème de l’initiation (que nous avons déjà rencontré p. 36) c’est-à-dire de la levée d’une partie de l’énigme et de l’intégration en groupe ; liaison du tragique et des relations charnelles (« gravité tragique de ce qu’on y représentait...» ; « Je savais aussi qu’il y avait des abonnés qui... »), liaison qui est exactement la même que dans le texte qui précéda le récit de la clairière p. 39 (« les gens des faits divers ... les publications grivoises, autre face de ce même monde etrange ») ; ici un autre fantasme s’y mêle, rappelant la problématique de Paillasse, double aspect des danseuses, à la fois tragédiennes sur la scène et femmes dans la vie ; avec en contrepartie le double aspect des abonnés, spectateurs des danseuses dans la salle, passant à une relation plus directe dans la vie ; cette structure suggérant l’analogie de l’action théâtrale et de l’action érotique, du théâtre et du bordel, – le degré supérieur de l’initiation étant de franchir les feux de la rampe pour essayer de devenir soi-même acteur, s’intégrant à la « scène ». Des deux expressions consacrées aux abonnés (avoir droit au foyer, avoir pour maîtresses des danseuses), seule la seconde est mise entre guillemets, et commentée dans une parenthèse qui comprend, outre l’association puérile avec la relation d’autorité, un jeu de mot involontaire « abhorré / abonné » ; on peut penser que la première expression est aussi étrange ; elle rappelle, à qui a lu L’Âge d’homme, l’épisode du « Génie du foyer » ; et à la lumière de ma lecture « avoir droit au foyer » prend un autre sens, peut-être « adoré » ?

        Le second paragraphe, une fois posé le côté magique et initiatique du théâtre, peut revenir en toute tranquillité à la naïveté refusée au début du premier. En fait il accorde la même créance aux événements de la scène qu’aux événements réels et même plus (reflet de la vie des grandes personnes les plus belles, etc... c’est-à-dire reporté à un âge plus tendre : des parents), et il déduit la marche des événements réels de ce qu’il a vu sur la scène. La scène fait figure, disait-il, d’oracle ou de modèle : l’oracle est ordre en même temps que prédiction : modèle, c’est obéissance à l’oracle, qui finalement l’aide à se réaliser. L’oracle agit par envoûtement, en engendrant la répétition. C’est la connaissance de l’avenir, qui engendre ce dont elle est connaissance. Nous aurons à reparler, au chapitre suivant, de la « prophétie ». Tout se passe comme si, miroir inversant, le théâtre projetait vers l’avenir ce qui le fonde en réalité du côté du passé : croyant s’avancer vers l’avenir, le héros en réalité s’enfonce dans son passé, revêtu des oripeaux de l’âge adulte. De même que recherchant l’origine de sa notion de la « mort », il ne fait qu’errer à la recherche de sa naissance.

        Modèle, oracle, comment ? Si je lis avec un minimum de luci-dité la fin du paragraphe de la page 48, je vois bien qu’appa-remment la logique glisse à nouveau. Le héros calque sa repré-sentation de l’amour sur le Théâtre : l’amour doit finir mal, il engage pour la vie et la mort ; l’Amour ne peut donc finir que dans la Mort. Mais l’idée, soulignée par une tautologie humoristique (« car si cela finissait bien cela ne serait plus l’Amour »), se dissout rapidement en une autre, très différente, presque contraire. L’Amour serait « beau comme un lever d’un rideau de théâtre quand on sait pertinemment qu’il retombera au bout du compte, lustres éteints et housses tirées sur les fauteuils ». On retombe dans la problématique de Paillasse : l’acte théâtral a deux visages. La chose représentée aboutit toujours à la mort ; la représentation, elle, aboutit à sa fin, qui la désigne comme illusion. De même l’amour, métaphore théâtrale de la mort, qui se révèle être finalement un jeu substitutif, qui vous laisse, frustré de votre mort, sur le sable sec de la réalité ordinaire. Le soulagement, que la mort ne soit pas vraie, vire à la déception, dans la mesure où la mort est l’objet du désir. Le résultat est le développement de l’inhibition devant le spectacle (et devant l’amour). Les raisons données ici sont-elles les causes de l’inhibition, ou en sont-elles les conséquences, c’est-à-dire la rationalisation ? Depuis la naïveté spontanée de la réaction au premier spectacle, nous avons vu peu à peu le contrôle s’établir : réaction différée, puis distinction des ordres de réalité, aboutissant à l’idée valorisée de la magie, dont l’autre face est, maintenant, le leurre. Cette anticipation de la déception semble faire partie d’un système d’équilibre, qui a en réalité fonction protectrice : la lucidité du jeune spectateur a pour fonction de l’empêcher de céder à l’attirance magique, qui en même temps l’effraie. Sa lucidité fournit des alibis, et en l’empêchant de céder à la fascination, lui donne la douceur de vivre sur le mode du regret et de la déception la peur que lui fait son propre désir. Ce système de contrôle est ici exposé de manière presque mathématique : il y a proportion inverse de deux temps « dramatiques » qui s’annulent en l’immobilité tragique de la déception : plus la représentation approche, plus le désir diminue ; quand l’action arrive à son apogée, l’intérêt tombe à son niveau le plus bas. « L’idée de la mort » (fin de la représentation) est finalement mobilisée contre le fantasme de la mort (mort représentée). Mécanisme protecteur du fiasco, mis en scène ici au niveau de la représentation théâtrale, et « calqué » ensuite dans la vie pour toutes les joies. Reste à nous demander pourquoi cette protection : le chapitre prochain y pourvoira. Comme toujours, c’est au texte même qu’il faut demander pour l’instant confirmation de cette analyse. Comme le paragraphe du Châtelet, p. 46-47, celui-ci se termine par une curieuse intervention du narrateur qui répète, au niveau de l’énonciation, le mécanisme désigné par l’énoncé : « et je ne puis me rappeler ces tristesses enfantines durant les pièces de théâtre sans... », on attendrait alors quelque chose comme « avoir envie de pleurer ». Leiris précise : « être obligé de refouler une envie de pleurer » (je souligne).

        Je fais le point : tout ce chapitre semble raconter deux choses : la manière dont l’expérience du théâtre réactive et utilise le fantasme de la scène originaire ; mais aussi la progressive constitution, autour de cette expérience, du moi : différenciation progressive des ordres de réalité, élaboration d’un contrôle de plus en plus complexe de l’émotion. Et découverte de l’identité du théâtre et de l’amour, comme jeu de la mort.


le vaisseau fantôme

        Une transition lâche nous fait passer de l’Opéra à l’Opéra Comique, au Vaisseau fantôme. Une progression logique nous fait passer du rôle de spectateur au rôle d’acteur, c’est-à-dire à la première forme du « calque », l’imitation littérale du « modèle ». À cette occasion, c’est la place désirée par l’enfant dans l’acte théâtral qui se trouve révélée. « Étant le plus jeune, j’étais chargé du seul rôle féminin » : pour l’avenir ceci annonce l’épisode du travesti (p. 174, « Micheline ») qui seul permit à Michel, après quelques fiascos, de devenir l’amant de Kay. Pour le passé (passé qui n’est pas celui même de la scène originaire ; mais de l’utilisation de ce fantasme à un stade ultérieur), cela révèle la place qu’il peut souhaiter dans le rapport amoureux : d’être l’amante de son père. Ce rôle féminin (qu’il accepte avec joie sans le choisir puisqu’il lui est « dévolu invariablement ») prend figure du rôle de souffre-douleur. Et ce rôle se trouve lié, par une identité de lieu et d’époque, à la scène de la « révélation de la virilité » dans la clairière, renvoyant ainsi, à travers elle, à la scène primitive. La phrase équilibre le plaisir (mon rôle me plaisait...) et la terreur (...qu’effectivement on terrifiait), et nous amène, par la manière paradoxale dont elle lie passivité masochiste et révélation de la virilité, à nous interroger sur le conflit affectif qui réactive ainsi la scène primitive.

bagnes d’enfants

        La transition se fait par « souffre-douleur » ; il ne s’agit plus d’un spectacle vu, mais d’une affiche l’annonçant et le résumant par une image horrifiante ; à dire vrai la transition se ferait aussi facilement par la scène de la clairière, dont toute la problématique va être reprise. Naturellement, ce n’est pas hasard si la pièce se joue à « l’Ambigu » : plus loin la crainte de la pègre sera justement qualifiée de « très ambiguë ». La différence avec la clairière, c’est qu’à côté des enfants victimes figure l’adulte bourreau. Mais curieusement les figures, d’abord opposées, des victimes et du bourreau finissent par perdre toute identité. Au lieu que chacun reste dans son rôle, victime inspirant pitié, bourreau horreur, – tout s’échange. Les deux sentiments opposés ne se distribuent pas entre les deux figures opposées : chaque figure finit par suggérer à la fois les deux sentiments, et il ne reste plus qu’une identification globale à la scène, horreur et désir de la violence subie, puis assumée dans le suicide. L’agressivité assez étrange manifestée ici par l’adulte envers la police s’explique sans doute mieux si derrière la « pè(g)re » on lit « le père », qui intervient d’ailleurs plus bas comme pourvoyeur du bagne : le dégoût physique prend alors tout son sens (cf. p. 89), mais aussi l’ambiguïté : « crainte très ambiguë, mêlée d’une certaine attirance ». Les enfants voyous, ouvriers, tous opposés au « garçon de bonne famille », représentent les désirs non entravés, se manifestant directement et brutalement, par opposition au contrôle acquis dans l’éducation. Peuple, ivrognes, « pauvres », etc. sont les images où viennent se manifester les fantasmes du corps refoulé. Comme la scène du Vaisseau fantôme, celle-ci finit par une identification, un rôle que se choisit le héros : le même rôle de victime horrifiée, mais finalement consentante.

contes d’Hoffmann

        On a l’impression que le chapitre prend maintenant une autre direction, remontant vers son origine (cf. « comprendre Wagner », renvoyant à p. 45) : à l’identification à la victime succède l’identification à l’interprète, à travers une pièce en abîme où une dernière scène désigne comme fantasmes les trois scènes précédentes, mais n’est elle-même qu’une scène illusoire, puisqu’Hoffmann endormi ne profite pas vraiment de la révélation, destinée au spectateur. Les scènes en abîme ont une grande importance dans ce chapitre qui lui-même organise en une série de tableaux le spectacle des étapes de l’évolution d’un « spectateur ». À notre tour lisant ce paragraphe, plutôt que d’y voir l’origine de quelque chose d’avenir (« s’élabora ma notion de la Femme Fatale »), nous y lisons la description d’un mécanisme psychologique très connu, le transfert et la répétition, qui nous donne une clé de lecture pour lire les « séries » organisées par Leiris. L’image insaisissable dans la réalité, n’est saisissable que dans sa fuite à travers des séries d’images où elle se déplace, se déforme, et où seule la réflexion peut finir par deviner, par analogie, ce qu’il y a de commun. La structure des contes d’Hoffmann décrite ici par Leiris est celle même qu’il emploie dans L’Âge d’homme, du moins au niveau apparent : juxtaposition de tableaux, dont un narrateur essaie de dégager l’élément commun : Hoffmann endormi, comme Faust, et le héros de L’Âge d’homme, vivent naïvement les fantasmes : La Muse, comme Méphisto, et le narrateur de L’Âge d’homme, viennent ensuite expliquer de quoi il s’agit. Le plaisir de l’enfant spectateur est le plaisir de tout lecteur de livre d’énigme, celui de la levée d’énigme qui dévoile « totalement » la vérité. Que ce dernier terme de l’énigme puisse être atteint, il est agréable de le croire, cela fait partie des espérances de qui subit les différentes étapes d’une « initiation ». Dans la réalité, la fuite est sans fin. La seule vérité est celle de la loi de l’illusion.

        Les deux figures de l’illusion que Leiris rapproche en fin de paragraphe (Stella et Méduse) sont-elles vraiment semblables ? Comme souvent lorsque Leiris boucle un paragraphe avec le double souci de tresser le fil qu’il vient de dégager avec des fils provisoirement abandonnés plus haut, et de ménager une habile transition avec le paragraphe suivant, le lecteur a l’impression d’un sophisme, d’un glissement dans la logique, d’une sorte de porte-à-faux. Semblables, Stella et Méduse le sont en ce qu’elles nous proposent toutes deux l’idée d’une fascination exercée par un pouvoir extérieur réel : les trois héroïnes, l’image de Marguerite sont des illusions, mais causées par des créatures réelles, même si elles sont insaisissables : Stella, Méduse. De Faust à Méphisto, au fond, le fantasme ne fait que se déplacer : l’interprétation reste aussi mythique que l’illusion. Mais Stella et Méduse ne sont pas des formes semblables de cette illusion : le rapport de l’un et du multiple n’est pas situé au même niveau. Stella, c’est Protée : elle se dissout dans de multiples images pour un seul être, qui la cherche ; Méduse, s’adressant à de multiples êtres, impose à chacun l’image unique qu’il porte en lui. Elles sont en réalité opposées ; c’est leur union contradictoire qui forme le fantasme obsessionnel : à la fois insaisissable et inévitable.


après-coup

        Si Méduse a été réintroduite, c’est aussi pour permettre à Leiris de remonter à une réflexion sur les illusions de la mise en scène autobiographique. Se comportant comme la Muse d’Hoffmann, qui révèle partout la figure unique de Stella, le narrateur de L’Âge d’homme n’est-il pas victime d’une illusion analogue à celle de Faust, reconnaissant partout Marguerite ? Cette illusion, ne peut-elle pas passer de l’espace au temps ? Tout n’est-il pas à l’envers, le présent en réalité source du passé où il croit trouver son origine ? Plutôt que de suivre Leiris dans cette voie je remarquerai deux choses : 1) la question que pose ici Leiris est à la fois très banale et capitale ; banale si on reste figé dans l’opposition des deux termes présent et passé : elle renvoie aux reproches traditionnellement faits à la perspective autobiographique ; capitale si l’on se souvient que cette question de l’après-coup est au cœur des analyses freudiennes, par exemple de celles qui concernent la scène originaire (fantasme ou réalité ? – et sa réactivation, sa métamorphose, et son utilisation à des stades ultérieurs du développement) ; mais Freud a justement essayé de dépasser les idées également naïves assignant soit au passé, soit au présent le statut d’origine, pour montrer leur articulation ; cette question est également capitale pour nous ; le texte de Leiris a tendance à organiser un face-à-face entre une foule d’origines absolues et lointaines, et l’état présent ; à nous de le redéplier, de l’articuler en une histoire, si nous voulons échapper à ce face-à-face tragique et figé et, à notre tour, « comprendre » ; 2) chaque fois que Leiris dans son récit, s’interrompt pour poser un problème de méthode, pour jouer à l’autobiographe lucide, nous devons nous demander pourquoi cette interruption ? À quoi sert ce discours ? La question s’impose ici : l’après-coup est en effet l’un des problèmes essentiels de la structure de l’histoire de tout individu ; or après avoir évoqué l’existence du problème, Leiris le réduit à sa généralité la plus banale (« Je me heurte ici à l’écueil... ») et loin de s’arrêter devant un danger dont il vient de signaler l’existence, il n’en tire qu’une légère précaution oratoire (« Je me bornerai donc à affirmer... ») après laquelle il continue comme si de rien n’était. Desinit in piscem. Pourquoi tout ceci ?

        Il m’a semblé, à lire L’Âge d’homme, que la plupart des digressions de méthode (suggérant l’échec de la méthode suivie par le narrateur, ou la remettant en question) ont fonction de diversion, ayant pour but au contraire d’empêcher une méthode en réalité fructueuse d’aboutir à un résultat, auquel elle mènerait si on ne l’arrêtait pas ainsi. Chaque fois qu’il « brûle », pour parler comme à cache-tampon, le narrateur brusquement se décourage, se conteste, il a une crise de lucidité qui arrive à le convaincre qu’il est en train de se fourvoyer. Exactement comme il nous a décrit son « fiasco » de spectateur de théâtre, il s’organise des petits fiascos autobiographiques, étant de plus en plus sceptique, scrupuleux, etc., à mesure qu’il avance vers une découverte, et à la limite finissant toujours par éviter ainsi toute découverte trop irréversible. Plus la recherche sera profonde et pénétrante, comme dans La Règle du jeu, plus proliférera en sens inverse un discours scrupuleux, maniaque jusqu’au filandreux, obsessionnel, sur les exigences de lucidité, d’authenticité, etc., qui sert justement à empêcher de sombrer dans une vérité dont la figure est en réalité la mort. Exactement comme dans la scène du fiasco théâtral où « l’idée de la mort » est mobilisée pour résister au fantasme de la mort, l’exigence de vérité l’est ici pour résister à la vérité elle-même. Contrepoids nécessaire, dans le jeu d’équilibre, dans la marche somnambulique au bord du gouffre. Suivons ici les mots : la méthode analogique mettant en rapport passé et présent serait « hasardeuse », « tendancieuse » (mots péjoratifs qui me rappellent l’importance « outrancière » que Leiris déclarait ne pas vouloir attacher à des souvenirs en réalité, de son aveu même, capitaux, p. 40). Et un écho amusant : il vient de parler de la Femme Fatale, – or il dit dans le discours scrupuleux qui interrompt à cet endroit l’analyse « je me heurte ici à l’écueil auquel se heurtent fatalement les faiseurs de confessions et de mémoires et cela constitue un danger... » (p. 51)... Et d’ailleurs à peine le scrupule autobiographique évanoui, le récit enchaîne sur la description d’un système de scrupule analogue dans le domaine amoureux, dont la fonction d’inhibition protectrice est assez claire : quand il aime une femme, il se demande quelle souffrance il serait capable d’endurer pour elle ; et sa terreur devant la souffrance physique fait qu’il se sent « écrasé par la honte »...

        Le récit en profite pour se boucler, rassemblant différents éléments : l’association de l’aujourd’hui et de l’autrefois, le Faust de Goethe cité en exergue, le Faust de Gounod vu à l’Opéra, la disposition de la loge qui empêche toujours de voir (1er §, p. 44) la Stella des Contes d’Hoffmann. Mais ce rassemblement en fin de chapitre est tout sauf un bilan. La méthode analogique évoquée page 50, et dont le modèle serait la structure juxtaposée des Contes d’Hoffmann, – n’est pas la méthode pratiquée par Leiris : elle aboutirait trop rapidement à des conclusions simplettes. Leiris renoue les différents fils non pour arrêter, mais pour continuer la chaîne à un autre niveau. On a envie d’employer des métaphores comme celle du tressage, ou de la reptation (progression très lente qui récapitule tous ses points d’appui avant d’avancer). De l’espèce de nœud où tout se resserre dans le paragraphe sur Méduse, je retiens l’attention dirigée sur le spectre de Marguerite (qui n’est pas une image de la « mort », puisque Marguerite est debout, et, semble-t-il, vivante et entière, mais de la mort-vivante qu’est la castration), Faust voyant « se dresser devant ses yeux, autour du cou un ruban rouge “étroit comme le tranchant d’une hache” le spectre de Marguerite ». Je retiens aussi que ce spectacle, mentionné dans le livret, le narrateur prétend qu’enfant il n’a jamais pu le voir, à cause de la place de son avant-scène ; notation humoristique ? ou, plutôt, en même temps, symbolique ? La partie cachée de la scène peut-elle figurer l’inconscient ? Ou ne fait-elle pas plutôt partie d’une conduite de dénégation ?

        Nous quittons avec cette image l’univers du spectacle : c’est maintenant une galerie d’images (dont le degré de réalité ou d’ancienneté importe peu). Le fil semble momentanément se perdre, la dernière page est une sorte d’accumulation de figures qu’on imaginerait devoir mener directement aux chapitres sur Judith (la serveuse) ou sur Lucrèce (Anne Boleyn, Jeanne d’Arc, Marie-Antoinette), ces deux figures de Cranach dont on nous a annoncé la valeur allégorique p. 41, et qui n’ont toujours pas fait leur entrée sur la scène. Sous prétexte de parler d’Holopherne, p. 42, Leiris avait en réalité introduit dans le chapitre I, à travers le récit traditionnel des souvenirs d’enfance sur le théâtre, une longue séquence dont l’objet profond est le fantasme et la scène originaire. Le chapitre II, intitulé « Antiquités », diffère de nouveau l’entrée en scène des deux figures. C’est qu’il manque encore un certain nombre d’éléments permettant de comprendre leur sens. Le tout est de savoir de quelle « antiquité » parle le chapitre II.



IV. LA LIGNE D’ILLUSION

        Autant que le contenu de toutes ces scènes, c’est leur forme qui semble obséder Leiris. Cela se voit d’abord aux expressions qui reviennent tout le temps sous sa plume, dès qu’il s’agit d’évoquer les éléments livrés par la mémoire, par le rêve, et finalement tout ce qui se propose à l’écriture. On pourrait dresser un inventaire de ce vocabulaire stéréotypé, qui transpose tout dans le registre théâtral, opérant simultanément une irréalisation et une mythification de la chose évoquée. Un lieu n’est jamais vraiment un lieu : il est tout de suite « décor », « cadre », « théâtre » ; un objet devient un « accessoire » ; un événement, une « scène », un « scénario », un « tableau » ; un individu un « personnage », « acteur » ; – nous pourrions continuer ainsi, imaginant assez banalement que cette théâtralisation est un langage commode et assez habituel pour évoquer l’univers des fantasmes, son côté figé et répétitif, sa codification ; et c’est d’ailleurs le langage que Freud lui-même emploie, parlant de « scène », de « scénario », etc. Mais l’emploi d’un registre métaphorique aussi banal n’a pas la même fonction chez un analyste, et chez un sujet qui se débat, s’oriente dans sa propre écriture. Chez l’analyste, il sert à la description de l’illusion : chez l’analysant, la description de l’illusion est une manière de vivre l’illusion. L’emploi intensif du vocabulaire du théâtre témoigne moins de l’expression du fantasme, que d’une manière de vivre dans l’écriture le rapport au fantasme. D’ailleurs, si nous continuions la métaphore : le lieu théâtral n’est pas la scène, mais le rapport de la scène et de la salle : l’important ce sont les « coulisses », la « rampe », le « rideau », la « salle », le « spectateur ». Le véritable problème n’est pas celui du fantasme, mais naturellement celui de l’illusion, c’est-à-dire du rapport du fantasme et de la « réalité » (notion elle-même vague et ambiguë). J’ai essayé de dégager dans le texte de Leiris, Tragiques, l’histoire de ce rapport. Ces jeux donnent bien sûr le vertige, comme ces pièces en abîme qui fascinent Leiris : Paillasse, Hamlet, auxquels on peut ajouter L’Illusion comique. Pièces qui ont aussi fasciné O. Mannoni dans ses Clefs pour l’imaginaire, dont Leiris semble préfigurer certaines analyses. Toute l’analyse du théâtre tourne autour de cette ligne imaginaire (matérialisée par les feux de la rampe, la fosse d’orchestre, le trou du souffleur, l’écran mobile du rideau) qui sépare et unit les deux moitiés du lieu théâtral, et le caractère insaisissable de cette ligne, qui la fait se reproduire à l’infini ; je dis insaisissable et non pas infranchissable (car on peut passer d’un côté à l’autre) ; ligne qui sépare, divise et peut-être protège mais en même temps aliène, et qui est peut-être l’image du désir, et l’objet du désir. Ce qui voudrait la saisir, finit par la reproduire : l’écriture elle-même, en construisant le spectacle, joue le même rôle que cette ligne magique. Le drame de Leiris (ou de chacun), ce n’est pas ce qui est exprimé dans le fantasme : il faut le lire d’abord dans cette brisure qui constitue le fantasme, et qui, faisant naître l’enfant à la plate réalité, lui laisse la nostalgie de la scène à laquelle la terreur l’a arraché.

        En écho à l’analyse de Tragiques, je vais maintenant suivre ce même thème de la théâtralité, c’est-à-dire de la ligne d’illusion, dans la première partie de Mors (Fourbis, pages 7 à 46). Il s’agit là d’une démarche très arbitraire, puisqu’elle néglige la structure d’ensemble de ce morceau : tout se passe comme si je reconstituais, à partir de ce texte polyphonique, tressé, complexe, une suite linéaire plus simple ; comme si je recomposais, avec des éléments extraits de La Règle du jeu, un chapitre de L’Âge d’homme. Seule méthode, pour travailler le texte si riche de La Règle du jeu, que de le solliciter ainsi : mais ce n’est pas le réduire : il s’agit au contraire de montrer comment la théâtralité renvoie, en dernier ressort, par-delà la scène originaire, au problème de la coupure.


« rideau de nuages »
(Fourbis, p. 7-8)

        Tels sont les mots sur lesquels Leiris s’appuie pour renouer le fil interrompu de l’écriture, après la publication de Biffures. La première idée qui lui vient est que cette expression est « évocatrice d’un espace scénique élargi aux proportions de l’infini », quand il la lisait « marquant la césure entre deux tableaux, dans le livret d’une œuvre de Wagner » ; on saisit, d’après ces mots, en quoi cette expression est fascinante : c’est qu’elle évoque au même instant deux fantasmes contraires, celui de la coupure (la césure, – qui sépare deux portions d’espace par cela même définies) et celui de l’indistinction (l’idée d’infini) : l’infini qui s’ouvre dans la coupure, l’indivis au sein de la division, juxtaposition que Leiris développe en montrant la double rupture du temps : le rideau, et le chaos. La suite du développement va jouer, avec de multiples variations, sur les notions de césure et de chaos.

          N’oublions pas que ce dont parle ici Leiris, c’est sa propre écriture sortant du silence ou du blanc antérieur, c’est-à-dire de l’acte de « rompre le silence », expression qui dit bien que le début de la parole ou de l’écriture est une rupture, que la prise de parole n’est pas l’accès à une plénitude, mais la césure qui rompt le chaos : car voici les rôles renversés : le chaos était dans la césure, nous en ressortons maintenant par la césure ; la césure était entre deux tableaux, – mais en réalité le tableau n’est-il pas lui-même entre deux césures, celle de son début et celle de sa fin ? Si la césure entre deux tableaux paraît évocatrice à Leiris, n’est-ce pas parce qu’elle donne à voir, en négatif, ce que nous ne pouvons jamais voir ? Cette césure à l’intérieur de l’œuvre représente la césure qu’est l’œuvre dans l’espace où elle apparaît. L’embarras de Leiris à rompre le silence (embarras comparable à celui de l’analysant qui « entame » son discours) l’amène, classiquement, à prendre cet embarras pour thème de son discours. L’émergence de la parole va être représentée par une double métaphore filée (le réveil comparé au lever de rideau théâtral) dont les deux termes renvoient à l’événement qui vient d’avoir lieu : la reprise de l’écriture. Cette métaphore, aux résonances nervaliennes ou proustiennes, unit de manière triangulaire le début de l’écriture, le début de la conscience, et le début du théâtre.

           Le réveil apparaît donc comme la construction du théâtre, la distinction d’un spectateur et d’un spectacle, la constitution d’une limite (la paupière, le rideau) qui sépare deux univers qui n’auront plus qu’un rapport de regard (paupière ou rideau levés, on voit mais on est séparé : l’écran qui se lève ôte l’obstacle matériel mais dévoile la coupure symbolique) ; la simple constitution de l’optique théâtrale protège le spectateur (comme la distance ou le réveil protège le rêveur) en irréalisant le spectacle. Cette limite, Leiris nous la montre ici intensément désirée : le rêveur, suspendu dans l’angoisse et le flou, attend avec anxiété la fin de cette inquiétante proximité de soi à soi, il souhaite refranchir le « seuil », et que se reconstitue le dédoublement protecteur ; dans cette étape intermédiaire de l’anxiété la conscience est déjà éveillée, mais elle n’est pas assez forte pour se séparer de ce qu’elle révèle ; l’anxiété est le désir d’une telle séparation, que le réveil apporte enfin.


« qui est loin, très loin »
(Fourbis, p. 24)

        L’analyse du lointain et grêle bruit entendu à Viroflay s’éclaire à la lumière de la métaphore théâtrale de la conscience. Pourquoi ce bruit angoisse-t-il l’enfant ? « C’est une voiture qui est loin, très loin », – explique le père, accroissant la terreur. Il semble que l’angoisse vienne de ce que l’élément perçu a un double statut :

        a) il n’est plus séparé du spectateur-auditeur par aucune limite, mais coexiste dans le même espace que lui, c’est-à-dire a statut de réel. Comme cet élément est « quelque chose que j’aurais pu à bon droit redouter », l’enfant se trouve ici dans la même situation où il sera plus tard en face du récit de Paillasse ou au spectacle du Châtelet quand il prendra la fiction représentée pour le réel : dans le même espace que des choses dangereuses qui peuvent s’attaquer à lui ; au sein d’un monde endormi (c’est-à-dire dont il est séparé puisque lui est éveillé) il est affronté à une chose qui elle aussi est restée éveillée, ils se retrouvent tous deux sur la scène devant une salle déserte ou endormie, du même côté de la limite ; – toute la méditation sur la notion d’au-delà implique en effet que l’enfant se sait soudain du même côté que le « bruit », livré sans défense à lui ; l’enfant réveillé se trouve dans la même situation qu’un enfant endormi en proie à un cauchemar.

    b) l’élément perçu est pourtant séparé par une distance qui, sans l’empêcher d’agir éventuellement sur l’enfant, empêche celui-ci de le connaître. On voit que ce rapport est exactement inverse de celui qu’instaure la ligne de l’illusion, qui permet au spectateur de tout connaître, en empêchant en sens inverse l’action représentée de déborder dans la salle. Dans la pénombre, on ne voit guère : le père dit « une voiture qui est loin, très loin » ; l’enfant pense à un insecte, – qui donc serait très près ? L’angoisse de l’évanouissement dans la distance semble s’unir à la terreur de la proximité.

     Tout se passe donc comme si la nuit faisait passer le réel ordinaire à l’état d’illusion (salle obscure et lointaine dont on est séparé) tandis qu’on se retrouve soudain seul sur la scène avec l’élément fantasmatique. C’est-à-dire qu’au sein du réel se reconstitue ce tête-à-tête avec le fantasme, que le réveil et l’élaboration de l’idée de réel avaient justement pour mission de rompre. Le thème de l’« intrusion », comme celui du « somnambule », indique ce retour du fantasme au sein du réel, la disparition de la ligne d’illusion qui cesse de vous séparer du danger pour vous enfermer avec lui. Cette abolition de la limite est-elle l’origine de « ma prise de conscience de la mort » ? Souvenons-nous qu’il s’agit ici d’une scène racontée, d’une mise en scène de la mémoire, et de l’écriture, jouée sur le théâtre de l’autobiographie, au-delà, tout de même, d’une ligne d’illusion. Au moment même où l’insoutenable proximité est évoquée, le narrateur est, en réaction, obligé de multiplier les reculs pour rendre l’idée de la proximité supportable : d’où la fuite en abîme.


Hamlet
(Fourbis, p. 29)

          Dans ce paragraphe, Leiris revient sur un élément jusqu’alors négligé : la « voiture » (à cheval : c’est là tout le problème). Même familiarisé avec la phrase de Leiris, le lecteur est pris de vertige : une énorme phrase construite en abîme (avec ses parenthèses et digressions encastrées, engigognées) dont le thème est la mise en abîme, développée sur un triple plan : le théâtre de la mémoire, Hamlet, le théâtre de l’écriture. Cette espèce d’entonnoir vertigineux a pour justification le scrupule : Leiris se demande si l’élément « voiture à cheval » faisait vraiment partie de la scène rappelée, ou a été rajouté après coup ; il pose le problème de la réalité ou de la fiction, pour finalement conclure (de manière très freudienne) que cela n’a pas d’importance : le scrupule ainsi levé, l’image du cheval peut enfin être abordée (cf. ci-dessous Haut Mal). À l’intensité et à la complexité de cette fuite, le lecteur devine que Leiris touche là à ce réel dernier qu’est la mort. L’approche ne s’est réalisée que par des cascades de fuites contrariées, répétant et reproduisant la protection de la ligne d’illusion. Dans le scrupule s’équilibrent le désir et la peur de la vérité.

            L’image d’Hamlet est évoquée à propos du « théâtre de théâtre » (la fiction à l’intérieur de la fiction, – ceci nous renvoyant, dans L’Âge d’homme, à la problématique de Paillasse), pour servir de comparaison au thème du « souvenir de souvenir », du double fond ; deux problèmes sont ici habilement confondus (au point que le lecteur est perdu) : celui de la structure théâtrale d’illusion (qui recule, pour le spectateur, dans le lointain d’un double théâtre, l’élément représenté), et celui de la vérité intrinsèque de cet élément. Le théâtre en abîme a l’avantage de présenter l’élément fantasmatique à la fois dans une matérialité immédiatement perceptible, et à l’intérieur d’une double structure d’illusion qui le rend supportable. Cette structure est justement celle que l’écriture essaie de construire non seulement par l’écran supplémentaire que sa simple existence ajoute, comme voudrait nous le faire croire Leiris (« mon souvenir, élevé à la deuxième puissance par le rappel écrit que j’en fait »), mais par la mise en scène compliquée du travail de l’écriture.

        Ceci ne doit pas nous faire oublier (c’est-à-dire ceci s’arrange pour énoncer en faisant oublier) deux choses assez simples : 1) contrairement à ce que dit Leiris, la scène muette de Hamlet a pour fonction de faire apparaître la vérité : elle est doublement irréelle, certes, mais en meme temps triplement vraie : elle représente ce qui s’est passé (dans l’histoire), elle doit, dans le roi-spectateur, faire ressurgir sa vérité d’amant-assassin ; enfin dans le véritable spectateur, nul doute qu’elle n’éveille aussi l’écho de fantasmes ensevelis. 2) que représente cette scène muette ? une scène d’amour et de meurtre, qui se joue entre trois figures parentales. Occupant toute l’attention, la réflexion sur la mise en abîme permet ainsi d’éluder toute allusion à ce fait très simple. Il ne restera plus, en apparence, qu’à parler d’un simple cheval de fiacre. Mais peut-être est-ce la même chose ?


haut mal
(Fourbis, p. 30)

        Par une « série de glissements » (Fourbis, p. 28), – glissade freinée et contrôlée par un déploiement savant de lucidité et de scrupules, on est arrivé, depuis le frêle bruit initial, au « passage d’un fiacre » dans une rue tranquille. L’idée de théâtralité semble ici absente ou lointaine, sauf à un seul instant du texte, qui, il est vrai, a chance de surprendre le lecteur. Ce simple cheval de fiacre, Leiris s’acharne à dire qu’il n’a rien d’inquiétant (élimination des images d’insecte et de scaphandre) ; pour le prouver il décrit (avec une minutie presque technique) un attelage de fiacre (cheval, voiture, cocher, reliés par le jeu des brides, du mors (« Mors »), et des deux brancards). Or cette image paisible se métamorphose soudain par l’évocation d’un accident fréquent :

 [...] de ces brancards qui se brisent si souvent quand le quadrupède tombe et s’agite convulsivement sur le pavé, scandale soudain parce qu’éclatement public de la tragédie, telle la chute de quelqu’un que frappe le haut mal ou de celui dont le sang, toute vergogne anéantie à la suite de quelque accident, se répand brusquement au dehors en une horrible excrétion (Fourbis, p. 30).

    À peine évoqué, cet « éclatement public de la tragédie » (spectacle qui fait irruption dans le réel) est vigoureusement dénié :

Aucune idée, pourtant, de mort violente. Le fiacre, qui passe ainsi, est paisible. Bien rythmique, il va son petit bonhomme de chemin (ibid.).

        Mais cette dénégation n’empêche pas l’angoisse de resurgir, liée cette fois à l’idée de tranquillité :

Mais que fait-il ? et où va-t-il ? C’est là que les choses se gâtent car on n’a pas idée d’une promenade en fiacre à pareille heure (ibid.).

        Ce fiacre, nous le connaissons déjà : dans L’Âge d’homme (p. 102-103), Leiris raconte les premiers rêves qu’il se rappelle avoir faits, le loup qui surgit et qui le dévore (cf. p. 65), et le cheval de fiacre :

Une autre fois, c’est un cheval de fiacre qui me mange, et c’est encore pour moi un souvenir pénible que celui de la vieille guimbarde peinte en jaune et noir canné, lavée de pluie, conduite par un cocher sordide coiffé d’un antique haut-de-forme de cuir blanc.

        Les errements de l’écriture autour du « cheval de fiacre » dans Fourbis rappellent immanquablement au lecteur de Freud les fantasmagories des « chevaux » dans l’analyse du petit Hans ; et l’affirmation de la tranquillité du cheval de fiacre, le mécanisme classique d’inversion par lequel une chose insupportable est représentée par son contraire (les loups immobiles sur l’arbre de l’Homme aux loups figurant le mouvement de la scène originaire). Le fantasme du « cheval de fiacre » évoqué à propos du « frêle bruit » semble renvoyer au fantasme de la scène originaire. L’immobilité ou la tranquillité que le texte essaie d’imposer au « cheval » est elle-même démentie sans cesse par les associations d’idées : le fiacre si tranquille s’écroule dans un horrible accident ; au paragraphe suivant l’écurie tranquille amène en quelques lignes, par l’intervention de l’idée de « pauvre » (dont nous avons déjà vu la valeur érotique – cf. ci-dessus "Bagnes d'enfants"), à l’ivrogne qui transgresse toutes les lois en étalant sa furie sur le trottoir. L’angoisse qui surgit de la prétendue tranquillité s’accompagne d’une curiosité dont le sens devient très clair quand on remplace l’innocent cheval par la scène originaire : que font-ils ? où vont-ils ? l’attelage décrit si techniquement ne serait-il pas alors celui du couple ? (la curiosité de l’enfant pour les mécanismes trouve son origine dans la curiosité insatisfaite touchant le mécanisme de la sexualité : à la lumière de cette hypothèse, on lira aussi d’un œil plus attentif la description des deux « gramophones » dans Biffures, l’appareil très perfectionné du père, celui, plus simple, de l’enfant, – Biffures, p. 84-93). Et la catastrophe du cheval s’écroulant dans les brancards, ne serait-ce pas la crise amoureuse ? « Haut Mal », titre choisi par Leiris pour le recueil de ses poèmes. Et « l’éclatement public de la tragédie » renvoie dans L’Âge d’homme à la séquence des pages 109-114 (p. 111, l’exhibition des « secouristes français »), où Leiris lui-même rassemble différents symptômes analogues, les rapproche de la scène de la première érection dans la clairière, et émet l’hypothèse que toutes ces scènes, y compris celle de la clairière, se rattachent « à une commune et très ancienne racine » (p. 112).

        Le « cheval paisible » m’a donné l’occasion d’identifier cette origine dont Leiris élude la recherche au moment même où il en suppose l’existence. Ainsi se trouvent confirmées les analyses esquissées ci-dessus dans le chapitre I ; mais dans la présente exploration sur la théâtralité et la ligne d’illusion, j’en tire aussi conclusion que la division de l’espace par la ligne d’illusion semble liée aussi à cette scène, à la défense contre « l’éclatement public de la tragédie », – se protéger de l’éclatement en se constituant « public » de la « tragédie », en échappant ainsi à la condition d’acteur, en instaurant un pur rapport d’œil.


œil
(Fourbis, p. 34-35)

        De nouvelles associations libres, freinées par ces conduites protectrices (cf. p. 32 les graves scrupules sur le mot « grenadine », tout le paragraphe de la p. 33 qui répète, à propos des roses de Gambetta, la mise en scène du vertige d’Hamlet, et p. 34 la manière dont Leiris se rassure en s’accusant de ne faire que de calamiteux calembours) conduisent Leiris à une extraordinaire évocation de la structure de l’œil, – paragraphe dans lequel se trouvent juxtaposées la forme de l’espace théâtral divisé, et l’évocation des spectacles qui sont à l’origine de cette division.

     Commencé par la distinction du pluriel et du singulier (yeux, œil), le développement lui substitue une opposition plus importante puisque c’est elle qui est liée à la fonction de l’œil : le dedans et le dehors, que l’œil sépare en même temps qu’il les unit ; l’œil remplit la fonction même de la ligne d’illusion. On pense un instant à ces schémas d’optique, où un œil se trouve placé à l’extrémité du schéma représentant l’œil : mais ce serait là nous livrer à un jeu de fuite en abîme. Or Leiris nous invite ici à un jeu assez différent, de projection réciproque et sans fin du dehors sur le dedans et vice versa. Ce jeu très complexe ne renvoie à aucune expérience physiologique ou perceptive (Leiris dit très justement que, du dedans, nous n’éprouvons rien de ce qu’il décrit), mais utilise l’image donnée par tous les manuels de science de la structure de l’œil, pour y projeter une méditation sur la théâtralité et sur le fantasme. La fuite en abîme est certes présente, puisque, arraché à l’inconscience où il est de lui-même lorsqu’il nous livre le spectacle du monde, l’œil est ici livré lui-même en spectacle. On voit bien qu’il y a là une conduite de protection contre l’illusion naïve liée à la perception ou au fantasme. C’est s’arracher au spectacle en fixant l’attention sur l’œil qui le regarde, en faisant passer le réel à l’état de fictif, et le mouvant à l’état figé.

         L’œil se trouve réduit à une lentille, qui, vue de l’extérieur, mènerait à une chambre noire et close ; qui, vue de l’intérieur, donnerait accès à des images bien encastrées et éclairées : de la perception Leiris ne retient que les spectacles qui nous « décollent de la vie » par « une certaine allure de théâtre » ; et si ces perceptions nous arrêtent et nous décollent (c’est-à-dire certes nous arrachent à la vie plate et nous attirent à elles, yeux exorbités, – mais aussi nous échappent par le liseré de l’illusion), Leiris explique très clairement que c’est parce que nous y reconnaissons nos fantasmes :

dehors, l’air d’outre-tombe revêtu par ce qui est diorama, scène artificieusement éclairée et encastrée dans l’espace, comme par tout ce qui semble agencé pour que nous y reconnaissions la projection externe de la vraie chambre du dedans – cette cavité bien close qui est la réalisation imaginaire de ce qu’on nomme “for intérieur ” – soudain illuminée et passée à une espèce de fixité mortuaire de musée Grévin (Fourbis, p. 34).

        L’image physiologique et optique sert donc de langage pour peindre dans l’espace mental, le rapport au fantasme. L’œil ici évoqué n’est en fait que la limite, la ligne d’illusion, par laquelle on se met à distance en soi de l’insupportable, le posant, l’encadrant sur une scène et s’en mettant à distance d’œil. L’image de la projection du dedans vers l’extérieur (comme dans « Obsession », de Baudelaire, où l’œil est simultanément percepteur et projecteur) traduit naïvement, en empruntant le vocabulaire de l’optique, cette évidence que le dedans et le dehors sont en réalité la même chose, les deux moitiés d’un espace mental brisé. L’idée de réunir cet espace, c’est-à-dire d’abolir la limite, suscite le désir et la terreur. Cet espace a deux manières de se résorber en son unité : soit que le spectateur se trouve soudain acteur de la tragédie, sans retour possible (voir ci-dessous : « Un rêve très ancien ») ; soit que le spectacle se trouve être la chambre close du spectateur, comme dans le rêve du 12-13 juillet 1940 (Nuits sans nuit, p. 132) :

    Réveil (avec cri que Z... m’empêche de pousser), ayant rêvé ceci j’introduis ma tête, comme pour regarder, dans un orifice à peu près semblable à un œil-de-bœuf donnant sur un lieu clos et sombre […]
   Mon angoisse est due à ce que, me penchant sur cet espace claquemuré que je surprends dans son obscurité intérieure, c’est en moi-même que je regarde.

        Ce rêve peut évoquer une conception intra-utérine de la mort, comme toute la description des grottes et gouffres qui, dans « Mors », suit justement l’évocation de l’œil et de sa chambre intérieure noire (Fourbis, p. 35-39) ; mais plus immédiatement l’angoisse vient de ce que ce retournement imprévu abolit la limite, qu’on ne peut reconstituer qu’en se réveillant au plus vite.

        Jeux d’espace : mais qu’y a-t-il à voir ? Leiris donne, après sa description de l’œil, quatre exemples de ces « regards » fantasmatiques :

1) le roi Claudius assistant à la reconstitution de son crime ;

2) impétrants devant une mise en scène symbolique qui les initie ;

3) condamnés à mort rêvant à leur exécution ;

4) voyeur épiant une scène érotique par le trou de la serrure.

        Ces quatre fantasmes s’articulent ensemble de manière très claire et désignent les différents aspects de la scène originaire dans le rapport du spectateur au spectacle, le désir et la curiosité (n° 2 et 4) et en même temps la crainte et l’angoisse (n° 1 et 3, – pour Claudius et les condamnés, le spectacle est lié à l’idée de leur châtiment) ; dans les spectacles mêmes, l’amour (n° 4) et la mort violente (n° 1 et 3) ; l’association des deux derniers fantasmes (n° 3 et 4) est, nous le verrons, très éclairante pour expliquer le « Rêve très ancien » (cf. ci-dessous, p. 86 et suivantes).


en deçà au-delà
(Fourbis, p. 37-44)

        Le texte s’oriente ensuite vers la description des grottes et gouffres, dont la peur est présentée comme un reste du stade oral (peur d’être absorbé), mais surtout comme une régression à la vie intra-utérine, au drame de la naissance. Les remarques humoristiques de Leiris sur l’inscription « Entrée du Gouffre », ou le graffito « Ici chambre à coucher du géant » me rappellent l’épisode vécu, raconté dans Nuits sans nuit (p. 126), du mon-sieur qui annonce : « Je suis le Volcan... ». La géographie ren-voie à l’homme. L’adulte sourit d’une crainte qu’il croit savoir vaine et qui fut la sienne. Nous visitons avec lui Padirac : la grotte dédoublée par ses reflets dans l’eau n’est pas une curio-sité touristique, mais un écho symbolique de la structure de l’oeil décrite auparavant (Fourbis, p. 34). Aux Baux, où il pense aux amants emmurés d’Aïda (cf. L’Âge d’homme, p. 44), une nouvelle rêverie apparaît, qui tourne encore autour de la ligne fatale, qu’on ne saurait franchir, mais aboutit cette fois à des solutions de compromis. L’épisode de la carrière romaine des Baux (p. 37-39) et celui de la matinée poétique à la mémoire de Max Jacob (p. 39-44) : dans les deux cas, il m’a semblé que ces récits étaient des allégories de l’écriture, mais sur des plans très différents. Je n’analyserai pas en détail ces textes très riches, mais me livrerai librement, ici, à l’interprétation.

        À la recherche de l’idée de la mort, on ne saurait retrouver que l’image impossible de la naissance, « portail donnant sur le néant », « seuil qu’on franchit quand – suivant l’expression consacrée – l’on passe “de vie à trépas” » (Fourbis, p. 37 et 38), limite qui d’ailleurs se présente exactement comme le « rideau de nuages » du début. La naissance n’est le sujet d’aucun souvenir conscient. Quand les autobiographes remontent consciencieusement « aussi loin qu’il me souvienne », ils atteignent en général un souvenir-écran de l’âge œdipien qu’ils sont incapables de déchiffrer. Ou s’ils mettent en scène, comme Claude Roy au début de Moi je, le récit de leur vie fœtale et du traumatisme de la naissance, cela sonne faux, c’est manière de faire l’intéressant. La naissance est immémorable, mais elle n’est pas inénarrable, dans la mesure où elle est quelque chose qui se vit dans le présent. Béance de l’ombre qui ne paraît sans doute si effrayante (et attirante) que parce qu’on s’en est arraché. Si la ligne d’illusion qui nous protège du fantasme est si puissante, c’est qu’elle reproduit et réactive une coupure plus ancienne et plus originaire. La faille en nous (nous mettant à distance de quelque chose qui est encore nous) répète la faille qui nous constitue nous, et au fond de laquelle, si nous nous retournons, nous ne voyons qu’un trou. Cette faille peut être la naissance physiologique, ou la naissance symbolique dans l’ordre du langage (hypothèse que confirmerait l’épisode initial de Biffures, « ... Reusement »).

        « Portail donnant sur le néant », « immense écran de noirceur » : cet écran derrière lequel il n’y a rien, suscite autant de désir que d’effroi. Le franchir serait mourir : le compromis va consister à le reculer, à reconquérir sur lui des vestibules, des coulisses, qui, du seul fait qu’on arrive à les explorer, se trouvent donc en deçà du seuil, mais qui nous semblent garder trace du fait qu’elles ont été, pendant si longtemps, au-delà du seuil, qui plus loin s’est reconstitué. La fuite avant de la recherche est le mouvement symétriquement inverse de la fuite arrière de la mise en abîme, mais elle repose finalement comme elle sur le phénomène de répétition de la ligne d’illusion. Ce mouvement est celui même de l’autobiographie. Que ces grottes soient d’origine humaine, qu’elles joignent une profondeur historique à leur profondeur géographique, c’est hautement allégorique. Le comportement décrit p. 38-39 ressemble presque à une allégorie kafkaïenne :

L’idée me vint de les explorer à fond ; mais quand j’allai à la mairie pour obtenir l’autorisation nécessaire, l’employé que je vis ne laissa pas de m’en dissuader : les galeries s’enfonçaient très loin ; pour explorer leur dédale, il me faudrait sérieusement m’équiper au point de vue lumière à cause des trous et des puits que je rencontrerais peut-être ; bref, ce serait toute une expédition (Fourbis, p. 38-39).

Leiris renonce sans renoncer : il raconte comment il explore le seuil du gouffre, jouant finalement la comédie de l’exploration, une sorte de flirt avec la mort. Les conditions ambiguës qu’il décrit p. 39 (le jeu du danger, l’église, gouffre apprivoisé par « l’abécédaire de son emblème et de ses imageries », la marche acrobatique dans les coulisses d’un théâtre), où s’équilibrent le courage et la prudence (le désir et la terreur), représentent exactement celles de l’autobiographe qu’il est. Domaine conquis sur la mort (comme le Zuyderzee évoqué plus haut p. 26, « soustrait à la chose sans nom qui est en nous et dont le flux nous menace »), l’autobiographie est acte théâtral, donc ambigu : le domaine qu’elle explore est métaphore de l’au-delà : elle mime sans le faire l’impossible passage de la limite. Mais cette comédie de la mort n’atteint à l’ambiguïté totale que si elle reconstitue derrière elle (pour des spectateurs situés en deçà d’une rampe) la ligne d’illusion dont elle mime le franchissement : c’est ce que raconte naturellement l’épisode suivant, de la matinée Max Jacob, où, le rideau levé, le conférencier ému ne voit plus la salle, mais un trou noir, qui, à la différence de « l’écran de noirceur » des Baux, n’est pas une béance vertigineuse et aspirante, mais le lieu d’un regard qui vient vers lui et le transforme à ses propres yeux en une sorte de chose en soi, le délivre de toute réflexivité en l’assumant, et lui donne un instant l’occasion de goûter la douceur d’être une chose, sans faille.

        On voit que dans l’écriture autobiographique se combinent les deux situations : empiéter sur la mort par une exploration qui fait reculer la limite du néant, offrir cette exploration en spectacle à d’invisibles lecteurs. La ligne d’écriture joue à elle seule les différents rôles de la ligne d’illusion.


le théâtre et la mort
(Fourbis, p. 44-46)

        En deux pages, au terme de cette longue chaîne, Leiris essaie de rassembler tout ce qui unit le théâtre et la mort. Je renvoie à ce texte très explicite. Leiris explore le problème en suivant l’itinéraire inverse de celui employé plus haut pour « l’œil » : la mort est d’abord envisagée comme contenu (explicite ou implicite) de toute action théâtrale. Allusion est faite à l’attente enfantine de la mort du héros d’Opéra (cf. L’Âge d’homme, p. 48), et à la corrida. Mais Leiris se heurte très vite aux exceptions apparentes (les comédies de Shakespeare) objection qui lui permet de déplacer la question, c’est-à-dire de la replacer sur son vrai terrain : c’est la forme même du théâtre qui évoque la mort, quel que soit le contenu. Leiris rejoint ici la vision nervalienne du théâtre et du rêve, antichambre de l’autre monde, et les théories baudelairiennes du masque et de l’artifice comme image et exorcisme de la mort. Rattachant le théâtre au rêve, Leiris remonte vers la source première, qui est le fantasme, sur lequel tout le théâtre est construit :

Il faut ici, déplaçant un peu la question, faire intervenir la poésie, le merveilleux, et, d’une manière générale, tout ce qui fait que le théâtre décolle de la réalité et – tel que nous le voyons se découper dans le parallélépipède la scène à l’éclairage diurne ou nocturne – se présente comme un rêve qui se déroulerait sous nos yeux sans que nous y soyons insérés (Fourbis, p. 45-46).

Dans l’analyse qui suit de la forme théâtrale, deux aspects de cette « forme » sont évoqués successivement : le rapport du spectateur au spectacle, et l’aspect artificiel du spectacle lui-même (de ses différents éléments). Le problème du théâtre est sans doute de savoir quel est le rapport de ces deux éléments ; ils sont tellement liés qu’on ne saurait établir un rapport d’antériorité ; Leiris souligne très bien que le théâtre ne fonctionne que dans la mesure où l’on y donne « avec assez de netteté le nombre voulu d’entorses à la vérité » : l’essence même du théâtre, c’est qu’on ne le prenne pas pour la réalité ordinaire : on n’accède à sa vérité qu’une fois bien persuadé que c’est faux. On ne s’abandonne à l’illusion que protégé par la certitude de l’irréalité, certitude de l’existence de cette ligne magique qui empêche la scène de déborder dans la salle. Tous les phénomènes d’artifice énumérés par Leiris sont là pour engendrer la coupure, qui est la finalité même de l’acte théâtral. Cette coupure violente, Leiris la représente tragiquement, et à juste titre, comme l’équivalent de la mort : le spectateur est, d’après ses analyses, quelqu’un qui a été expulsé du spectacle (cf. « sans que nous y soyons entrés », et plus loin « extraits de la vie mais demeurés lucides ») : mais s’il avait été expulsé, il ferait tout pour revenir... il vaut mieux penser qu’il s’en est expulsé, et que cette fuite est liée à une terreur qui contrebalance le désir et même l’emporte sur lui. L’image de la chose crainte n’est supportée qu’irréalisée : et le refuge dans cette mort symbolique qu’est la position du spectateur exclu est préférée à une participation directe à une réalité qui ne pourrait aboutir qu’à la mort. Tous les phénomènes d’artifice (encadrement, stylisation et ritualisation des gestes, décors, masque, et fard, etc.) signifient, à l’intérieur même de chaque élément du spectacle, la présence de cette coupure : protection, mais en même temps, à l’envers, signe en creux de l’angoisse, et de la chose crainte. Il est très important de voir que cette coupure intérieure à chaque élément théâtral ne fait que reproduire et confirmer la coupure qui sépare le spectateur du spectacle : on comprend mieux alors que Leiris transporte hors du lieu théâtral classique, ces conduites artificielles, en réalité protectrices, qui permettent d’aborder, sans être submergé par elles, les mille situations où se manifeste la mort. « Me comporter comme si j’étais sur un théâtre » (L’Âge d’homme, p. 44), c’est-à-dire porter son théâtre avec soi, – garder l’aptitude de se retirer, de s’expulser suffisamment de ses propres gestes pour pouvoir se regarder ou se sentir regardé d’une arrière-salle fictive. D’où le goût de toutes les ritualisations, du cérémonial théâtral de l’expérience scientifique (Biffures, p. 108) jusqu’aux gestes professionnels des prostituées (L’Âge d’homme, p. 63), qui à la fois manifestent et exorcisent la présence de la mort dans tout procès physique, et dans tout acte érotique.

        Reste que, donc, tout théâtre est fondé sur la présence de cette coupure, par laquelle le spectateur s’expulse du spectacle ; et l’acteur, de ses actes. Abandonnant pour l’instant le texte de « Mors », le mieux est d’en revenir, en suivant l’indication même de Leiris, au rêve, pour y rechercher un modèle plus ancien de la coupure qui engendre la ligne d’illusion.



V. RÊVE TRÈS ANCIEN

            À travers l’expérience enfantine du théâtre, c’est donc une sorte de phénoménologie du fantasme qui nous est offerte. La passion pour le théâtre ne se développe qu’en écho à une expérience antérieure, celle des fantasmes originaires. Le théâtre, conçu et organisé par des adultes, vient donner au fantasme l’occasion de s’ancrer dans le réel. Tout théâtre devrait s’appeler L’Ambigu, – ou le Porte-à-faux. L’enfant-spectateur vit d’abord le théâtre comme un réve éveillé. C’est qu’il reconnaît dans le spectacle la forme et les matériaux d’une expérience plus ancienne : celle du rêve endormi. « Le rêve est une seconde vie », disait Nerval, cité par Leiris au début de Nuits sans nuit, en exergue de sa collection de rêves, qui commence par un rêve sans date, qualifié seulement de « rêve très ancien », peut-être aussi ancien que le rêve de l’objet égaré, c’est-à-dire une chose qu’on se rappelle avoir toujours rêvée :

Devant une masse de badauds – dont je suis – l’on procède à une série d’exécutions capitales et cela m’intéresse au plus haut point. Jusqu’au moment où le bourreau et ses aides viennent à moi parce que c’est mon tour d’y passer, ce à quoi je ne m’attendais guère et qui m’horrifie grandement.

Dans sa simplicité, ce rêve paraîtra sans doute un cauchemar banal, tel que chacun se souvient en avoir fait. Mais c’est une des vertus de l’écriture de Leiris (comme de la méthode psychanalytique) que de susciter l’étonnement devant l’ordinaire, l’étiquette « banal » ou « ordinaire » n’étant que la forme la plus... ordinaire de la paresse. Si j’analyse méthodiquement ce récit de rêve, je retrouve beaucoup des éléments de « Tragiques », vigoureusement concentrés. Le récit est fait de deux phrases qui articulent et opposent deux temps. Dans le premier temps : a) l’objet du rêve est un spectacle, dans lequel le rêveur se confond avec la foule (incise entre tirets « – dont je suis – ») et s’absorbe dans le spectacle ; b) ce spectacle est un spectacle de décapitation ; c) ce spectacle se répète (« une série ») ; d) dans l’énoncé du spectacle, tout est indifférencié (« l’on procède à une série d’exécutions capitales » : ni le bourreau, ni les victimes ne sont nommés ou qualifiés, la seule chose dite est l’acte, pris globalement) ; e) la réaction affective du spectateur est que « cela [l’]intéresse au plus haut point ».

        Dans le second temps : a) il se produit une double différenciation : le bourreau et ses aides se détachent du spectacle et se différencient de leurs victimes ; « moi » se trouve isolé des badauds par l’attention que lui prête soudain le bourreau ; b) le spectateur se trouve soudain transformé en acteur, la limite qui sépare la scène de la salle se trouve déplacée ; c) son rôle est celui de la victime, dont la réaction se métamorphose brusquement d’un comble à l’autre (« m’intéresse au plus haut point » devient « m’horrifie grandement ») ; d) le temps se divise en deux : apparition d’un proche passé dont on est irrémédiablement séparé (« ce à quoi je ne m’attendais guère » « trop tard », et « si j’avais su »). Qu’on excuse cette analyse : elle est nécessaire pour s’arracher à l’évidence du rêve. Comme est nécessaire, pour s’arracher à un rêve pareil, de se réveiller le plus rapidement possible, avant que l’irrémédiable se soit produit... L’horreur de ce rêve, son effet sur le lecteur, vient justement de ce que le réveil, qui situerait le rêve comme irréel, n’est pas mentionné : point d’orgue de l’horreur. Ou n’est signifié qu’indirectement par une nuance humoristique : à la formule brutale et familière du bourreau (« parce que c’est mon tour d’y passer »), s’oppose le contrepoint humoristique de deux nuances ou litotes quasi aristocratiques (« ce à quoi je ne m’attendais guère » : le degré n’a rien à faire dans ce problème de tout ou rien ; « grandement »), humour analogue à celui qui imprègne discrètement le récit de Paillasse, et qui marque la détente du rêveur maintenant éveillé.

          La question qu’on doit se poser à propos de ce récit de rêve est la suivante : que signifie le passage du premier temps au second ? Pourquoi le bourreau vient-il vers lui en lui disant que c’est son tour d’y passer ? Peut-être la faille du texte qui permettra de la comprendre est-elle justement la nuance humoristique : le « guère » détourne l’attention du verbe « attendais ». Une fois qu’on a écarté en souriant l’idée de « degré », on comprend que s’il ne s’attendait pas à cela, c’est qu’il s’attendait à autre chose, et que la surprise vient de ce que l’événement contredit son attente. Cette attente, il faut la relier à l’attention des badauds et du rêveur : « m’intéresse au plus haut point ». Tout cela nous amène à comprendre que le passage du premier temps au second (c’est-à-dire le franchissement de la ligne qui sépare le spectateur des acteurs), vient non pas, comme le laisse supposer le récit, d’une initiative des acteurs, mais du désir qu’a le spectateur de participer à cette scène globale qui le fascine. On ne voit pas en effet pourquoi le bourreau s’intéresserait au rêveur. Et si la responsabilité et l’initiative sont ainsi inversées dans le récit, c’est qu’à peine le geste esquissé, à peine la ligne franchie qui l’intègre au spectacle, le spectateur devenu acteur ne peut même plus imaginer qu’il ait désiré cela : il découvre en effet que sa place dans le spectacle jusqu’alors appréhendé globalement, est une place particulière, celle de la victime : il ne peut réaliser son désir qu’au prix de la mort.

           Ce cauchemar, qui aboutit au refoulement du désir initial (refoulement sensible dans la structure même du récit), traduit donc la contradiction entre deux désirs : celui de s’unir à la scène fascinante, celui de demeurer en vie : c’est le second désir qui l’emporte.

         Toute date, tout contexte manquent ici : aussi l’interprétation reste-t-elle fatalement hypothétique. La seule chose qui nous soit dite est que le rêve est « très ancien ». Par sa place initiale dans la collection, il prend figure d’origine. Si nous le confrontons à la scène originaire, nous voyons bien ce que peut recouvrir l’affabulation : le désir de participer à la scène avec le principal acteur (désir du père), l’enfant réalisant soudain que cela n’est possible qu’en acceptant la place de la femme, dont il a découvert qu’elle était châtrée. Le désir homosexuel se trouve alors refoulé par la crainte de la castration, le moi désirant préserver son intégrité. Scène originaire probablement réactivée et réinterprétée après coup, et liée à la découverte de la castration.

       Ce récit de rêve renvoie à de nombreux éléments de « Tragiques » : le fantasme de la décapitation, patronné par Méduse, qui court d’un bout à l’autre du chapitre (et dans lequel la fixation érotique sur l’image de la castration s’explique peut-être par un déplacement protecteur analogue à celui que j’ai analysé ci-dessus à propos de la scène de la clairière, chapitre I, "Arrivée") ; l’idée de la série de morts réelles (qui se trouve dans Paillasse, p. 46, « Chaque fois qu’on jouait Paillasse… ») ; le refus d’être intégré au spectacle (« je ne veux pas que cela saute... », p. 46), puisqu’il « finit forcément mal » (p. 48) ; le refoulement préventif de l’envie (p. 48, le fiasco théâtral) ; dans les mimes, le choix du rôle féminin (le choix du « seul rôle féminin », p. 49) qui suscite à la fois le plaisir et la terreur, l’attitude ambiguë à l’égard du bourreau (p. 50). Le rêve très ancien semble fonctionner comme le « signe » sous lequel se déroule l’amour du théâtre. Mais tous ces rapprochements montrent aussi que le désir refoulé n’est pas pour cela abandonné, et que renonçant à toute satisfaction directe, il bat en retraite en reprenant la position de spectateur, isolant désormais dans la scène le rôle de la victime, et le prenant comme objet déplacé de son désir.

            J’aurai l’occasion de revenir sur de nombreux rêves, – je ne cite pour l’instant que cet autre (vers 1926, demi-sommeil) :

    Un arbre à trois branches (qui sont des serpents) frappe au carreau de ma fenêtre, vêtu d’un complet de confection et d’un faux col cassé.
     Un peu plus tard dans la nuit, un chien – que j’imagine couché entre le matelas et le sommier de mon lit – n’est plus qu’un long reptile de bronze dont les piquants inclinés comme ceux d’un porc-épic me pénètrent dans le corps (Nuits sans nuit, p. 57).

Récit dont la suite a des ressemblances avec le rêve ancien : dans un premier temps un spectacle qui provoque l’attention et le désir et dont la nature phallique semble probable (le complet et le faux col renvoient à l’idée d’un adulte mâle bourgeois, les serpents à l’idée de mâle et d’agression) ; dans le second temps l’idée d’une pénétration subie, où nous retrouvons les serpents devenus « long reptile de bronze », le chien et le porc-épic reflétant les deux mots employés pour désigner l’agression d’un serpent : morsure ou piqûre. Mais avant de me hasarder à commenter plus avant ces rêves, deux questions se posent, l’une concernant l’histoire du héros : d’où vient cette peur de la castration ? l’autre concernant le récit du narrateur : à quoi sert dans le texte le récit de rêve, et comment peut-il être lu ? À quoi « Antiquités » va m’amener à répondre.

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Note :

(1) Jean-Paul Sartre, Les Mots, Gallimard, collection Folio, 1972, p. 102.



© Philippe Lejeune